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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
29 juin 2014

La tragique histoire de la nourrice noire du dernier empereur du Brésil

                     La tragique histoire de la nourrice noire

                               du dernier empereur du Brésil  

L'empérieur et sa nourrice 0007

            Partout, dans le monde, la tentation de la négation de l'Histoire est forte dès que le Noir y joue un rôle. Depuis cinq siècles, celui-ci ne laisse plus l'homme blanc indifférent depuis qu'il s'est appuyé sur la notion de couleur pour justifier sa supériorité et sa domination. La polémique autour du portrait  de l'empereur Don Pedro II (1825-1891) - qui régna pendant cinquante-huit ans sur le Brésil - peint par Debret, en est une illustration supplémentaire. 

            L'Histoire nous apprend qu'au Brésil, le recours aux nourrices africaines fut d'une ampleur jamais égalée. Selon Luiz Felipe de Alencastro, jusqu'en 1845, « il ne se trouvait pas dans l'Empire cinq mères de classe aisée, dix mères de classe moyenne, vingt mères de la classe populaire qui allaitaient leurs enfants : des femmes esclaves ou libres étaient louées à cette fin ». Et c'est justement cette histoire dont désormais le Brésil ne veut plus en entendre parler. C'est l'anthropologue d'origine argentine, Rita Laura Segato (L'oedipe noir), qui a fait le constat de ce processus de « décollement » des bras blancs brésiliens du sein de la mère noire qui lui a servi de nourrice durant cinq siècles.   

            En 1988, visitant le palais royal de Petropolis - ville située à environ soixante-huit kilomètres de Rio de Janeiro - Rita Laura Segato fit « une véritable rencontre visuelle » avec un tableau, sans légende ; ses recherches ultérieures confirmeront qu'il représente l'empereur « Don Pedro II, âgé d'un an et demi, dans le giron de sa gouvernante », une peinture à l'huile du Français Jean-Baptiste Debret. Après la chute de Napoléon 1er, ce peintre bonapartiste avait rejoint le roi du Portugal, Jean VI, en exil au Brésil. L'anthropologue tient cette information du livre de l'historien Pedro Calmon publié une première fois en 1955 et réédité en 1963. 

Pedro II du Brésil 0007

            Mais, quelque temps plus tard, Rita Maura Segato découvre un livre publié en 1998 - c'est-à dire trente-cinq ans après la dernière édition de celui de Pedro Calmon - qui nuance l'information identifiant le tableau de Debret. La légende de la même peinture illustrant ce dernier livre introduit un doute en mentionnant que les personnages peints pourraient être Don Pedro II et sa "nounou". Remarquez le conditionnel et le glissement du terme gouvernante vers celui de "nounou". 

            Chose extraordinaire, le musée impérial de Petropolis va reprendre et exposer cet article du livre publié en 1998 tout en accentuant l'incertitude quant à l'identification du tableau. Comme légende de la peinture, on pouvait désormais lire : « Anonyme. Domestique portant un enfant dans ses bras. Huile sur toile, sans signature ». Voilà comment on a rendu encore plus floue l'identification officielle de cette peinture et de l'enfance de l'empereur Don Pedro II suspendu au sein de sa nourrice d'origine africaine.

            Et ce n'est pas tout ! Pour que le public soit davantage perdu, pour qu'il soit coupé des racines africaines de l'empereur du Brésil, le catalogue du musée impérial présente l'œuvre en ces termes : « Domestique portant un enfant dans les bras. Huile sur toile, sans date ni signature », mais avec cette mention supplémentaire révélatrice d'une réelle volonté de travestir l'histoire : « Il s'agit du portrait de Luis Pereira de Carvalho Nhozinho, dans les bras de sa domestique, Catarina ». Le crime est parfait ! L'enfant et la nourrice portent désormais chacun un nom les éloignant davantage de l'empereur et de ses attaches africaines par celle qui lui a donné le sein. 

