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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
27 février 2016

Laurent Gbagbo, la CPI et la crise de la conscience africaine

    Laurent Gbagbo, la CPI et la crise de la conscience africaine

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            Ordinairement, les bruits des bottes coloniales de l'Europe piétinant l'Afrique ne nous parviennent pas ou nous parviennent étouffés, déformés. Pire, les Africains qui en sont les victimes ignorent souvent l'identité du porteur de ces bottes au point parfois de les attribuer à un dieu salvateur. C'est ainsi que dans le silence et l'ignorance prospère le colonialisme français. Cachant les véritables raisons de sa présence en Afrique, la France s'applique depuis toujours à diaboliser les opposants locaux à ses entreprises, à entretenir les foyers de discorde provoquant ainsi des heurts afin d'avoir des raisons de maintenir ses armées sur place.

            Depuis la première moitié du XIXe siècle, ce scénario bien réglé que Just-Jean-Etienne Roy* a admirablement détaillé dans sa magnifique Histoire des colonies françaises - un manuel destiné à l'enseignement catholique et enregistré à la bibliothèque des écoles chrétiennes en 1860 - a toujours si bien fonctionné que nul ne s'avise à le voir changer. La France a même fini par persuader l'Afrique francophone que c'est le sort naturel qui lui est assigné dans le concert des nations. Aussi celle-ci voit-elle ses enfants déportés, martyrisés, injustement accusés et tués par les mains coloniales tout en fermant les yeux pour ne pas avoir à réfléchir et à exprimer des sentiments qui seront aussitôt causes d'autres châtiments. Terrorisée, recroquevillée sur elle-même, l'Afrique francophone a donc pris l'habitude de laisser à la main coloniale le soin de lui choisir ses dirigeants ; et chaque fois, elle pavoise de la manière la plus bruyante possible pour mieux cacher sa peur.

                            La goutte d'eau qui a fait déborder le vase

            C'est donc sûr de son impunité et de son pouvoir de propagande pour diaboliser les Africains opposés à ses projets et donc à ses intérêts que la France et son préfet nègre font emprisonner Laurent Gbagbo à la prison internationale de La Haye en 2011, après avoir bombardé durant plusieurs jours sa résidence à Abidjan puis l’en avoir extirpé.   

            En notre âme et conscience, quel Français, quel Européen, quel Africain n'était pas certain que Laurent Gbagbo serait vite oublié dans les geôles de l'Europe ? Quel Français, quel Européen, quel Africain avait cru qu'une poignée de personnes réussiraient à faire de lui l'étendard de ralliement d'une grande majorité des peuples d'Afrique et le caillou dans la botte coloniale française ? Si aujourd'hui Laurent Gbagbo passionne l'Afrique toute entière et bouscule les consciences en Europe, c'est sûrement parce que le continent noir refuse d'être cette image d'Epinal que la France a plantée dans l'esprit de ses citoyens. En d'autres termes, si la coupe a débordé, c'est sûrement parce qu'elle était pleine. Etat de chose que nous montrerons plus loin.

            Force est de reconnaître dès maintenant qu'en janvier 2016, lors de la réouverture du procès de l'illustre prisonnier – procès ajourné en 2013 pour preuves insuffisantes contre le prévenu mais non accompagné de sa libération provisoire ! – la procureure Fatou Bensouda, venue de la profonde Afrique et chargée de remplir l'un des plateaux de la balance judiciaire des maux devant décider définitivement du sort de Laurent Gbagbo, récita avec tant d'exactitude le chapelet des préjugés coloniaux contre les Noirs qu'elle indigna l'Afrique entière. A l'heure où – grâce aux nombreux documentaires révélant la main manipulatrice de l'Europe dans toutes leurs affaires – les Africains sacralisent pour ainsi dire les combats de Patrice Lumumba, de Thomas Sankara, de Sekou Touré et de Kouamé N'kruma, dire devant cette Cour internationale, suivie par des millions de Noirs, que Laurent Gbagbo a lutté et accédé au pouvoir en 2000 pour le conserver par tous les moyens, c'est travestir toute l'histoire de la lutte pour le multipartisme et la démocratie en Côte d'Ivoire et par la même occasion celle des luttes pour l'indépendance économique de l'Afrique ! Demander la condamnation du prévenu en soutenant devant la Cour pénale internationale que c'est son refus de quitter le pouvoir qui est la cause des violences et des crimes du conflit postélectoral, c'est n'attacher aucune considération aux constitutions africaines qui, comme ailleurs dans le monde, confèrent le pouvoir de président de la République à l'élu du peuple. Cette interprétation fallacieuse de la réalité de l'Histoire africaine par une Africaine – qui ne faisait rien d'autre que répéter la décision unilatérale des Occidentaux en marge des règles d'un pays du continent noir – est apparue tout à fait insupportable aux Africains ! Ceux-ci ont eu le net sentiment de revivre les heures tristes des temps anciens où le colon était l'heureux spectateur du nègre donnant avec beaucoup d'application le fouet à un autre nègre !

