Lectures, analyses et réflexions de Raphaël

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24 octobre 2014

Réflexions sur l'Enseignement français autour de La frabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli

            Réflexions sur l'enseignement français  

 autour de La fabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli                            

La fabrique du crétin 0002

            Depuis mon entrée dans l'enseignement, hormis un travail de recherche universitaire terminé en 1987, je n'ai rien écrit sur les programmes de l'école ou la pédagogie en général. Je me suis abstenu d'émettre, par des écrits, une quelconque opinion sur la politique de l'Education nationale, sur les pédagogies ou méthodes d'enseignement pratiquées en France. Fermement opposé aux néo-pédagogues dont les idées et les méthodes – sans doute salutaires pour quelques nécessiteux – ont été généralisées à l'ensemble des élèves, je n'ai jamais osé porter mes jugements personnels au-delà de mes cercles d'amis. Pourtant, ce n'était pas l'envie qui me manquait.

            Je me souviens avec irritation de cette institutrice de mon fils, alors en première année du cours élémentaire, qui m'expliqua très doctement qu'elle faisait travailler ses élèves étendus sur les couvertures étalées dans le grand espace central de sa classe  afin de leur apprendre à se respecter les uns les autres lors de leurs nombreux déplacements. Par ailleurs, elle s'étonna – sur un ton qui se voulait sentencieux – que mon fils n'eût pas la spontanéité – à six ans – de venir la solliciter à son bureau afin de lui permettre de connaître ses besoins particuliers éventuels.

            En moins d'une semaine, j'avais changé mon fils d'établissement. Après des années universitaires passées à réfléchir sur les théories pédagogiques, je ne pouvais souffrir que l'on m'en propose une sortie de je ne sais quel esprit déraisonnable forgeant des projets déraisonnables pour l'école qui devrait garder sa vocation de former des têtes bien faites et bien pleines. Comme à mon ordinaire, sûr de pas être compris par une disciple des néo-pédagogues, j'ai battu en retraite, la laissant patauger dans ce que je crois aujourd'hui encore, plus que jamais, être une mare d'erreurs.

            C'est dire combien je me sentais bien seul, avant la lecture de La fabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli, à soutenir la décadence certaine de l'enseignement français et par voie de conséquence la décadence du niveau général de la France en orthographe, en culture et en valeurs morales. Je me sentais bien seul à croire que le savoir-être et le savoir-faire résident dans le Savoir, et que sans celui-ci tout le reste n'est que fumée et vent. Combien sommes-nous encore en France à croire en la maxime "Per litteras ad humanitatem" ? (littéralement : par la littérature à l'humanité).

            Bien sûr, ceux qui pensent que le manque généralisé de la maîtrise de l'orthographe - avec ses corollaires que sont la difficulté à comprendre les textes et l'appauvrissement du niveau de  culture - n'est rien d'autre qu'une mutation de la société qui aboutira à quelque chose qui sera jugé normal et ordinaire par les générations futures, n'ont pas tort dans l'absolu. Toutefois, cet optimisme ne peut cacher l'action des élites françaises qui œuvrent discrètement dans les écoles de qualité à préserver leur progéniture de cette décadence que l'on s'applique à nous faire regarder comme une mutation sociale ordinaire dans toute société humaine. Cette attitude est la preuve que ce discours est trompeur. C'est dire que l'élite du pays n'a pas foi en cette mutation dite normale mais la croit juste bonne pour les pauvres.

            Si aujourd'hui, je me permets d'exprimer publiquement mon sentiment sur la décrépitude de l'enseignement français, c'est, comme je l'ai dit, parce que je me sens désormais moins seul à soutenir une telle idée. Par ailleurs, je pense qu'il serait bon que ceux qui éprouvent le même sentiment soient plus nombreux à s'exprimer afin que l'alarme soit plus retentissante pour enfin précipiter les secours compétents au chevet de l'Ecole de la République.

