13 juillet 2011
Léopold Sédar Sengor témoin des camps de soldats coloniaux pendant l'occupation allemande
Léopold Sédar Senghor
témoin des camps de soldats coloniaux
pendant l'occupation allemande
Extraits d'un document inédit publiés
par le journal Le Monde du 17 juin 2011
A Poitiers
« (...) Les baraques sont mal construites et nous préservent mal du froid quand le thermomètre est au-dessous de zéro. Les abords des baraques sont pleins d'une boue où l'on enfonce facilement de 30 cm. Il n'y a ni lavabos, ni douches dans le camp. (...) En général, nous sommes assez bien vêtus. A signaler cependant la pénurie persistante de gants et de chaussettes. Beaucoup de tirailleurs en tombent malades (pieds gelés et engelures). La Croix-Rouge nous envoie tout ce qu'il faut, mais on nous donne de préférence les vielles choses. Où passe le reste ?
(...) Solidarité assez étroite entre ceux des différentes colonies : Antillais, Malgaches, Indochinois, Sénégalais. Seuls les Arabes sèment des germes de discorde (les Marocains exceptés). Ils cherchent à s'emparer des meilleures places (secrétariat, cuisine, bonnes corvées, etc.). Pour cela, ils dénigrent les autres, en particulier les intellectuels noirs, qu'ils présentent comme des francophiles et des germanophobes. (...) La propagande allemande était bien organisée à Poitiers. Elle dépendait du bureau de la "Gestapo" à la Kommandantur. Elle eut très peu de prise sur les Sénégalais et les Antillais. D'ailleurs, de bonne heure, elle porta uniquement sur les Arabes : journaux arabes édités par les Allemands, faveurs accordées au culte musulman, aux espions, etc. Les "intellectuels" arabes, je veux dire ceux qui avaient quelque instruction, étaient les meilleurs agents de l'Allemagne. Ils prêchaient leurs compatriotes et dénigraient la France devant les Allemands (chez les Noirs au contraire, chez les Antillais en particulier, les intellectuels furent les plus persistants). Quand on demanda des volontaires pour aller en Russie, il n'y eut que des Arabes à se proposer. (...) Les espions étaient des Arabes - toujours les Marocains exceptés. (...) Ce fut l'occasion de nombreuses frictions entre Arabes et Sénégalais. (...) C'est ainsi qu'un Sénégalais, qui s'était battu avec un sergent arabe et qui refusait de courir sous l'injonction d'un Allemand, fut grièvement blessé d'un coup de pistolet. (...)
A Saint-Médard
[La nourriture] est particulièrement insuffisante et peu variée. Nous avons un pain pour 5, parfois pour 6. En général, nous avons de la soupe matin et soir, mais quelle soupe ! Une poignée de riz dans un liquide plus ou moins coloré et salé.
(...) Dans les Kommandos, (...) les hommes travaillent de 8h30 à 15 heures. Ils ne peuvent manger avant 16 heures. Pour leur permettre d'attendre, on leur a donné 100 gr de pain à midi (...) et il n'est pas question de manger à la table du paysan comme à Poitiers. D'ailleurs les civils leur témoignent en général, dans la Gironde, une parfaite indifférence. Plusieurs civils se sont plaints des restrictions et m'ont dit que les prisonniers n'étaient pas les plus malheureux.
(...) En somme, la France peut faire oublier la défaite et la captivité si elle sait, elle aussi, faire de la propagande auprès des prisonniers libérés. Or le bruit court dans les camps que Vichy pratique une politique "réactionnaire" aux colonies. Partout dans ces mêmes camps, Pétain symbolise la France, et son portrait y est, à ce titre, très vénéré. (...) »
Raffael Scheck, qui a authentifié le texte (dont une copie est conservée aux archives de l'armée de terre à Vincennes), confirme qu'entre 1940 et 1942 tout laissait croire à l'Allemagne qu'elle allait gagner la guerre. Aussi « La propagande allemande pro-islamique était intense envers les Nord-Africains. Il y avait des camps de propagande pour eux en Allemagne (...) et les services allemands s'efforçaient de préparer les prisonniers nord-africains à accepter une présence militaire et politique allemande en Afrique du Nord ». (Le Monde du 17 juin 2011).
Lu pour vous par Raphaël ADJOBI
Commentaires
Le témoignage d'un Africain sur les camps de soldats coloniaux est tout à fait intéressant. Il n'y a rien de mieux que les Africains eux-mêmes pour parler de ce qu'ils ont vécu.
Cependant - je te l'accorde, mon cher Gangoueus - on peut se poser des questions quant au choix par le journal de ce chapitre du texte authentifié par le chercheur allemand Raffael Scheck. Dans un petit article du même journal, Benoît Hopquin (auteur de l'excellent livre "Ces Noirs qui ont fait la France") dit que "le document inédit raconte le quotidien du prisonnier, le vécu des soldats noirs enfermés". Il ajoute aussitôt : "Dénuées de qualité littéraire, ces lignes arides, parfois télégraphiques, n'en sont pas moins précieuses pour appréhender l'oeuvre de Senghor".
Si Benoît Hopquin rattache le document à l'oeuvre littéraire de Senghor, on voit bien que la rédaction du journal a préféré porter son choix sur les passages relatant les frictions entre Noirs et Arabes. Pourquoi ce choix ? Certains répondront : "pourquoi pas celui-là ?"Effectivement pourquoi pas celui-là?
Si tu me le permets, penses-tu que l'analyse peut être étendue aux rapports des nord-africains avec l'Occident, moins inféodés que ceux des subsaharéens vis-à-vis de l'Europe? Par exemple, en Côte d'Ivoire, l'armée française s'est débarrassée de Laurent Gbagbo en trois claquements de doigt, là où en Libye, elle paie un lourd tribut de la résistance de Kadhafi et de ses fidèles.
En gros, pour être plus clair, L'Algérie avec la France, la Libye avec l'Italie ont créé un débat clair avec leurs anciennes métropoles où la question coloniale interpelle les populations des anciens colonisateurs, là où en Afrique subsaharéenne, les discours sont beaucoup plus approximatifs, ambigus ou opportunistes. La posture libyenne s'est traduite par une stratégie militaire pour pouvoir soutenir son discours et le défendre en cas d'agression. C'est ce que je définis par posture claire.Je n'avais pas vu les choses sous l'angle des rapports Occident/Afrique du Nord. Je sais que dans bien des domaines, tout choix est un choix politique. Je me suis bien sûr tout de suite demandé pourquoi ces passages du texte ont retenu l'attention du journal. Mais je n'avais pas rattaché ce choix aux rapports actuels de la France avec l'Afrique du Nord.
Vu les explications données par le chercheur allemand interrogé sur ces passages, j'ai pensé que le journal voulait s'assurer que les Nord-Africains ont souvent été utilisés par les Allemands. C'est d'ailleurs ce qu'il a confimé en ajoutant que cela a été fait avec des visées ultérieures.
Entre arabes et sénégalais
Ce type de témoignage est intéressant. Il nous rappelle la recette qui marche "diviser pour mieux régner". Il donne à réfléchir sur la sensibilité de certains groupes au discours allemand nazi.
Je me pose néanmoins la question de l'intérêt de cet article paru dans le Monde paru en juin 2011. En gros, l'idée est de dire serait de supposer que certaines communautés seraient une cinquième colonne dans le pays? N'est-ce pas d'une certaine manière manipuler les gens et réorganiser les clivages entre fidèles et rebelles à une cause commune?