            L’affirmation de madame Bensouda selon laquelle Laurent Gbagbo s'est accroché au pouvoir est un discours éminemment politique. Car c'est faire entendre qu'il a perdu le pouvoir mais n'a pas voulu le céder. Et quand on sait que personne n'a pu donner la preuve que Laurent Gbagbo avait effectivement perdu les élections, personne – surtout pas une cour de justice internationale – ne doit s'autoriser à insinuer une pareille accusation pour condamner le prévenu. Procéder de la sorte, c'est transformer la CPI en un nouveau Nuremberg* où les alliés se réunissent pour condamner purement et simplement le perdant.     

            Puisque Madame la procureure Bensouda a par ailleurs clamé haut et fort que la Cour pénale internationale n'a pas à se prononcer sur « qui a gagné les élections de 2010 et qui les ont perdues » mais sur les crimes survenus après les élections, il convient de retenir une fois pour toutes que Laurent Gbagbo était officiellement le président de la république reconnu par les institutions de la Côte d'Ivoire au moment des faits. Dès lors, il appartient à la CPI de répondre à ces questions : quel tribunal humain est en droit de condamner un chef d'Etat qui défend l'intégrité de son pays contre un adversaire armé ? Même en supposant que ni l'une ni l'autre des deux parties n'avait de légalité constitutionnelle, quel tribunal humain a le droit de dire que parmi les victimes d'une telle confrontation, celles-ci sont plus importantes que celles-là ?

             La CPI, une cour de justice ou une cour de vengeance ?  

            Nous disions plus haut que le discours de madame la procureure n'était qu'une somme des préjugés européens à l'égard de l'Afrique. Nous pouvons ajouter à cela que le jugement qui va être rendu à La Haye se fera selon la conception européenne de l'humanité. Oui, de même que l'Europe a décrété en 2010 que le président qu'elle a choisi et imposé en Côte d'Ivoire est le seul choix démocratique possible – parce que Europe égale démocratie et Afrique égale barbarie – de même dans ce procès, l'Europe a décrété dès le départ que seule la mort des partisans de M. Ouattara est un crime contre l'humanité. L'Europe, accrochée à sa vieille habitude impérialiste, continue de se voir comme représentant l'humanité toute entière et donc en droit de dire ce qui est humain et ce qui ne l'est pas. Que la CPI sache que le monde entier, en son âme et conscience, estime – en reprenant les termes du philosophe Alain Badiou* – qu’il est absolument « scandaleux, du point de vue de la justice élémentaire, de laisser entendre, même sans le vouloir, même indirectement, qu'il y a des parties de l'humanité qui sont plus humaines que d'autres ».

            En effet, au lieu de voir le malheur à l'échelle de la Côte d'Ivoire, voire même à l'échelle de l'humanité toute entière, les déclarations de madame Bensouda l'ont restreint à la seule identité des dioulas qui auraient été fauchés sur le marché d'Abobo et ailleurs. En d'autres termes, ce qui compte aux yeux de la procureure et de ceux qui la soutiennent dans son argumentation pour condamner Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, ce n'est point le malheur lui-même, mais l'identité des victimes. « Or, ajoute Alain Badiou, l'idée que ce qui compte dans un malheur est seulement l'identité des victimes est une perception périlleuse de l'événement tragique lui-même, parce qu'inévitablement cette idée transforme la justice en vengeance ».  

