27 mai 2010
Journal d'un négrier au 18è siècle (William Snelgrave)
Journal d’un négrier au 18è siècle
Il est vivement conseillé à tous ceux qui entreprendront la lecture de ce livre de passer outre la très longue « introduction » de Pierre Gilbert S. J. Son parti pris révisionniste pourrait les détourner d’un livre riche d’enseignements. Il est visible en effet que Pierre Gilbert est de cette école de propagandistes chargés de soulager la conscience européenne du poids de la traite atlantique en faisant des Africains les principaux acteurs et bénéficiaires de ce commerce. Aussi ne retient-il du « Journal » du négrier William Snelgrave que les éléments qui servent son école.
L’intérêt essentiel que l’on peut retenir de ce livre est qu'il est l'oeuvre d'un acteur du commerce triangulaire dont le témoignage nous permet de saisir l'atmosphère ordinaire qui entourait au 18 è siècle la traite négrière sur le continent africain. Les négriers y vivaient de longs mois ou de longues années en bonne entente avec les Africains. Blancs et noirs s’invitaient et passaient des soirées dans de longues discussions. Mais, comme le narrateur, les négriers ne cessaient de se lamenter quand, pour cause de paix, leurs voisins ne venaient point vendre des ennemis capturés. Aussi, il me semble une erreur de prêter foi à la peinture apocalyptique de la côte de Guinée – même sous le règne du roi des Dahomès – qu'avance l'auteur pour justifier le commerce dans lequel il est impliqué. D'ailleurs, quand il dit que les gouvernants européens devraient encourager les chefs africains à tirer « un profit considérable » des prisonniers qu'ils font à la guerre, le lecteur voit clairement qu'il est animé d'un sentiment mercantile et non pas philanthropique. Pourtant, c’est cette peinture d’une Afrique trop barbare et pleine de prisonniers et d’esclaves que reprendront en chœur tous les révisionnistes de la traite négrière. A ceux-ci, on peut donc être tenté de poser cette question : si l'esclavage sauve des vies, pourquoi tant d'hommes ont-ils été inutilement brûlés, décapités, fusillés en Europe à travers des siècles alors qu'ils auraient pu servir d'esclaves ?
Il convient tout simplement de noter que les populations africaines dont parle ce témoin du 18è siècle avaient derrière eux déjà plus de deux siècles de commerce esclavagiste avec les européens. Le fait qu'ils avaient des fusils à la main et faisaient provisions de prisonniers montre clairement que cette peinture n’était nullement celle d’une Afrique exempte d’influence européenne. C’est plutôt celle d’une Afrique déjà devenue un vrai marché aux esclaves au point de faire de ses habitants des gens entreprenants, capables de marchander de pied ferme - mais point d'égal à égal - avec les négriers. Tout lecteur notera également que les sentiments chrétiens que l’auteur dit animer les Européens dans de nombreuses pages ne sont point crédibles du fait qu’il s’est rendu lui-même coupable – et de sang froid - du crime le plus horrible que contient son livre. Crime inhumain - preuve de la barbarie des négriers - adroitement repris par Olivier Merle dans son livre Noir négoce. Car il ne faut pas perdre de vue que si les européens refusaient aux Africains le droit d'être cruels, ils se réservaient cette marque comme la qualité essentielle pour discipliner ceux qu'ils voulaient dominer ou asservir.
Raphaël ADJOBI
Titre : Journal d’un négrier au XVIIIè siècle (251 pages).
Auteur : William Snelgrave
Editeur : Gallimard, 2008.
Commentaires
"Mettre le feu chez le voisin..."
Le fait récurrent que tu dis avoir retenu des émissions que tu as écoutés et ce que tu dis d'Houphouët-Boigny est exact.