Pedro II du Brésil 0007 (2)

            Mais la supercherie est trop forte et n'échappe pas à l'anthropologue Rita Laura Segato qui, comme Ernst Kantorowicz (Les deux corps du roi, 1957), voit dans ce tableau une scène publique et une scène privée intimement liées. Elle l'affirme de manière franche et solennelle : « Ce tableau est pour moi simultanément celui du bébé, l'allégorie du Brésil attaché à une mère patrie jamais reconnue mais non moins véridique : l'Afrique ». D'autre part, une chose est certaine, ajoute-t-elle : « tous les portraits non religieux du Palacio de Petropolis représentent Don Pedro ou ses parents proches ». Pour quelle raison en effet ce tableau serait-il une exception ? Par ailleurs, conclut-elle, « le très large front du bébé rappelle le visage, connu à travers de nombreux tableaux, de l'empereur adulte ». 

            Retenons pour finir que de riches Brésiliens ont payé des artistes pour effacer la présence des nourrices noires sur les peintures familiales. Et à l'heure de la photo, alors que les premières montrent encore des petits Blancs attachés au sein et aux bras des nourrices noires, sur les dernières, on ne voit que des  mains noires tenant l'enfant, ou mieux, la silhouette de la femme noire dissimulée sous un voile mais continuant à envelopper le bébé blanc de sa tendresse africaine.

Raphaël ADJOBI

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24 juin 2014

Les montagnes bleues (Philippe Vidal)

                                             Les montagnes bleues

                                                      (Philippe VIDAL)

Les montagnes bleues 0001

            Que savons-nous de l’histoire des esclaves marrons, ces communautés d’esclaves qui, après avoir fui le joug de l’asservissement, se refugiaient dans les montagnes ou les forêts des Amériques et de leurs îles avoisinantes, loin du regard de leurs anciens maîtres blancs ? En ce XXIe siècle, nous ignorons presque tout de la vie de ces fugitifs dont la précaire liberté a été soulignée dans Le Rancheador, le journal du chasseur d’esclaves cubain Francisco Estévez, au milieu du XIXe siècle. Avec Les Montagnes bleues, Philippe Vidal se propose de combler notre ignorance en nous donnant une idée de leur organisation dans un récit dur, passionnant et palpitant, mais également plein d’enseignements politiques pour tous les Noirs que l’Europe soumet aujourd’hui encore dans un esclavage à domicile dans les pays africains.

            En 1700, sur l’île anglaise de la Jamaïque, la plantation Fenwick était dirigée d’une main de fer par un contremaître dont la sévérité à l’égard des esclaves ainsi que la compétence en imposait même à son nouveau maître, John Fenwick, l’unique héritier de cette immense plantation de canne à sucre. En effet, depuis la mort de son premier maître, Stanton avait supplanté en autorité son jeune patron, homme nourri de Pline, Platon, Hérodote et Tacite, partageant son toit et des conversations érudites avec son jumeau noir, cet esclave qui a eu la chance d’avoir été son compagnon d’études pour une raison singulière que vous découvrirez en lisant le roman.

            Stanton est donc omniprésent et tout-puissant, au grand malheur des esclaves qu’il terrorise quotidiennement. Dans la première partie du récit, passionnante et dure à la fois, on le découvre s’employant à multiplier les exactions à leur égard, convaincu d’œuvrer ainsi à la stabilité de la plantation. 

            Or, un événement imprévu vient ruiner momentanément la plantation Fenwick, qui ne peut nourrir son bétail de Noirs en attendant les récoltes de l’année suivante. Stanton soumet alors un projet machiavélique à John Fenwick pour réduire les frais de gestion des esclaves. Malheureusement pour eux, Christian, le jumeau noir de Fenwick, surprend la conversation et doit disparaître. Pour ne pas le voir mourir sous ses yeux, John Fenwick condamne le compagnon d’études qui égayait ses journées monotones à une vie d’esclave marron, à la grande stupeur de son contremaître qui voit dans ce geste la ruine de son autorité sur les esclaves.

            En bon représentant de la pensée esclavagiste, Stanton est convaincu que la fuite de Christian facilitée par son maître est un exemple intolérable contre le système établi. Il ne laissera donc pas faire. Heureusement, nourri des Anciens grecs et latins, Christian sait que « tu peux oublier l’homme blanc, tu peux essayer de construire un monde autour de toi, mais l’homme blanc, lui, ne t’oublie pas, il ne te laissera jamais échapper à son emprise ». En quelques mois, malgré la haine qu’il avait focalisée autour de sa personne dans le milieu des esclaves noirs parce que son quotidien dans la demeure de John Fenwick n’avait rien de comparable à celui de ses frères de sang, il va par son intelligence et sa grande culture, se faire accepter dans une communauté de fugitifs et en devenir le stratège écouté mais aussi jalousé. Bientôt, le village de marrons de Christian devient un ennemi craint et redouté par les colons.  