            Que la CPI et l'Europe retiennent donc que la sentence qui sera prononcée contre Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé sera regardée par toute l'Afrique et les penseurs européens comme une vengeance du camp d'Alassane Ouattara et du pouvoir impérial français. Et comme telle, elle ne peut que préparer des lendemains sombres ; car « la vengeance, loin d'être une action de justice, ouvre toujours un cycle d'atrocités ».       

         Quand l'ignorance devient européenne et la connaissance africaine

            Le procès qui a lieu à La Haye depuis 2013 ne peut raisonnablement occulter le contexte socio-politique de l'Afrique francophone en général et de la Côte d'Ivoire en particulier, où l'omniprésence de la France constitue une influence politique et militaire considérable. Non, ce procès ne peut être raisonnablement mené sans tenir compte du triomphe du capitalisme mondialisé et de la contribution de la France à ses méfaits. Ce qui s'est passé en Côte d'Ivoire ne se résume pas à une simple contestation d'une élection ayant conduit à des troubles avec d'innombrables victimes ; c’est surtout la marque violente de la mise en œuvre de nouvelles pratiques impériales que met en place l'occident pour étendre mondialement le capitalisme.                            

            La déstabilisation systématique des états lointains par l'Europe est désormais connue. L'Irak, la Libye, la Tunisie, le Mali, la Centrafrique, la Syrie, le Yémen sont présents dans l'esprit de tous. Malheureusement en Europe et particulièrement en France, hormis quelques penseurs, la géopolitique laisse les peuples indifférents. Seuls ont de l'importance à leurs yeux l’emploi et la consommation. Mis à part les Grecs, la décrépitude des états sous les coups de boutoir du capitalisme qui voudrait tout privatiser en portant atteinte aux conquêtes sociales ne suscite guère de réactions de masse chez les Européens. En France cette passivité est particulièrement favorisée par un système politique qui, mettant pour ainsi dire le peuple sous cloche, autorise le seul président de la république à s'aventurer à l'extérieur les armes à la main pour assurer à tous la pitance quotidienne. Pendant que les Français sont ainsi enfermés dans leur caverne et refusent de voir la lumière extérieure et le terrain de chasse de leur président qu'ils ont pourvu de toutes les armes modernes, les Africains n'ont cessé depuis une décennie – et plus intensivement encore depuis 2010 – de disséquer et d'analyser les relations entre la France et l'Afrique pour en tirer des conclusions justifiant aujourd'hui leurs regards et leurs discours très critiques.

            Partout en Afrique, partout en Europe, hommes et femmes multiplient les échanges d'informations sur la politique africaine de la France.  Sur les réseaux sociaux, ils postent des vidéos fustigeant l'obligation que la France fait aux pays francophones de laisser plus de la moitié de leurs gains financiers sur la vente de leurs produits d'exportation à la Banque de France. Tous sont conscients de cette confiscation de l'argent de leur pays et la considèrent comme une injustice, un braquage institutionnalisé. Etat de fait que presque tous les Français ignorent. Aujourd'hui, n'importe quel Africain francophone sait que l'indépendance d'un pays est inséparable de la maîtrise de sa propre monnaie. Par conséquent, chacun sait que le franc des colonies françaises d'Afrique (Fcfa) – toujours frappé en France, à Chamalières (Puy-de-Dôme) – imposé comme monnaie d'échange à l'intérieur des pays francophones est une marque de dépendance désormais insupportable. Au nom de sa dignité bafouée par ces dispositions, tout Africain de ce XXIe siècle regarde la France avec animosité et non plus avec crainte. Pendant ce temps, parce qu’aucune institution ne contrôle les actions extérieures du président, le peuple français demeure ignorant de son histoire avec l'Afrique et donc du sentiment que l'on nourrit contre son système prédateur. 

            Pour tous les Africains francophones, l'immixtion de la France dans le choix de leurs dirigeants est devenue désormais intolérable pour une raison simple : ils savent reconnaître ceux qui sont porteurs de leur aspiration à une véritable indépendance économique et au respect de leur dignité. Les Africains savent que les deux éléments cités plus haut – la confiscation d’une partie des gains de leurs exportations et le franc cfa – joints à l'installation d'un pouvoir par la main coloniale, sont les grands facteurs du pillage de leurs matières premières. Voilà le nerf de la guerre qui a suivi les élections présidentielles ivoiriennes de 2010. L'Afrique refuse désormais que l'Europe continue à se considérer le représentant de l'humanité toute entière. L'Afrique refuse à l'Europe ce persistant héritage impérialiste qui fait de sa parole une parole d'évangile.    