1) les prisonniers de guerre à l'époque de la traite négrière étaient des prisonniers de guerres provoquées ! Sur ce chapitre, il faut retenir cela une fois pour toute. Dans "La traite négrière et ses acteurs africains", Tidiane Diakité a exhumé des documents qui prouvent que les Européens brûlaient les villages des rois qui ne leur obéissaient pas (p.9. Au 17è siècle, les Français s'immisçaient déjà dans les conflits de succession en Afrique (p.102). A la page 91, paragraphe 2, tu peux lire la confirmation de ce que tu dis : "Les guerres étaient rarement directes (sauf celles menées par les portugais). Il s'agissait le plus souvent de susciter des ennemis au roi qui avait cessé de plaire ou d'être docile, qu'on armait pour la circonstance et soutenait contre l'ennemi crée". Et c'était en Europe "au conseil du roi" ou au siège de la compagnie négrière que ces stratégies étaient élaborées. De nombreuses lettres citées par l'auteur le prouvent. La stratégie n'a pas changé aujourd'hui.
2) quant à ce que tu dis d'H.-Boigny, dans deux ou trois mois, dans le cadre des indépendances africaines, je rédigerez un article dans lequel il sera question de son rôle. En Côte d'Ivoire, nous savons qui a armé les incendiaires en 2002.Vrai journal ?
Décidément, il semble que l'on veuille faire réparation sur des sujets longtemps étouffés qui maintenant font de plus en plus l'objet d'ouvrages, mais attention à ce qui est dit, à la manière dont le sujet est mené,et pour ça, St-Ralph, tu es très bien placé pour nous ouvrir l'oeil.
J'aimerais juste demander une précision : journal d'un négrier du XVIIIe ? Est-ce un ouvrage fictif, ou a-t-on retrouvé des documents, des témoignages à partir desquels le livre a été écrit ?Oui, un vrai journal !
Non, Liss, ce livre n'est pas une fiction mais le vrai journal du négrier anglais William Snelgrave. Un journal écrit retrospectivement par rapport à sa vie de négrier. Son souci était de montrer "la manière dont les Nègres deviennent des esclaves (forcément par le faute des Africains),le nombre qui s'en transporte tous les ans de Guinée en Amérique, que ce commerce n'a rien qui blesse l'équité". C'est parce ce livre est le témoignage d'un acteur de la traite négrière au 18è siècle que beaucoup de révisionnistes ont pris ses propos pour parole d'évangile.
J'aurais dû préciser que le livre est traduit de l'anglais par A. Fr. D. de Coulanges (1735).Un témoignage bien suspect
Votre analyse est juste, Raphael, et je vais aller plus loin.
Sur ce livre, mon opinion a évolué progressivement à chaque lecture. Ravi au début du témoignage de première main qu’il semblait être, j’ai eu de plus en plus l’impression (et ce dès la seconde lecture mais l’impression s’est amplifiée par la suite) que ce Snelgrave nous prenait un peu pour des imbéciles.
Je vois maintenant ce livre sous un jour tout autre que le simple témoignage d’un capitaine négrier qui raconte son expérience. Ce livre est clairement un livre de propagande qui a pour but de riposter au mouvement abolitionniste qui commençait à se développer en Europe. Son propos est de donner les arguments habituels en faveur de la traite et de l’esclavage mais en prenant un soin considérable à convaincre et séduire son public.
Il y a d’abord l’organisation du livre en tout point remarquable.
Dans le chapitre I, on donne d’abord une vision apocalyptique (le mot est très juste…) de la situation en Afrique. La description de la barbarie africaine est propre à faire dresser les cheveux sur la tête du plus endurci des lecteurs européens, tant la sauvagerie sanglante y est décrite dans tous les détails (décapitation d’hommes par milliers, sacrifices, entassement des têtes pour en faire des pyramides, etc). En contrepoint de cette affreuse barbarie, le capitaine Snelgrave se comporte comme un saint homme. Ses pensées et ses actes sont ni plus ni moins celles d’un prêtre. Et la mise en scène de ses sentiments d’humanité et de son courage relève du grand art. Une anecdote parmi d’autres : voilà donc notre bon capitaine, au milieu de Nègres sanguinaires qui coupent la tête pour un oui ou pour un non, mais qui ordonne à l’un de ses hommes de détacher un enfant de 18 mois attaché à un poteau parce qu’il va être sacrifié le soir même (Snelgrave est indigné que l’on puisse tuer un enfant…). Le roi n’est pas content (on s’en doute) mais le capitaine rachète l’enfant et le ramène à bord du navire pour le sauver (on imagine la scène). Là, l’histoire devient vraiment merveilleuse. La mère de l’enfant est à bord parmi les esclaves (quel hasard miraculeux), elle se précipite pour reprendre son enfant dans les bras (quelle liberté de mouvement pour une esclave) et elle se remet à l’allaiter sous les applaudissements (si, si) et les chants de joie de tous les autres esclaves. C’est biblique, on voit le tableau : un Snelgrave debout et baigné de lumière, entouré d’esclaves noirs agenouillés qui le regardent avec admiration, et la mère donnant le sein à son enfant, au pied du capitaine, dans l’harmonie la plus parfaite. Snelgrave, c’est le Sauveur, une sorte de Christ fait capitaine négrier. Le pire, finalement, n’est-il pas que notre amour des belles histoires nous fasse gober cette anecdote à la première lecture (à la seconde, on se reprend, heureusement).