            A ce stade du roman, le lecteur comprend que Philippe Vidal a choisi ses porte-parole : d’une part, à l’opposé des autres Blancs qui pensent qu’ « un nègre reste un nègre, quelles que soient son éducation ou ses manières », John Fenwick est convaincu du fait que « n’importe quel être transposé dans un environnement éduqué en acquiert les valeurs ». Il sait que le grand instigateur des opérations punitives qui menacent les colons est son jumeau noir. D’autre part, Christian est de toute évidence le symbole de l’espoir des opprimés grâce à sa culture et ses connaissances qui en font le ferment de la société, une bénédiction pour tous. 

            A partir du moment où les deux communautés antagonistes semblent vivre dans une crainte à peu près égale, le lecteur ne peut s’empêcher de se demander comment le romancier va terminer son récit. Jusqu'où Christian poussera-t-il son audace ? Quelle sera la réponse des colons blancs ? C’est à ce moment précis que l’auteur choisit de faire parler son talent de dramaturge pour conduire le récit vers une fin en apothéose ! Dans cette dernière partie du roman, Philippe Vidal nous délivre des pages magnifiques sur les stratégies politiques des colonisateurs européens. Des pages que tous les colonisés des temps modernes gagneraient à lire et à relire pour comprendre comment de siècle en siècle, les Blancs s’arrangent pour « bien manœuvrer » afin de faire voler en éclats toute tentative de cohésion au sein de n’importe quelle communauté noire. Des pages qui nous montrent aussi qu’en matière de politique, la grande faiblesse des Noirs – hier comme aujourd’hui – réside dans la question d’amour-propre qui finit toujours par triompher de l’amour du groupe, fragilisant ainsi leur marche vers l’indépendance. 

            Les montagnes bleues est donc un récit qui présente des facettes variées et passionnantes. Il est à la fois un bel hommage aux esclaves marrons, symboles de l’Humanité éprise de Liberté, un hommage encore plus grand aux hommes pétris de culture qui mettent leur savoir – puisé dans les livres de toutes les époques – au service du combat pour l’égalité parmi les hommes et du respect de l’indépendance des peuples. L’essentiel de ce roman n’est donc pas dans la force du récit – certes passionnant, malgré quelques schémas classiques par moments – mais dans la stature des personnages et les réflexions semées çà et là, constituant une foule d’informations susceptibles de galvaniser les peuples opprimés de ce XXIe siècle. 

Raphaël ADJOBI

Titre : Les montagnes bleues (Préface de Pascal Légitimus), 430 pages.

Auteur, Philippe Vidal

Editeur : Max Milo, mai 2014.

19 juin 2014

Les malades précieux (Obambé Gakosso)

                                 Les malades précieux

                                        (Obambé Gakosso)

Les malades précieux 0002

            Ce recueil de onze nouvelles que nous propose Obambé Gakosso est la peinture d'une Afrique en pleine mutation. On découvre ici le visage d'un continent se situant entre une société dont le socle traditionnel est difficilement reconnaissable et une société moderne dont on ignore les réelles visées. C'est donc un monde en ébullition, aux manifestations grimaçantes, pour ne pas dire anarchiques, la peinture d'une société congolaise, reflet d'une Afrique qui se cherche à tâtons, que nous présente l’auteur. Et la jeunesse de la plupart des personnages principaux témoigne de cette société en mutation. 

            La sixième nouvelle - Les malades précieux - qui a donné son nom au recueil est un véritable cri d'indignation à l'encontre des pratiques prédatrices pour les finances des Etats dont se rendent coupables les élites africaines. Elle met en lumière la responsabilité qui incombe à chaque Africain au moment de prendre ses fonctions dans nos nouvelles sociétés : il faut choisir entre se mettre au service de tous et se mettre au service des privilégiés tout en bénéficiant des avantages qui en découlent.