            La Cour pénale internationale ne peut pas se permettre de juger Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé en excluant l'histoire de la marche laborieuse de la Côte d'Ivoire et de l'Afrique vers le multipartisme et le respect des institutions. Elle ne peut pas non plus juger Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé en ignorant le poids du capitalisme français qui pèse sur l'Afrique durant cette ère de mondialisation du capital qui déstabilise de nombreux états. Les autorités de la France de 2004, qui avaient faussement accusé Laurent Gbagbo d'avoir bombardé leur camp militaire à Bouaké et tué neuf soldats pour justifier leur volonté de le chasser du pouvoir, sont aujourd'hui poursuivies par les familles des victimes qui les accusent d'être les vrais instigateurs de cette tuerie. En janvier 2016, un Français est entré dans le gouvernement ivoirien pour prendre la direction des grands travaux, c’est-à-dire attribuer les grands chantiers du pays aux entrepreneurs qu'on imagine forcément français. Ce sont là deux faits évidents qui illustrent la présence de la main manipulatrice de la France sur la vie politique de la Côte d’Ivoire.

            Ce serait faire preuve d'une grossière ignorance ou d'un insultant mépris de l'Afrique que de juger Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé en marge de données historiquement connues et vérifiables justifiant des actions étrangères dans les événements ivoiriens et africains. Enfin, condamner Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé parce qu'ils auraient tué des dioulas serait transformer la CPI en une arme vengeresse.

* Just-Jean-Etienne Roy : Histoire des colonies françaises, 1860 ; édit. Mame et compagnie.

* Nuremberg : ville allemande choisie par les alliés pour y juger, devant un tribunal militaire international, 24 hauts dignitaires et 8 organisations du régime nazi, entre le 20 novembre 1945 et le 1er octobre 1946.

* Alain Badiou : Notre mal vient de plus loin ; penser les tueries du 13 novembre ; Ouvertures Fayard, 2016.

Raphaël ADJOBI

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17 février 2016

La France de Charlie Hebdo et la notion de liberté (illustrations : Hani Abbas, Rania de Jordanie ; réflexion : Raphaël ADJOBI)

La France de Charlie Hebdo et la notion de liberté

(illustrations : Hani Abbas, Rania de Jordanie ; analyse et réflexion de Raphaël ADJOBI)

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Les images présentées ici se rapportent toutes à "Charlie Hebdo" qui – adulé par un grand nombre de Français depuis un an – continue à tirer sur tout ce qui ne ressemble pas à la France et au monde qu'il aime. Ce journal peint Christiane Taubira sous les traits d'un animal qui évoque une Afrique sauvage dans l'imaginaire français sans susciter la moindre  indignation. D'ailleurs, la droite extrême de la France a fait de cette caricature l'emblème de l'affirmation de son racisme qu'elle qualifie de décomplexé comme pour lui conférer plus d'animosité et d'irrévérence. Dans le même esprit, le 14 octobre 2015, une élue de Talant - banlieue de Dijon (Côte d'or / Bourgogne) - Marie-Ange Meyer, avait partagé sur sa page Facebook la Une de Valeurs actuelles sur laquelle figurait Christiane Taubira en ajoutant en commentaire : "qu'elle reparte dans sa brousse, les lianes l'attendent". Quand la mort du petit Aylan sur une plage de la Méditerranée a donné à "Charlie Hebdo" des idées plus macabres que la mort - Aylan mort, c'est un tripoteur de fesses en moins ! - le dessinateur palestinien Hani Abbas a décidé de lui répondre en dressant son exact portrait de la plus magnifique des façons ! Un coup imparable qui montre que le talent n'est pas du côté du journal français. De son côté, Rania de Jordanie a tenu par un dessin à signifier à ce journal, aux pensées excessivement primaires, que la France jouit depuis toujours de la contribution des talents des immigrés. Quant à moi, peu doué pour le dessin, je vous livre ma réflexion sur le comportement de ceux qui ne jurent que par la liberté d'expression alors même que leur inculture les empêche de la définir avec précision. 

