Lectures, analyses et réflexions de Raphaël

Vous trouverez ici des comptes rendus de lectures livresques concernant essentiellement l'histoire des Noirs d'Afrique et celle des Afrodescendants des Amériques et d'Europe. Les actualités de la diaspora africaine ne sont pas oubliées.

28 juin 2010

Homme Invisible, pour qui chantes-tu ? (Ralph Ellison)

        Homme invisible, pour qui chantes-tu ?

 

            Homme_invisibleLire ce classique de la littérature noire américaine, c'est plonger au coeur des Etats-Unis des années trente sortant fraîchement du bain de l'esclavage. Volumineux et passionnant de la première à la dernière page, Homme invisible, pour qui chantes-tu ? est assurément un « pavé » magnifique qui mérite - sans exagération aucune - d'être classé au rayon des romans exceptionnels. Un roman au souffle puissant, franc et dur. Le lecteur ne peut en ressortir qu'éprouvé, haletant comme ayant été constamment au bord de l'asphyxie.

            A quatre vingt-cinq ans, le narrateur décide de revenir sur sa vie qu'il comprend avoir été vécue sous le sceau de l'invisibilité. Tout le livre se présente d'ailleurs comme une définition puis une ample explication de cette invisibilité. C'est sans doute pour cette raison que son nom n'est jamais prononcé dans le roman qui s'organise en deux étapes.

            Dans le premier mouvement, les actions se situent dans le sud esclavagiste où étudie le jeune homme tendu vers un avenir glorieux comme on gravit une montagne les yeux rivés sur son sommet. Ce qui domine ce moment du récit et semble lui conférer sa trame essentielle, c'est le sentiment de honte du Noir qui l'anime. Aussi, seule l'aspiration vers ce que l'homme blanc proposait lui semblait, ainsi qu'aux autres étudiants noirs, l'idéal aimé, « aimé comme les vaincus en arrivent à aimer les emblèmes des conquérants ». On comprend donc que le héros ne cherche que sa réussite personnelle pour sortir de « cette île de honte ». Pour y parvenir, il est prêt à suivre « cette voie étroite et rectiligne » tracée devant les étudiants noirs par les blancs. Puisque tout ce qui se faisait dans le sud américain d'alors était fait sous le regard et la bienveillance de l'homme blanc, que tout s'accomplissait comme devant un tribunal, comme si le ciel « était l'oeil injecté de sang d'un homme blanc », il choisit de croire à « la main toute de bienveillance tendue pour aider les pauvres êtres ignorants que sont les Noirs à sortir de la fange et des ténèbres ». On n’est pas loin d'un certain mysticisme si ce n'est pas une théorisation de l'infériorité du Noir par rapport au Blanc. Jusqu'où peut-on s'humilier pour atteindre son but, peut se demander le lecteur ?

            Même quand un incident le précipitera hors de l'université et qu'il se retrouvera dans la zone nord des Etats-Unis où la rencontre brutale avec la relative liberté qui y règne lui donnera l'impression d'être un chien errant, il gardera cette foi chevillée au corps. Ce changement d'espace géographique et d'habitudes radicalement opposées à celles du sud constitue pour ainsi dire le deuxième mouvement du roman. Quand la terre semblera se dérober sous ses pieds, alors qu'on l'attend revenir de ses illusions, son talent d'orateur le raccroche à d'autres illusions. Le lecteur suit alors ses péripéties en ayant constamment le sentiment que le drame n'est pas loin. On a sans cesse l'impression qu'on est dans le souffle d'une tempête ou d'un cyclone et que tôt ou tard (mais plutôt tôt que tard), l'irréparable s'accomplira. A aucun moment, l'auteur ne laisse au lecteur le temps de reprendre son souffle. La chaîne des événements dans lesquels le héros est régulièrement plongé le fait vivre comme en apnée.

            Finalement, quand nourri d'une multitude d’expériences on prend conscience que l'on est invisible, que ceux qui « s'approchent de vous ne voient que votre environnement, eux-mêmes, ou les fantasmes de leur imagination, tout et n'importe quoi, sauf vous », que faites-vous ? Notre héros pense qu'il est alors temps de profiter de cette invisibilité ! A cette pensée, le lecteur jubile et s'attend à une revanche sur la société. Mais c'est à ce moment là, au moment où il lance son défi à la face de la société à la manière de Rastignac dans le père Goriot, qu'il ne maîtrisera plus rien. Il sera alors emporté par le flot des événements qu'il sera loin de comprendre tout à fait.         