            Malgré la force de cette nouvelle, elle n'aura pas forcément la préférence de tous les lecteurs. Il y a dans ce recueil des récits séduisants comme La Fac au pied du baobab qui peint les rêves très réfléchis de deux jeunes étudiants et nous remplit d'espoir en l'avenir ou Une tête au menu qui montre l'irresponsabilité et l'inconscience des jeunes hommes dans une société où l'arrivisme est une règle d'or pouvant conduire à l’impensable. On peut aussi ne pas être insensible à la sagesse retrouvée de Karumba dans la première nouvelle intitulée Je n'ai plus de temps à perdre. Mais sans hésitation, ma préférence va à L'assiette n'a pas changé. Bien construite,  cette nouvelle montre l'ingéniosité des mères africaines pour mener à bien l'éducation de leurs enfants emportés dans le tourbillon des nouvelles pratiques amoureuses de la jeunesse d'aujourd'hui. La force de caractère dont fait montre la mère de Loketo pour responsabiliser son fils, pour lui faire prendre conscience des devoirs attachés à la liberté est tout à fait admirable. Une mère comme on les aime et les redoute à la fois.

            Toutefois, force est de reconnaître que la nouvelle la plus instructive sur l'état de notre Afrique en mutation est bien Ma route de Loango, et cela grâce aux multiples réflexions qu'elle contient. Le lecteur y trouvera une peinture très réaliste du fonctionnement de nos Etats ainsi que de toutes les carences des Africains en matière de gestion et d'organisation sociale. A lire absolument. 

            La lecture de ce recueil suscite cependant une question importante sur le regard que les éditions L'Harmattan portent sur les textes qui leur sont proposés pour leur collection "Ecrire l'Afrique" : pourquoi n'y a-t-il pas de relecture de ces textes ? Cette question nous renvoie à un problème social qui devient inquiétant : il s'agit de la place de moins en moins grande des correcteurs dans la fabrication du livre ; problème que soulignait le journal La Croix dans deux articles dans son édition du jeudi 15 mai 2014. Son constat est sans appel : « bien des éditeurs, épaulés par les logiciels de correction, sont tentés de faire des économies sur ces invisibles correcteurs - rendant soudain visible leur absence ».

Raphaël ADJOBI

Titre : Les malades précieux, 281 pages

Auteur : Obambé Gakosso

Editeur : L'Harmattan, collection Ecrire l'Afrique, 2013  

9 juin 2014

Comment savoir si vous êtes Noir (Félicité Kindoki et Espérance Miezi)

                       Comment savoir si vous êtes Noir

                             (par Félicité Kindoki et Espérance Miezi)

comment savoir si

            Ne cherchez pas sous ce titre de sérieuses réflexions susceptibles de vous faire douter de votre négritude ou de votre "blanchitude". Ce livre n'est ni un essai ni un roman mais une espèce de jeu de piste fait de questions à choix multiples que nous proposent Félicité Kindoki et Espérance Miezi. Leur but est de permettre à chaque Noir de mettre le doigt sur les caractéristiques mais aussi les expériences vécues qui témoignent de son hétérogénéité dans le bain de la société française. Car, selon elles, si par sa couleur le Noir ne se fond pas dans la masse blanche, des mœurs singulières – le fait de parler fort, de ne pas posséder d’animal domestique… - et surtout les réactions, conscientes ou inconscientes, qu’il suscite, sont pour lui des facteurs aggravants.

            L’intérêt essentiel de ce livre réside donc dans les observations relatives aux chocs que vivent les Noirs dans une société essentiellement blanche. On peut par exemple relever que l’école est pour les enfants noirs le lieu où ils subissent les plus grandes blessures de leur vie parce que constamment stigmatisés par les adultes. Le corps enseignant apparaît raciste par ignorance de l'histoire de l'empire français. La lecture de certaines pages de ce livre leur permettrait d’éviter les lieux communs blessants pour leurs élèves noirs. 

            Par ailleurs, les pages présentant les questions et les réflexions récurrentes que l’on rencontre aux quatre coins de la France, dans tous les milieux professionnels, dans les regroupements amicaux ou familiaux mériteraient d’être lues et relues par nos compatriotes blancs. Ils seraient moins bêtes à nos yeux. C’est clairement le message que Félicité Kindoki et Espérance Miezi veulent faire passer. Pourquoi dès qu’un Blanc voit un Noir, il ne trouve jamais rien d’autre à lui dire que : d’où viens-tu ? Tu parles africain ? Pourquoi en compagnie d'un Noir le Blanc se sent-il obligé de dire qu'il aime les Noirs, l’Afrique, les Antilles, qu'il a un ami noir ou une amie noire ? Attitude que nous trouvons tout à fait ridicule ! 