 "Aylan mort, c'est un tripoteur de fesses en moins", dixit Charlie Hebdo

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Si seulement chacun faisait sienne cette idée que « notre liberté s'arrête là où commence celle des autres », nous éviterions bien des conflits de cohabitation, d'affrontements dévastateurs. Par ailleurs, si nous avions et respections des valeurs en accord avec cette idée et pouvions clairement les énoncer pour montrer aux uns et aux autres la droiture de notre être et de notre manière de faire, notre vie avec les autres n'en serait que plus harmonieuse. 

            Au début du mois de février 2016, une association musulmane du nord de la France a déprogrammé la venue de trois conférenciers étrangers pour ne pas briser la cohésion nationale autour de l'état d'urgence en vigueur. En effet, l'un des conférenciers était connu pour être un farouche opposant au mariage homosexuel. Cette volonté de ne pas inutilement jeter de l'huile sur le feu avait été appréciée par les gouvernants de notre pays. 

            Malheureusement, cette bonne volonté de ne pas mettre le pays en danger, et donc de respecter la liberté des autres, n'est pas le souci de tout le monde. Habitués à jouir des privilèges sans bornes et par conséquent à jouer aux enfants gâtés, certains ont, depuis longtemps, foulé à leurs pieds toutes les barrières de la cohésion sociale et nationale pour faire place à leurs désirs insatiables, à leur égo surdimensionné. Pour Charlie Hebdo et pour tous ses soutiens qui portent en bandoulière leur racisme ancestral, leur inculture et leur imbécilité comme la marque indélébile du Français le plus nombriliste inimaginable, la liberté est synonyme d'absence de contraintes à l'égard de l'autre dès lors qu'il s'agit de quelqu'un qui ne leur ressemble pas. Parce que l'autre est issu ou rappelle par son physique une contrée lointaine, parce qu'il est d'une couleur différente ou ne pense pas comme eux, ils se donnent le droit de dire et de faire ce qu'ils veulent. Attitude qui relève plutôt de l'égoïsme que de la liberté. 

            Tout homme est esclave de ce qui a triomphé en lui et fait de sa liberté acquise un prétexte pour nuire à son semblable. « Prenez garde de ne pas être détruits les uns par les autres » au nom de la liberté, dit la parole biblique (Galates, ch.V-v.15). Oui, toute liberté a ses limites. Celui qui clame être libre de dire ou de faire telle ou telle chose doit être capable en même temps de déterminer les limites de cette liberté affirmée. Certains croient qu'ils sont libres parce qu'ils transgressent les principes moraux, les interdits. Qu'ils sachent que quiconque est incapable de définir les limites de la liberté qu'il affirme est sous l'empire de son égoïsme, de son moi qu'il aime par dessus tout. 

            On voudrait que les enfants aient des valeurs qu'ils respectent. Cependant, les adultes de Charlie Hebdo refusent d'avoir des valeurs, d'être environnés de valeurs que leur cœur et leur conscience respectent. Quelles sont les valeurs qui délimitent la liberté de Charlie Hebdo et de ses défenseurs ? Le jour où ces adultes demeurés des enfants égoïstes – qui n'ont que la liberté à la bouche pour éviter de réfléchir – énonceront clairement ce qui a de la valeur à leurs yeux, ils auront planté le premier drapeau délimitant l'espace de leur liberté.                         

            A chacun de vous je pose ces questions, en vous regardant droit dans les yeux : où sont les limites de la liberté de la France qui lâche des bombes sur les contrées étrangères ? Où sont les limites de la liberté de la France qui foule à son pied la constitution d'un pays étranger en substituant à sa décision la sienne* ? Il appartient à chacun de se demander si les actes de notre pays à l'encontre des autres nations ne sont pas assurément l'expression d'un égoïsme inavoué mais bien évident au regard de la conscience humaine. Celui qui offense gaiement l'autre au nom de la liberté se dispose à tuer au nom de cette même liberté alors que la sienne n'est nullement menacée. Quiconque repousse trop loin l'espace de son champ de liberté doit s'attendre à rencontrer une farouche animosité.   