            Car il est surprenant de voir que neuf ans après la publication de La fabrique du crétin, qui connut un immense succès, aucun des grands décideurs de notre système d'enseignement n'a daigné considérer les analyses qu'il présente afin d'opérer un changement des choses. Depuis que l'Etat adapte l'enseignement à notre environnement économique - hautement imprévisible - en multipliant les Bac, a-t-on éradiqué le chômage ? Le combat-on mieux ? Non ! En vidant les filières générales de leur contenu culturel, ne participe-t-on pas à l'appauvrissement général de la France ? Si ! En jugeant les populations des banlieues incapables d'assimiler les grands textes littéraires et en les laissant patauger dans une langue et une culture qu'elles sécrètent elles-mêmes, n'a-t-on pas fini par construire une autre France privée des atouts nécessaires à l'exercice des responsabilités exigées au sommet de l'Etat ? La création des grandes écoles où 80% des étudiants sont issus des grandes familles du pays ne contribue-t-elle pas à pérenniser leur pouvoir sur les plus pauvres ? Enfin, l'illettrisme galopant auquel on refuse les remèdes élémentaires - qui sont le travail régulier et l'octroi à l'enseignement du français des heures qu'il a perdues dans le primaire - ne laisse-t-il pas croire à "la mort programmée de l'école" ?

            Oui, je pense comme Jean-Paul Brighelli que les nouveaux pédagogues semblent les outils très efficaces d'une volonté délibérée des élites dirigeantes françaises de retirer l'échelle qui permet aux pauvres d'accéder aux hautes sphères de la société et de l'Etat.

            L'image de la société française après des décennies d'application des "nouveaux programmes" et des "nouvelles méthodes" d'apprentissage est affligeante. Toutes ces générations conduites comme un troupeau de moutons au Brevet et aux baccalauréats, et auxquelles on a épargné les plus petites peines et qui ont évolué à l'abri de ce fond intellectuel qui seul permet de se battre, sont arrivées inadaptées dans une société qui ne fait pas de cadeau. Mais, comme "il faut du savoir pour oser une protestation", ces générations constituant pour l'économie de marché une masse de travailleurs déqualifiés qui survit, avance dans la vie le dos courbé, la tête entre les épaules, incapable d'émettre le moindre cri. Tous ces hommes muets, bredouillant des futilités pour ne pas trahir leur inculture ou leur illettrisme en se mêlant de discussions sérieuses, s'en vont poussant benoîtement vers leur chère voiture leur caddie débordant de victuailles qui leur donne encore l'illusion d'appartenir à la France des riches quand ils entendent parler de pays pauvres.

            Afin de sortir de la torpeur dans laquelle nous a plongés l'Education nationale pour tout ce qui touche à l'école, aux outils pédagogiques et aux résultats de leurs productions, je vous recommande vivement La fabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli que j'ai eu tort de ne pas avoir ouvert plus tôt. Vous y trouverez des analyses profondes de nombreuses décisions et pratiques qui ont orienté ou modifié l'Education nationale et par voie de conséquence le visage de l'école et la vie ordinaire de la jeunesse de ce début du XXIe siècle. Une jeunesse visiblement condamnée à l'immobilisme et à la satisfaction immédiate par une volonté supérieure.

Raphaël ADJOBI

° La Fabrique du crétin (Jean-Paul Brighelli) ; éditeur : Jean-Claude Gawsewitch, 2005.

° Le nouveau livre de Jean-Paul Brighelli : Tableau noir ; sorti en 2014 chez Hugo & Doc.