Malheureusement, ce livre-jeu est trop ancré dans le milieu des immigrés récemment arrivés. Et c'est là sa grande faiblesse. Trop d'observations – les premières et les dernières pages – relèvent plutôt d'habitudes africaines que de caractéristiques propres à toute personne noire. Tous les Noirs de France ne se reconnaîtront donc pas dans la grande majorité des observations faites ici. Par exemple, la mauvaise prononciation de certains mots, ou les « expressions favorites », relèvent plutôt de la faiblesse du niveau de langue de la population nouvellement immigrée. Le public noir que vise le livre se trouve donc considérablement réduit malgré un titre accrocheur et résolument généralisateur. Dommage !  

Raphaël ADJOBI

Titre : Comment savoir si vous êtes Noir, 159 pages.

Auteurs : Félicité Kindoki et Espérance Miezi.

Editeur : J’ai lu, janvier 2014.

4 juin 2014

L'ogre nourri par la France dévore ses enfants en terre d'Eburnie (Raphaël ADJOBI)

    L'ogre nourri par la France dévore ses enfants

                             en terre d'Eburnie*

              (Une fable dédiée à Awa Fadiga et Oxane Mandjara)

L'ogre Ouattara 0003

            Tapi dans l'ombre, nourri par des mains étrangères, la bête fut patiemment et longuement engraissée. Quand enfin elle surgit dans toute la splendeur de sa laideur, balayant tout sur son passage avec devant elle les flammes ardentes venues des confins de l'Europe ténébreuse, la foule éburnéenne se mit à trembler d'effroi, croyant sa dernière heure arrivée.

            Rasséréné par ses maîtres étrangers, l'ogre se fit docile et devint berger, drapé d'attributs lui conférant grandeur et considération. En effet, ses adorateurs locaux et ses maîtres étrangers - qui espéraient en tirer de grands profits - pavoisèrent et le déclarèrent le messie de la terre d'Eburnie. L'ogre se mit alors à parcourir le monde, flatté par la magnificence des soins dont on l'entourait et de son nouveau rôle.

            Mais un ogre n'est pas un humain et n'en connaît point les usages. A chacun de ses pas, son lourd appareillage qui fit tant d'effroi ne changea point et ne rassura point. Des villages et des camps de refugiés furent incendiés. Ceux qui avaient trouvé refuge dans les cités voisines de son domaine furent traqués par ses adorateurs et ramenés pour lui servir de jouets dans son cirque morbide. Ils mouraient comme des mouches. L'amour et la joie avaient fui Eburnie. L'ogre festoyait, solitaire ;  et ses maîtres nourriciers - à croire leur profond silence - en étaient contents et fiers.

            Le temps passa. Les victimes belles et grasses vinrent à manquer. A ses pieds ne demeuraient plus que des adoratrices belles et tendres. Ah ! fit-il. Que la nature est généreuse et ingrate à la fois ! De la chair tendre et fraîche que l'on destine à des lits que ma taille m'interdit.  Mon Dieu, quelle infamie ! Quelle profonde blessure infligez-vous à mon âme !

            L'ogre plein d'appétit, outrepassant ses promesses, d'un œil non point rageur mais séducteur, se pencha et attirant vers lui les âmes conquises, se mit à les dévorer les unes après les autres dans le silence béat de ses maîtres européens, qui ne savaient plus s'il fallait l'applaudir ou le maudire, l'abattre ou le caresser davantage.

            Ce n'est pas une entreprise aisée que d'être un éleveur d'ogres. Difficile de savoir jusqu'où peut les mener leur innocence animale. Mais quand on élève des monstres, il faut s'attendre à ce qu'ils se comportent comme tels. Les bruits de frayeur de leurs proies ordinaires devraient être pour le maître des alarmes. Car il n'est pas sûr que l'on puisse bâtir sa fortune sur une terre dévastée et sans amour.

   * Eburnie : l'autre nom de la Côte d'Ivoire    

Raphaël ADJOBI

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