* En 2010, le Conseil constitutionnel de la Côte d'Ivoire avait déclaré élu président de la République le socialiste Laurent Gbagbo. La France, dirigée alors par Nicolas Sarkozy, fit bombarder le palais présidentiel en avril 2011 pour l'en extirper et installa Alassane Ouattara sur le siège présidentiel. Ce dernier nomme en janvier 2016 le Français Philippe Serey-Eiffel, 58 ans, ministre auprès de la présidence chargé des grands projets, confirmant ainsi qu'il est l'instrument de la France pour veiller sur ses intérêts en Côte d'Ivoire.    

Raphaël ADJOBI

  

10 février 2016

Les musées européens et la tentation de falsifier l'histoire

 Les musées européens et la tentation de falsifier l'Histoire

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Voici une nouvelle mode qui risque de gagner toute l'Europe. A Amsterdam, « alarmé par un nombre croissant de plaintes provenant de ses visiteurs, le Rijksmuseum a chargé un groupe d'experts d'examiner son million d'œuvres d'art, pour retoquer les titres comportant des termes jugés "offensants". Exit les "nègres", "sauvages' et "maures". Place à des qualificatifs plus neutres », lit-on dans le Télérama du 16 au 22 janvier 2016, n°3444.

L'Europe aurait-elle aujourd'hui honte des termes qu'elle employait pour désigner ou pour qualifier les autres peuples ? C'est de toute évidence le cas. Mais cette entreprise de débaptiser les tableaux qui semble partir d'un bon sentiment n'est en fait qu'une négation de la pensée européenne des siècles écoulés. Il faut savoir assumer son passé, même si personne n'est responsable des crimes de ses ancêtres. On en devient responsable seulement quand on s'acharne à les perpétuer dans ses propres actes.

Si les Européens d'aujourd'hui estiment qu'ils n'éprouvent pas à l'égard des Noirs le même sentiment que leurs ancêtres, c'est une chose réjouissante. Cependant, le fait qu'ils veuillent gommer les sentiments de ces ancêtres est une manière de travestir l'histoire. Les faits doivent rester les faits, et les pensées d'une époque celles d'une époque. Nous n'avons pas le droit de les effacer et les remplacer par les nôtres. Nous avons tout au plus le droit de ne pas les exposer si nous avons peur de choquer l'autre. En aucun cas, nous n'avons le droit de falsifier ce qui a été.

Interrogée par le journal Télérama sur cette volonté de ce musée de falsifier l’histoire, voici ce qu'en pense Ségolène Le Men, historienne de l'art et enseignante à Paris Ouest-Nanterre-La Défense.

Que pensez-vous de l'initiative du Rijksmuseum ?

            Le plus choquant, c'est son côté idéologique, qui a davantage à voir avec la censure morale. L'établissement pourrait tout à fait ajouter, sur le cartel qui accompagne l'œuvre, un commentaire qui la remette dans son contexte. Car on peut commenter l'histoire, la contester, mais les faits sont les faits ! S'agissant, par exemple, d'un tableau, c'est d'autant plus absurde que l'image peinte ne disparaîtra pas. Que l'on traduise un titre pour exposer une œuvre à l'étranger, ou que l'on modifie un titre qui n'a pas été donné par l'artiste et qui a déjà évolué, c'est une chose. Mais qu'une administration s'arroge le droit de procéder à une aussi vaste campagne de retitrage (à fortiori concernant les titres autographes, donnés par leurs auteurs) me semble abusif.

Comment sont apparus les titres des œuvres ?

            Pendant longtemps, les œuvres n'étaient pas titrées. On reconnaissait des scènes ou des motifs, mais le titre (de même que la signature de l'artiste) a émergé plus tard : tout s'est développé avec les institutions et le marché de l'art. Les inventaires, les catalogues, la critique, les salons, les collections et les musées ont contribué à la fixation et à l'utilisation de titres. Les artistes sont devenus conscients de leur importance. Aujourd'hui, le titre est un peu l'indexe de l'œuvre, il la désigne et en oriente l'interprétation.