            Il semble que le livre n'a pas rencontré l'approbation de bon nombre d'écrivains noirs américains parce que, selon l'éditeur, il suivait trop étroitement les canons de la littérature blanche forcément anglo-saxonne. A vrai dire, il faut se demander si cette désapprobation ne viendrait pas du fait que l'auteur étale trop ouvertement le complexe d'infériorité que nourrissait le Noir vis à vis du Blanc. A moins que ce soit la révélation des stratégies que développaient les Noirs opprimés.  Car face à cette domination blanche, les Noirs instruits construisaient parallèlement une sorte de pouvoir souterrain. Dans la première partie du roman consacrée à la vie du héros étudiant, est en effet développée toute une philosophie du pouvoir individuel selon les Noirs. Tous ceux qui semblaient de parfaits modèles d'humilité et de soumission se révélaient, loin des yeux des Blancs, de parfaits stratèges pour accéder au pouvoir ou le conserver. Ainsi, certains portraits apparaissent même effrayants parce que constituant une vraie personnification de l'hypocrisie. C'est sans doute la révélation de tout cela qui ne fut pas du goût de certains lecteurs noirs du début du XX è siècle.

Raphaël ADJOBI

Titre : Homme invisible, pour qui chantes-tu ? (614 pages)

Auteur : Ralph Ellison

Editeur : Bernard Grasset ; collect. Les Cahiers Rouges.

Posté par St_Ralph à 13:42 - Littérature (Essais, romans) - Commentaires [14] - Permalien [#]

Commentaires

  • Enfin !

    ça y est, je peux enfin goûter aux délices que t'a procurées ce roman d'Ellison ! J'ai dû tromper ma faim pendant de longs jours, mais je dois reconnaître que le billet est à la hauteur de mon attente. Un "roman au souffle puissant, franc et dur" ? Je sens que je vais le lire encore plus tôt que je ne pensais. Ton enthousiasme m'avait déjà convaincu lorsque tu affirmais, suite au billet sur le feu de Baldwin, que j'apprécierais sans aucun doute. Il y aura juste un problème : que pourrais-je ajouter après les belles choses que tu viens de dire sur ce roman ?

    La réserve, voire le mécontentement de certains Noirs à la publication de l'oeuvre me fait un peu penser à l'accueil mitigé réservé aux romans (les premiers en particulier) de Léonora Miano, je parle des lecteurs africains bien entendu .

    Bon, je me demande qui résistera à la tentation de lire ce roman après ton alléchante présentation.

    Posté par Liss, 29 juin 2010 à 00:43
  • Je ne m'étais pas trompé

    C'est bien Ellison que tu lisais. Ton commentaire est remarquable et il force à la lecture. Coïncidence, mais tu seras surpris d'apprendre qu'avant-hier, j'avais ce livre entre les mains, chez Présence Africaine. Est-ce ton esprit qui tentait depuis la Bourgogne de me contraindre à l'achat? Mais ce livre est dans ma liste avec Effacement de Perceval Everett qui semble être son héritier.
    Ellison a refusé de s'associer à Présence Africaine. Il a ignoré toutes les invitations d'Alioune Diop pour participer aux deux congrès des artistes et écrivains noirs qui eurent lieu à Paris et à Rome. Je ne suis pas surpris par la distance avec le public noir. Surement était-il défenseur de son seul moi, et cela n'enlève rien à son cri, l'un des plus beaux de la littérature américaine. On confirmera tout cela à ma lecture...

    Bien à toi,

    Posté par Gangoueus, 30 juin 2010 à 17:10
  • Il vous plaira !

    @ Liss,
    Tu as aimé mon billet, tu adoreras le livre ! Je suis certain que tu seras touchée par certains éléments de l'oeuvre au point où ton enthousiasme transparaîtra dans ce que tu voudras en dire. De toutes les façons, ta sensiblité fera le reste. Je t'avoue cependant que je me suis fait la même réflexion que toi à propos de ton excellent billet sur l'essai de Balwin. Il ne faudra pas que je te relise avant d'avoir produit mon analyse du livre. Pour préserver le charme de la découverte, je n'ai pas lu les extraits que tu as donnés. Rendez-vous à la rentrée !

    @Gangouéus,
    Non, tu avais vu juste ! Tu m'avais d'ailleurs étonné parce que deviner le titre du livre à partir du nombre de pages comme seul indice, il fallait le faire. J'avais cru que tu l'avais lu ! D'après ce que tu dis de Ralph Ellison, on peut croire qu'il a mené en solitaire sa vie publique après la publication de ce roman. Le livre serait peut-être un reflet de sa personnalité.

    Posté par St-Ralph, 30 juin 2010 à 18:04
  • Commande faite de l'invisible !

    J'attends de pied ferme mon Invisible, je ne sais pas résister à la tentation... de lecture, et qu'est-ce que vous m'avez tenté, aussi bien toi St-Ralph, que Gangoueus ou Obambe !

    Gangoueus, je croyais aussi que tu avais déjà lu, tu en parles avec une telle conviction ! "peut-être le livre le plus structuré des tous" dis-tu dans ton dernier commentaire chez moi (comparant Baldwin, Wright, Himes, Ellison.)

    Bon, à suivre !

