Le Sauvage et le Préhistorique, miroir de l'homme occidental (de Marylène Patou-Mathis)
Le Sauvage et le Préhistorique,
miroir de l’homme occidental
(de Marylène Patou-Mathis)
Si la parution de ce livre a échappé à l’attention de nombreux amoureux de l’histoire des sciences humaines, c’est assurément la faute de l’auteur et de son éditeur pour le choix fantaisiste de son titre. Derrière sa formulation à la fois très généraliste et poétique, Le Sauvage et le Préhistorique, miroir de l'homme occidental cache en réalité un véritable trésor : la foisonnante et passionnante histoire des théories scientifiques du XIXe et XXe siècles et leur transformation en idéologies dévastatrices dont les conséquences persistent aujourd'hui encore. En d'autres termes, Marylène Patou-Mathis explique ici la construction scientifique du racisme et de l’eugénisme (théorie de la race pure) qui ont servi de moteurs ou de justificatifs à des actions de grande envergure menées par les Européens contre les Noirs et les Juifs durant les deux derniers siècles.
Quand il est question du racisme ou du nazisme, bien souvent les écrits nous donnent le sentiment de voir ces sujets sous un angle particulier ou comme des phénomènes circonscrits à une époque ou à un lieu. Et quand il s'agit de remonter à leurs sources, les informations s'avèrent souvent parcellaires, peu satisfaisantes ou trop générales pour servir d'arguments explicatifs dans un débat sérieux. Ainsi, dans notre société moderne, seules les expériences vécues demeurent depuis toujours les preuves les plus solides contre les négationnistes et les attitudes complaisantes à l'égard des personnes qui tiennent publiquement des propos racistes. Avec ce livre, nous remontons à la source du racisme et de l'eugénisme, idées prétendument scientifiques qui ont durablement modifié le comportement de l'Européen à l'égard de l'Autre, particulièrement le Noir qu'il a vu apparaître des confins des contrées lointaines.
Depuis le XVIe siècle - avec la découverte de l'Amérique et de l'intérieur de l'Afrique - l'idée "scientifique" la plus répandue était que « la civilisation est l'aboutissement d'un long cheminement marqué par des étapes successives, ayant débuté par la sauvagerie ». Dans cette vision d'une progression linéaire de l'humanité, l'homme blanc se plaçait au sommet de la chaîne, comme l'aboutissement de cette évolution, et le "Sauvage" (l'Amérindien et le Noir) relégué au premier étage visible de l'humanité. En effet, à la faveur de la grande passion de tout collecter, tout comparer et tout hiérarchiser pour trouver la diversité ou l'unité de la nature, les Européens vont hiérarchiser aussi les êtres humains.
Dans son livre, Marylène Patou-Mathis montre que peu à peu, surtout à partir du XIXe siècle, les recherches scientifiques vont - grâce à l'esclavage et aux débats qu'il suscite - tendre essentiellement à démontrer la place des Noirs dans "l'échelle des êtres". Tout est alors bon pour charger le Noir de tout ce qui pourrait confirmer son infériorité et justifier sa mise en esclavage puis sa colonisation. Non seulement on s'efforcera de le rapprocher du singe, mais encore on fera de sa couleur qui se situe à l'opposé du blanc - considéré comme la couleur humaine parfaite - une preuve irréfutable de son caractère primitif. Il semblait donc évident d'affirmer que des êtres aussi proches de l'animalité ont une intelligence inférieure et sont incapables de pensées métaphysiques. L'auteur montre que la diffusion du livre de Darwin au milieu du XIXè siècle ne fera que dynamiser cette tendance à hiérarchiser les êtres et à inférioriser le Noir. En clair, la science biologique s'était octroyé le monopole de la définition de l'être humain.
Il ne faut donc pas s'étonner qu'ainsi méprisés, déshumanisés, les Noirs aient subi la barbarie des Européens qui, dès lors, pouvaient pratiquer la traite et l'esclavage sans scrupule et sans remords. D'autre part, une fois convaincus de l'infériorité des peuples dits "Sauvages", coloniser leur territoire devient une entreprise civilisatrice. Pourtant, remarque l'auteur, « certaines valeurs humanistes comme les droits de l'homme ou la laïcité ne seront jamais introduites dans les colonies ». En clair, civiliser les Sauvages certes, mais il n'est pas question de les hisser sur un même pied d'égalité avec les Blancs en leur permettant de jouir des mêmes droits.
Le livre souligne aussi l'apparition au milieu du XIXè siècle d'une autre facette du racisme : l'eugénisme, ce néologisme inventé par Galton pour désigner la « science de l'amélioration des lignées humaines ». Cette idéologie se souciait de démontrer l'existence d'une race parfaite. C'est de cette époque que naît le concept de "race aryenne", ce peuple imaginaire idéal qui constituerait la race la plus évoluée de l'humanité ! L'Europe avait atteint, avec cette idéologie qui va passionner des groupes extrémistes (Ku Klux Klan, nazis puis néonazis et skinheads), le paroxysme de sa volonté de hiérarchiser les êtres.
Mais n'allez surtout pas croire que les scientifiques étaient tous et toujours du même avis. Le foisonnement des théories est d'ailleurs la grande caractéristique de cet ouvrage. Le lecteur a d'ailleurs constamment le sentiment qu'il tient entre les mains un compte rendu de la chronologie des recherches scientifiques en archéologie (outils) et en paléontologie (fossiles d'animaux) avec les controverses qui les ont nourries. Malgré cette multiplicité de théories et de controverses, le livre demeure toujours passionnant ; surtout quand il touche aux méthodes de travail de l'époque. Les premiers scientifiques n'étaient nullement des hommes de terrain mais hommes de "cabinets" ou de bureaux. Leurs travaux étaient basés sur les récits des commerçants et des colons, en d'autres termes sur des récits plus ou moins fantaisistes. Afin d'illustrer leurs travaux, à partir de la fin du 18e siècle, le pillage des objets des colonies a été réalisé de manière très organisée. Derrière cette apparente volonté de faire avancer la science dans une meilleure connaissance des régions colonisées, se cachait en fait une autre réalité : ce pillage et « ces recherches scientifiques servaient avant tout à la nation colonisatrice, à forger son identité en particulier, et non à connaître les peuples lointains, l'Autre ». En clair, l'Européen s'offrait les moyens d'asseoir de manière définitive sa suprématie dans l'ordre humain. Et cela a abouti de manière très visible à cette multitude d'expositions coloniales à travers l'Europe et l'Amérique du Nord jusqu'au début du 20è siècle.
Pourquoi donc l'auteur n'a-t-il pas intitulé son livre "La construction scientifique du racisme" ? Sans avoir entendu parler de son contenu, on peut passer à côté de cet excellent travail de recherche avec son passionnant foisonnement de théories et de contradictions. Pourtant, sur le racisme, ce livre mérite d'occuper un rang privilégié dans toutes les bibliothèques.
Raphaël ADJOBI
Titre : Le Sauvage et le Préhistorique,
Miroir de l'homme occidental, 399 pages
Auteur : Marylène Patou-Mathis
Editeur : Odile Jacob