24 juin 2008
Joseph Kessel sur la piste des esclaves
Joseph Kessel sur la piste des esclaves
Au début du 20 è siècle, entre les deux grandes guerres, alors que sur le continent européen de jeunes étudiants africains, nourris aux idéaux de la liberté et de la dignité humaine, pourfendaient par des discours enflammés le colonialisme européen en Afrique, sur la terre de leurs ancêtres sévissait un fléau qu’ils ne voyaient pas ou qu’ils ignoraient parce qu’il était d’un autre type : le commerce des esclaves.
Le romancier Joseph Kessel, l’ami des truands, des noctambules et de tous ceux qui aiment les aventures risquées, était devenu un journaliste célèbre après un reportage retentissant sur la guerre anglaise en Irlande. Dans un ouvrage volumineux (934 pages) mais magnifique, Yves Courrière retrace la vie de ce colosse né en Argentine de parents russes. Des dizaines d’anecdotes sur sa vie fourmillent dans ce livre.
En 1930, lors d’un séjour en Egypte, Joseph Kessel fait la connaissance d’un trafiquant d’armes et le voici embarqué comme grand reporter du journal Le Matin aux confins de l’Afrique pour découvrir la réalité du commerce des esclaves noirs. Plutôt que de commenter le livre, je vous offre ici quelques extraits qui se veulent le témoignage d’une réalité vécue et donc indiscutable. N’oubliez pas que les événements se déroulent au début du 20 è siècle et que les luttes pour la décolonisation de l’Afrique sont déjà en germes.
« Au cours de ses pérégrinations dans la ville à la recherche de Saïd, que personne ne semblait connaître, Kessel accumula les preuves des mauvais traitements infligés aux esclaves. Il entendit les cris déchirants d’un jeune garçon battu à mort pour avoir volé à son maître une demi-bouteille de tetch (1), il vit un homme et une femme pendus par les pieds au-dessus d’un feu où le maître jetait à poignée du piment rouge qui leur brûlait yeux et poumons… » (p. 359).
Au crépuscule, Kessel, ses amis et leur guide parvinrent à un village aragouba. « Tandis qu’ils parcouraient les ruelles du village [… ], Saïd révéla au journaliste français comment il se procurait les esclaves ;
- J’ai deux moyens. Quand un village est trop pauvre ou son chef trop avare pour payer l’impôt, il s’adresse à moi. Je donne l’argent et je prends des esclaves. L’autre moyen est d’avoir des chasseurs courageux. Quand j’ai le nombre de têtes suffisant, je les rassemble dans un entrepôt comme celui-ci.
Ils étaient arrivés dans une cour où quelques planches traînaient par terre. Saïd les souleva et Kessel, en se penchant sur le trou profond qu’elles masquaient, vit quatre femmes endormies. Dans une cave voisine, gardés par un convoyeur au visage farouche, six esclaves étaient étendus. Dans la suivante, ils étaient trois. » (p.362-363).
Une scène de chasse : Après une longue marche, harassés et ruisselants, Kessel et ses amis « se retrouvèrent au crépuscule devant une vallée miraculeuse où serpentait un petit cours d’eau. L’herbe y était grasse, les bouquets d’arbres verdoyants. Sur le versant opposé, de minuscules silhouettes de femmes conduisaient un troupeau tintinnabulant du pâturage vers quelque hameau perdu dans la montagne. Incapable de communiquer avec Sélim, qui parlait un idiome inconnu (…), Kessel renonça à lui demander de quel animal il préparait l’affût. […] Jef se sentait plein d’admiration pour ce jeune chasseur assez habile pour affronter un animal, seulement armé d’un poignard. […]
Au réveil,, les quatre hommes virent Sélim à plat ventre à l’entrée du couloir étroit. Tel un jaguar, il épiait, les muscles immobiles, les yeux rivés au sentier, la main crispée sur un morceau de cotonnade. Comme la veille au soir les clochettes du troupeau tintèrent faiblement… leur bruit se rapprocha… des bœufs puis des chèvres passèrent près du buisson d’épineux… et Sélim bondit.
La fillette qui suivait le troupeau n’avait pas eu le temps de pousser un cri. Bâillonnée, entravée par la cotonnade, elle n’était qu’un mince paquet sans défense sur l’épaule de Sélim qui gravissait la sente avec l’agilité d’un chamois […] abandonnant l’équipe du Matin qui venait d’assister à un rapt comme cette région du monde en connaissait depuis des millénaires ! » (p.363-364)
Les images que je joins à ce récit sont également du 20 è siècle. Si les pays européens qui ont également pratiqué l’esclavage l’ont déclaré « crime contre l’humanité », nous ne devons pas oublier qu’au 21 è siècle des pays africains et du Moyen Orient ne lui reconnaissent toujours pas ce caractère criminel. Ainsi, l’esclavage a été aboli trois fois en Mauritanie : en 1905 sous la colonisation française ; en 1960 lors de l’indépendance, et en 1980 par le pouvoir militaire. C’est dire la difficulté pour ce pays et d’autres à éradiquer cette pratique. Mais en réalité, s’il y a difficulté à éradiquer le mal, c’est parce que la loi officielle n’est jamais accompagnée de mesures de réhabilitation des personnes en état d’esclavage ; ce qui les obligent donc à demeurer sous le joug de leurs maîtres.
1. Hydromel violent qui porte vite à la tête. Boisson nationale éthiopienne.
Raphaël ADJOBI