Voilà donc le chapitre 1 : un récit d’épouvante, l’Afrique c’est l’enfer, et le capitaine est un saint homme au milieu de toute cette barbarie. Le lecteur est mûr pour passer au chapitre II.
Après une telle description de l’Afrique, comment ne pas adhérer immédiatement à l’idée qu’il faut sauver ces pauvres Noirs de l’enfer et les emmener en Amérique ? Le chapitre II n’a pas besoin d’être long. Il est donc court.
Pourquoi donc le livre ne s’interrompt-il pas à la fin du chapitre II ? Parce qu’il doit être lu par le plus grand nombre et qu’il faut attirer les lecteurs, le bon peuple européen, qu’il faut convaincre. Comment faire ? La meilleure façon est d’ajouter quelques bonnes histoires de pirates dont les européens étaient friands à l’époque. Et on ne va pas y aller avec le dos de la cuillère. Voilà que ce capitaine Snelgrave a également été capturé par des pirates. Et pas par n’importe lesquels, mais par les plus connus de l’époque, ceux dont on parle dans les chaumières en Europe, à savoir Howell Davis (connu pour avoir pris Fort James sur le fleuve Gambie), le Français La Buse (une autre célérité) et Cocklyn (connu pour sa férocité). Pour les besoins de l’aventure, on réunit ces trois là ensemble dans le même épisode (le monde est petit et il faut quand même condenser le récit). Et on place ces aventures en chapitre III, afin de s’assurer que le lecteur aura lu les arguments pro-esclavagistes avant de se détendre avec les histoires de pirates.
Voilà donc un remarquable livre de propagande, parfaitement construit.
Notons qu’il est paru en 1734 et, fait extraordinaire, qu’il a été publié en français dès l’année suivante en 1735. Il devait y avoir un lobby puissant pour faire traduire et publier si vite ce livre dans la langue de l’ennemi héréditaire. Mais il faut dire que le français était la langue la plus parlée et la plus lue en Europe à l’époque, d’où l’urgence d’une traduction. Il sera traduit en Allemand en 47 (décidément, un grand succès de librairie).
Ets-il crédible que ce livre remarquablement pensé et composé, fourmillant d’anecdotes peu crédibles et allant toutes dans le même sens, ait véritablement été écrit pas un capitaine négrier ?
Qui est-il d’ailleurs, ce capitaine Snelgrave ? A vrai dire, personne ne le connaît et on ignore la date de sa naissance et celle de sa mort. Au point que Pierre Gibert (le préfacier du livre) écrit : « Malgré toute nos recherches, notamment auprès de la bibliothèque du musée de la Marine de Paris et auprès des services d’archives du musée de la Marine britannique de Greenwitch, nous n’avons pu trouver les dates de sa naissance et de sa mort ; nous faisons appel ici aux lecteurs au cas ils pourraient nous informer ».
Pour un témoin aussi important, ce serait bien en effet de s’assurer qu’il ait vraiment existé…
Olivier MerleMerci de relever cet élément suspect !
Merci, Olivier, pour cette longue intervention qui me replonge dans ce livre et me rassure quant à mon incrédulité devant certains éléments. Sans doute que le lecteur Européen contemporain de ce Snelgrave ne pouvait qu'être séduit par un récit aussi vivant venu de contrées aussi lointaines que les côtes de l'Afrique noire. Mais au 21 è siècle, il est surprenant de voir de nombreux lecteurs incapables de prendre le moindre recul par rapport au texte et former leur propre jugement en interrogeant un peu le monde qui les entoure.