Sophie Rahal (parties en italique)  / Présentation : Raphaël ADJOBI          

5 février 2016

Les classes bi-langues dans l'enseignement français : de la poudre aux yeux

       Les classes bi-langues dans l'enseignement français :

                                     de la poudre aux yeux

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            Ce n'est point la reculade de la ministre de l'Education nationale sur sa réforme prévoyant la progressive disparition des classes bi-langues qui motive la course de ma plume mais bien l'agitation née de cette soudaine passion des Français pour l'enseignement des langues étrangères qu'ils portent désormais aux nues. On dit souvent que les moins instruits sont ceux qui font le plus de bruit quand il s'agit de parler de l'instruction des enfants ; et la chose est d'autant plus vraie pour les Français qu'ils n'ont jamais été reconnus doués pour les langues étrangères. Environnés de cinq pays – en comptant le Portugal – dont les langues sont tombées dans le domaine international, nous demeurons toujours plus mauvais que chacun de nos voisins. Peut-être – je dis bien peut-être – les Alsaciens seraient-ils les seuls à profiter avantageusement de l'allemand et à être très nombreux à le pratiquer couramment. L'histoire de cette région aux frontières très fluctuantes avec nos voisins Germains ne serait pas étrangère à cette singularité dans le paysage linguistique français.

            Un constat s'impose donc : là où le voisinage et les échanges naturels ont échoué, l'Education nationale s'acharne, depuis des décennies, à faire du Français commun un usager régulier et correct de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, et dans une moindre mesure de l’italien et du portugais. Combien de milliards notre pays a-t-il investis dans l'enseignement de ces langues pour nous éviter de paraître ignorants ou bêtes lorsqu'un touriste étranger nous adresse la parole dans sa langue ? Honnêtement, quel changement avez-vous noté autour de vous depuis la fin de vos années d'apprentissage des langues étrangères ?

                                    Une querelle de clochers

            Que chacun considère que dans la ville où il réside un très grand nombre des habitants ont étudié l'anglais de la sixième à la terminale en raison de trois heures par semaine. Cela revient à dire que dans votre ville des millions et des milliards ont été dépensés pour que vous puissiez comprendre et vous faire comprendre d'un Anglais. N'est-ce pas cela ? Eh bien, n'importe quel enquêteur peut se promener dans les rues de votre ville pour constater le résultat de cet enseignement. Le manque de pratique faisant perdre rapidement les quelques notions apprises, sur - par exemple - une population de dix mille habitants ayant bénéficié de l'apprentissage de l'anglais pendant sept ans à raison de trois heures par semaine, vous trouverez à peine dix personnes capables de comprendre et se faire comprendre d'un touriste anglais égaré. Il est certain que dans n'importe quel domaine on jugerait un tel investissement inutile parce qu'absolument pas bénéfique au plus grand nombre. Il faut donc dans le domaine de l’enseignement des langues apprendre à proportionner les investissements aux bénéfices que l'on en tire ; surtout que nous sommes loin d'une question de santé publique. La plantation qui produit peu ne mérite pas que le paysan passe trop de temps à la soigner quand celui-ci connaît l'inutilité de ses efforts. Quel est le professeur de français qui serait fier d'enseigner sa matière dans quelque contrée perdue du monde avec la ferme conviction que ses élèves ne sauront jamais se servir du français ou ne pourront jamais en tirer quelque bénéfice ? Mais le plaisir, me direz-vous ! Le plaisir à ce prix-là, je me ferai violence pour manger des épinards plus souvent, répondrai-je. 

            Ne rêvons pas. Soyons raisonnables. La bataille autour des classes bi-langues n'est que de la poudre aux yeux qui n'a même pas la prétention de cacher la misère de la France en matière de maîtrise des langues étrangères. Toutes les envolées lyriques autour de la question ne sont que les effets de deux luttes d'intérêt. D'une part, les chefs d'établissement veulent par l'enseignement de deux langues au même niveau attirer un grand nombre d'élèves parce qu'ils savent que les parents ont, dans leur for intérieur, l'idée que c'est le moyen le plus sûr de faire entrer leur progéniture dans une bonne classe. Nier ce fait serait mentir. Depuis toujours, les parents savent que le choix de l'allemand et du latin évite à leur enfant les classes surchargées ou difficilement gérables par le comportement de certains élèves. Mon expérience personnelle me montre régulièrement que quelques parents d'enfants en difficulté scolaire choisissent le latin pour leur enfant avec l'assurance de le voir évoluer dans une structure privilégiée, avec les meilleurs. D'autre part, c'est l'Etat qui ferme délibérément les yeux sur cette prolifération des classes bi-langues parce qu'il n'est pas contre les quelques emplois nouveaux et aussi pour éviter un mécontentement de plus sur la question scolaire. Dans le social ou dans l'enseignement, l'Etat sait que la dépense est minime. Et au regard des chiffres du chômage, il vaut mieux quelques embauches ou quelques heures supplémentaires là où c'est possible ; qu'importe le maigre bénéfice que le pays en tirera. Des chômeurs en moins c'est la paix sociale qui est préservée.