    Posté par Liss, 30 juin 2010 à 23:21
  • Disons que j'ai lu pas mal de critiques sur son chef d'oeuvre. J'ai lu aussi un échange qu'a eu cet auteur avec un grand universitaire et critique littéraire Stan Lyman au sujet l'influence noire sur le folklore des Etats-Unis. Le mec m'avait paru balèze dans la construction de sa pensée et le développement de ses arguments. Aussi, je ne suis pas surpris par le compte rendu de Raphael.

    Posté par Gangoueus, 02 juillet 2010 à 04:07
  • Suite à votre billet, j'ai maintenant moi aussi très envie de lire ce livre!

    Posté par AnnDeKerbu, 03 juillet 2010 à 21:37
  • Heureux...

    @ AnnDekerbu,

    Je suis heureux de savoir que je t'ai donné envie de lire ce livre. C'est ce dont chacun rêve en faisant un article sur un livre. Ce qui veut dire que c'est très plaisant de savoir qu'on a réussi a faire passer cette envie. Merci de me le dire.

    Posté par St-Ralph, 04 juillet 2010 à 07:37
  • Bonjour,

    N'ayant pas trouvé d'autre moyen de contact, je me permets de laisser un commentaire pour vous inviter à référencer votre blog sur le nouvel annuaire Actufresh dans la rubrique Livres !
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    Posté par Emma, 07 juillet 2010 à 14:02
  • Les amis des noirs...

    J'ai lu il y a bien longtemps cette oeuvre, magistrale par la qualité d'écriture. Par contre, peut-être dû à ma relative jeunesse alors, je n'en ai pas tiré de raisons justifiant la place particulière qu'il a dans la littérature américaine. Sans doute devrais-je la relire. Par contre dans la démonstration de la limite des "amis des Noirs" qu'exprime l'invisibilité dont il est question, je lui ai toujours trouvé une parenté avec "Beloved" de T. Morrisson. En ce que pour démontrer le racisme, presque d'essence, chez le blanc d'alors, il choisit d'inscrire en grande partie la confrontation dans un registre relationnel plutôt de gauche. Je trouve que cette façon d'instruire le racisme au travers de personnages qu'on pourrait dire de gauche plutôt que via l'extrémisme de droite à une force douce et pourtant radicale.

    Posté par segou, 07 juillet 2010 à 16:04
  • Merci,
    Pour tout le plaisir que j'ai eu à redécouvrir ce livre que j'avais déjà lu dans mon enfance.
    Comme tu t'es lancé dans le roman alors à quand un article sur Chester Himes un autre grand de la littérature afro américaine lui il fait dans le policier c'est un plaisir de le lire car il dépeint la condition des noirs de Harlem dans les années soixante 60 et 70 allez St-Ralph fais moi ce plaisir car tu es doué avec tes complices Liss et Gangeous.
    vous devriez vous entendre pour écrire à trois une anthologie ou un dictionnaire de la production afro Ce n'est qu'une gageure bon courage à vous trois

    Posté par Le pangolin, 13 juillet 2010 à 15:06
  • Réveiller le passé...

    @ Segou,

    Comme toi, je n'ai pas mangué de penser à "Beloved" en lisant "L'homme invisible" même si ce dernier n'a pas l'aspect documentaire du Livre de Toni Morrison. Le ton franc et dur que j'ai souligné rapproche ces deux livres. Quant au mouvement des "Amis des Noirs", ce livre permet de l'analyser sous un jour surprenant.

    @ Le pangolin,

    C'est vrai que j'ouvre un peu plus souvent les romans. Je suis encouragé dans cette voie par les écrits merveilleux que je découvre. Sans doute qu'un jour j'oserai lire un Chester Himes pour plonger dans son univers que tu sembles beaucoup apprécier.
    Quant à mes amis Liss et Gangoueus, il est fort possible qu'un jour notre passion commune nous mène à quelque projet commun. Pour le moment, nous nous observons et nous nous découvrons. Merci pour la piste que tu nous indiques et pour la confiance que tu nous fais.

    Posté par St-Ralph, 24 juillet 2010 à 20:06
  • Un projet commun ?

    Il se trame des choses par ici !

    Posté par Liss, 27 juillet 2010 à 23:25
  • Un proj... ?

    Ai-je dit "un projet" ? Ah, bon !... Eh bien, nous y serons avant qu'on nous y pousse alors ! Apparemment, pour le moment ce sont les autres qui semblent nous observer avec beaucoup d'attention. Tant mieux, si nous suscitons un certain intérêt.

    Posté par St-Ralph, 28 juillet 2010 à 17:45
  • Contact

    Cher compatriote,
    Je suis chercheur congolais et auteur de vingt-huit ouvrages, tous des essais parmi lesquels il y a des biographies.
    Je vous demande de me communiquer, si cela ne vous dérange pas, vos coordonnées pour me permettre de vous envoyer, dans la mesure du possible, une de mes publications.
    Avec mes sentiments panafricanistes !
    Passou Lundula

    Posté par Passou Lundula, 11 décembre 2015 à 18:26

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