Bravo pour l'analyse du passage peignant les retrouvailles sur le navire négrier de l'enfant sauvé et de sa mère. Ce qui m'a convaincu que cet événement était absolument faux, c'est le fait qu'il est dit que les esclaves qui assistaient à cette scène applaudissaient. Chose impensable dans l'Afrique traditionnelle. Jamais on a vu applaudir des paysans en Afrique. Ce geste leur est inconnu. J'ajouterai que pour applaudir cette scène, il fallait vraiment que les esclaves conçoivent leur captivité comme une libération. Or, les conditions dans lesquelles se déroulaient les tractations préalables à la montée sur le navire ne devaient certainement pas inciter à se laisser aller à des démonstrations de joie.
Merci de souligner le fait que personne ne sait rien de ce Snelgrave. J'avoue ne pas avoir prêté attention à ce détail relevé par Pierre Gilbert S.J. En associant, en effet, cette absence de trace de l'auteur et la rapidité avec laquelle son livre a été traduit dans d'autres langues européennes - témoignage d'un réel succès ou d'une réelle volonté de propagande - on peut effectivement se demander si cette oeuvre n'est pas une supercherie. Belle piste ! J'avoue qu'à aucun moment je n'avais douté de sa fonction de négrier. J'avais seulement relevé qu'il y avait dans ce livre beaucoup de ouï-dire. Aussi, souvent j'ai mentionné dans mes notes "qui le lui a appris ?" ; "qui a raconté cela ?" ; "comment le sait-il ?" ; "qui le lui a enseigné ?" Quant à ce qui est de ses sentiments chrétiens, j'ai trouvé qu'il récitait son catéchisme tel un évangélisateur non qualifié. Opposer le monde chrétien au monde barbare pour se donner bonne conscience m'a semblé une option trop facile.
Ainsi donc l'auteur pourrait même ne pas être un négrier ! Merci de me faire remarquer cet point suspect du livre.
RaphaëlBel éclairage !
Très intéressante et instructive, cette contribution d'Olivier Merle à cet article, et ta réponse aussi, St-Ralph. Votre échange montre combien on est en droit de se poser des questions sur la bonne foi et les motivations de l'auteur (ou des auteurs ?) de ce qu'on pourrait appeler, disons-le, une mascarade. Véritable arme de propagande. Et le livre s'est diffusé à une vitesse inouïe ! Quelle remarque pertinente :
"Le pire, finalement, n’est-il pas que notre amour des belles histoires nous fasse gober cette anecdote à la première lecture (à la seconde, on se reprend, heureusement)".
Moi je m'inquiète de ce qu'il y ait des lecteurs chez qui l'esprit critique ne s'éveille ni à la deuxième, ni à la troisième lecture...
Je souscris totalement à ce que tu as dit :
"il est surprenant de voir de nombreux lecteurs incapables de prendre le moindre recul par rapport au texte et former leur propre jugement en interrogeant un peu le monde qui les entoure."
Bonjour St-Ralph,
C'est un compte rendu intéressant que tu nous proposes.
Je crois avoir suivi sur la TNT, une émission où il était question de cet ouvrage.
Je retiens ce fait récurrent. Le commerce des prisonniers de guerre. Il y a une ambiguïté sur cette question. Parce que dans l'esprit de beaucoup, l'Afrique est une. Aussi, certains ne comprennent pas que des Africains aient pu vendre d'autres africains. C'est cette faillite structurelle qu'il me semble intéressante à analyser.
Cette démarche me fait penser à Houphouët-Boigny, mettant le feu, ou soufflant sur lui, chez ces principaux voisins pour capitaliser et attirer les investisseurs sur son seul pays. Cela pourra te surprendre comme coq-à-l'âne, Mais si tu y regardes de plus près, tu verras que ce sont des comportements qui sont liés.
Mettre le feu chez son voisin aujourd'hui, lui faire la guerre pour profiter des prisonniers de guerre, quelle différence entre hier et aujourd'hui. Tant qu'il n'y aura pas une description assumée des différents niveaux de responsabilité des africains sur cette traite, nous serons condamnés à revivre perpétuellement ces cycles avec des formes certes différentes.
Bien à toi,