Posté par St_Ralph à 22:03 - Enseignement - Commentaires [4] - Permalien [#]

Commentaires

  • Méthodes d'enseignement

    Bonsoir Raphael,

    Je suis arrivée sur votre site par hasard ce soir grâce à la magie Internet. C'est avec intérêt que j'ai lu certains de vos articles et votre réflexion sur l'enseignement de l'Education nationale en France. Je partage votre point de vue au sujet de la lente dégradation et des élites cachées au reste du publique, de temps en temps un reportage à la télé, histoire de dire que cela existe mais prendre le risque de mettre en avant les vrais différences et "moyens" à disposition des élèves les préparant à une entrée dans le monde professionnel dans les meilleurs conditions déjà par le simple fait de la renommée de l'école, au passage ces personnes n'auront jamais besoin de se présenter à une agence pour l'emploi car celui ci les attends déjà à la fin de leur cursus. Les entreprises recrutent en direct ! Petite anecdote, j'avais entendu parler des bienfaits de la méthode Montessori, un jour pour mon fils j'ai poussé la porte d'une de ces institutions histoire d'en savoir plus, les enfants dès la maternelle étaient pris en charge par du personnel bilingue mais le tarif exorbitant m'a fait tourner les talons...
    C'est comme la physique au collège j'avais un niveau médiocre. Ce qu'il me manquait comme je pense à beaucoup d'autres c'était la pratique car un très petit nombre arrivait à suivre des heures de théorie assommante . J'ai eu la joie de proposer dans l'école élémentaire publique o sont inscrits mes enfants une journée sur les thèmes d'expériences scientifiques, les enfants ont beaucoup apprécié ainsi que les enseignants mais l'école n'a pas renouvelé "l'expérience" l'année d'après.
    Au plaisir de vous lire
    Cordialement
    Vanessa

    Posté par Vanessa, 01 novembre 2014 à 02:38
  • Bonjour Vanessa,

    Merci pour ce commentaire qui contient aussi un témoignage que j'apprécie beaucoup. Oui, il est bon que nous soyons nombreux à faire savoir publiquement notre sentiment sur l'école et ses résultats catastrophiques. Oui, de temps en temps, on en fait état à la radio ou à la télévision, comme on évoque une maladie bénigne ou incurable faisant désormais partie du paysage ordinaire. On n'en connaît même plus le responsable, à ce qu'il paraît !
    Aujourd'hui, si on n'a pas les moyens de se payer les grandes écoles, on se situe hors de portée des emplois les mieux rémunérés et aussi des hautes fonctions de l'Etat. Je parie que si la préparation à l'entrée à l'ENA était équitablement assurée sur l'ensemble du territoire et à la portée de toutes les bourses, les enfants des pauvres seraient plus nombreux à accéder à cette école.
    Merci Vanessa pour cette halte sur mon blog. Comme vous avez pu le constater, quand on valide son message, le logiciel du site dit qu'il ne peut être enregistré. A vrai dire, le texte est bien enregistré. Mais par mesure de sécurité, il faut valider deux fois. Après, je m'occupe du texte de trop.

    Bien cordialement et au plaisir de vous lire.

    Raphaël

    Posté par St-Ralph, 01 novembre 2014 à 09:22
  • Tu te sentais bien seul, St Ralph ? Et pourtant, comme tu le vois, tu n'es pas seul, simplement chacun garde pour soi ses observations, sans se douter que bien d'autres font les mêmes.
    Cette fracture qui s'accentue proportionnellement au niveau d'étude est un vrai problème dont les politiques doivent s'occuper, mais où est l'urgence ? Du moment que pour leur progéniture, l'avenir est assuré, les autres peuvent toujours patauger dans la médiocrité, la précarité, et que sais-je encore !

    Posté par Liss, 18 novembre 2014 à 22:04
  • Comment ai-je pu....

    Je n'avais pas pris connaissance de ton commentaire, chère Liss. Une Collègue a relevé cette hypocrisie commune à nous tous, enseignants, que tu soulignes : ne rien dire, même quand on nous propose une méthode ou une direction que notre pratique quotidienne ne peut valider comme bonne pour les enfants. Oui, certains semblent condamnés à la soupe populaire du savoir qui s'avère être la mare aux ignorants.

    Posté par St-Ralph, 15 janvier 2016 à 20:18

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