Les autodafés et autres morts en spectacle
Les autodafés et autres morts en spectacle
Dans mon précédent billet, je crois que ce fut une erreur d'avoir noyé la réflexion faite sur la mort en spectacle dans le commentaire que j'ai donné du livre de Jean Teulé. J'ai donc décidé de publier à nouveau cette réflexion indépendamment du livre qui l'a inspirée afin de rendre son accès plus aisé aux internautes.
La mort en spectacle, une culture Européenne
En lisant les pages monstrueuses de Mangez-le si vous voulez de Jean Teulé, je ne pouvais m’empêcher de penser à toutes ces personnes qu'on menait, partout en Europe, au bûcher dans une ambiance de kermesse. Je m’imaginais tous ces autodafés souvent organisés devant le parvis des cathédrales où les foules s’amassaient, hommes, femmes et enfants pour admirer dans des cris de joie les flammes emporter dan le néant les âmes accusées de je ne sais quelle peccadille ou crime imaginaire.
Je comprends alors qu’une des profondes différences culturelles qui séparent radicalement l’Européen et l’Africain des siècles passés se situe là, dans le spectacle de la mise à mort. Sans le savoir, cette pratique que l’on découvre dans tous les siècles de l’histoire de l’Europe a dû surprendre les peuples Africains quand de manière brutale ils ont été mis en contact avec les hommes blancs.
En Afrique occidentale, en pays Akan, lorsque l’on sent sa vie menacée par un individu ou une colère collective, la première chose qui vient à l’esprit de celui qui se sent en danger est de courir se refugier auprès d’un vieil homme. Ce geste est reconnu par tous comme une demande de protection que tout agresseur se doit de respecter scrupuleusement. C’est un peu le drapeau blanc en cas de guerre pour les Européens ; à la seule différence que se refugier auprès d’un vieil homme annule immédiatement tous les droits de l’agresseur et place la victime sous l’autorité des sages. En Europe, aucun symbole protecteur n’existe dans la vie civile pour vous garantir une vie sauve en cas de lynchage, d’agression collective concertée. C’est ce qui a manqué à Alain de Monéys, le personnage principal du livre de Jean Teulé, à qui la présence du maire et celle du curé du village n’ont été d’aucun secours.
En réfléchissant bien, en nous plongeant dans le passé de l’Europe, on découvre que celle-ci a, face à la mort, une conception qui n’existe pas dans les cultures africaines : la dimension du spectacle dans la mise à mort. Dans la mort que l’on inflige à l’autre, l’Afrique connaissait la dimension sacrificielle ; quant à l’Europe, c’est la dimension spectacle qu’elle a toujours cultivée.
Au premier siècle de notre ère, Néron, soupçonné d'avoir incendié Rome, prit la décision de faire massacrer les chrétiens qu'il accusait à son tour d'être à l'origine de ce forfait qui menaçait son honneur et son pouvoir. Le peuple qui avait sans doute ses raisons d'en vouloir aux chrétiens avait alors applaudi cette décision. Mais ce à quoi il ne s'attendait pas, c'était la mise en scène des supplices qui étaient devenus des spectacles publics où hommes et femmes flambaient comme des torches. Cette pratique spectaculaire de la mise à mort à donné partout - particulièrement dans les pays latins - naissance à l'édification d'arènes publiques immenses. Le jeu de la mise à mort fut donc pendant très longtemps un élément essentiel de la culture des pays Européens tournés vers la Méditerranée.
Nous retrouvons cette pratique de la mort spectacle pendant les quatre siècles d'esclavage des Noirs dans le nouveau monde. Les parties de chasse aux nègres, les lynchages concertés de noirs après le culte du dimanche, ces noirs que les familles blanches rôtissaient tout en prenant la pause pour la photo qui sera ensuite envoyée à des amis, tout cela n'était que la survivance logique d'une pratique européenne très ancienne. Mais dans ce nouveau monde, pour certains, réduire au cercle privé des plantations cette façon spectaculaire de donner la mort était insuffisante. Aussi, ont-ils parfois tenté d'instituer les grands spectacles des arènes du passé qui attiraient les foules.
Certes, les autodafés étaient apparemment rares dans le nouveau monde. Le supplice le plus commun était le châtiment corporel public destinée à terroriser les esclaves. Mais pour distraire le public blanc, il fallait bien sûr quelque chose de plus grand. Nous en avons un exemple précis tiré des archives de l’histoire de France dans Le crime de Napoléon (p.150-151) de Claude Ribbe. « Louis de Noailles va chercher à Cuba, au mois de mars 1803, quelque six cents dogues avec l'intention de ne les nourrir que d'indigènes. Le ministre le la Marine en est informé par une lettre de l'Amiral Latouche-Tréville du 9 mars. Les bêtes et leurs nouveaux maîtres défilent en triomphe au Cap. Renouant avec la tradition des sévices imposés aux premiers chrétiens, Rochambeau a fait construire un cirque à l'entrée du palais national où il réside. Un poteau est destiné aux suppliciés. Des gradins munis de confortables banquettes sont dressés pour les spectateurs "blancs". Pour inaugurer ce spectacle d'un nouveau genre, le général Boyer livre un de ses jeunes domestiques [...]. On lâche les chiens affamés. L'assistance applaudit. [...] Il ne restera que des os ensanglantés. Finalement, le public est horrifié. Mais le spectacle recommence tous les après-midi. »
N'allons pas plus loin dans cet historique de la mort en spectacle. On comprend aisément que la torture, la guillotine et la chaise électrique sont des inventions issues de la même culture. Terminons avec cette dernière image extraite du Nouvel Observateur du début du mois de décembre 2009. Il est certain qu'aucun journal africain ne peut se permettre de proposer un tel dessin humoristique à ses lecteurs. L'autodafé ne faisant pas partie de la culture africaine, le public n'y comprendrait rien. Par contre, le public français comprend très bien cet humour parce que l'image évoque un élément culturel de son passé ; il sait que les tableaux de peintres représentant cet élément font partie du patrimoine culturel national. La pratique de ce spectacle était si courante qu'aujourd'hui encore on dit à l'adresse de celui qui commet une faute grave qu' « il y a des gens qui ont été brûlés pour moins que ça ! »
Raphaël ADJOBI