            Ces deux luttes conjointes produiront inéluctablement le même résultat : un bénéfice maigre ou nul pour les enfants, les familles et la société. Mais, ce résultat-là, parce qu'il n'est pas immédiat, tout le monde refuse d'en parler parce qu'il faut vivre d'illusions parfois. La multiplication des classes bi-langues ne modifiera en rien le paysage linguistique ou social français dans six ou dix ans. Les familles qui jugeront la langue étrangère utile à la formation ou à l'emploi de leur enfant devront toujours ouvrir leur bourse pour des séjours d'immersion à l'étranger.

            En effet, apprendre deux langues au même niveau dans nos établissements ne fera jamais d'un enfant un bon praticien de ces langues. D'ailleurs, en parlant de « bi-langues » au lieu de bilingue, les promoteurs ont inconsciemment voulu que le son "an" rappelle à chacun notre bon vieux « franglais ». Oui, les collèges et lycées français ne forment tout au plus que de petits « franglais », de petits « franlemands », de petits « francastagnettes » et de petits « franpizzas ». Des parlers qui ne permettent ni une communication entre Français ni une communication avec le visiteur étranger. Par ailleurs, la reculade de la ministre de l'Education nationale ne fait que créer une injustice puisqu'elle est partielle. En acceptant en effet que certaines zones du pays poursuivent l'expérience des classes bi-langues, elle permet que s'installent dans l'enseignement d'évidentes inégalités. 

              Pendant ce temps, on oublie l'essentiel

            Franchement, ne sommes-nous pas ridicules de nous battre pour les langues étrangères alors que nos enfants sont trop nombreux à ne plus savoir lire ou comprendre la langue française ? Comment peut-on réussir à apprendre par l'écrit une langue étrangère à un enfant qui ne sait pas écrire correctement dans sa propre langue ? On oublie trop souvent que l'on apprend plus facilement une langue étrangère quand on maîtrise la sienne. Dans le cas contraire, seule l'immersion totale dans le pays de la langue choisie nous permettra de la maîtriser sans passer par la nôtre.

            Il serait bon que chacun relativise l'importance que prend parmi nous cette querelle autour des classes bi-langues. Il n'y rien à y gagner. Monsieur Jean d'Ormesson – de l’Académie française – qui s'est tout à coup découvert un talent de grand défenseur de l'enseignement de l'allemand ne fait rien d'autre qu'endosser son habit de défenseur de la réconciliation franco-allemande. En effet, si dans notre pays l'allemand a bénéficié de la politique de réconciliation à tout prix avec notre voisin, l'enseignement de cette langue ne décolle toujours pas hors de l'Alsace malgré les campagnes de promotion des chefs d’établissement. Dans beaucoup d'établissements, de nombreux professeurs d'allemand font cours devant moins de dix élèves. Les bons résultats dont ils se vantent ne sont donc nullement le reflet de leur talent mais un désaveu qui s'est transformé en privilège. Leurs collègues qui ont trente élèves, voire plus de trente-cinq – j’ai personnellement eu une quarantaine d’élèves en classe d’espagnol – et parviennent à quelques bons résultats sont les plus méritants à mes yeux.

            Compte tenu du maigre résultat de l'enseignement des langues étrangères dans notre pays, nous devons considérer leur pratique dans nos classes comme une initiation, une découverte ouvrant au monde comme la musique, les arts plastiques, et l'éducation sportive. Que chacun comprenne qu'il n'est pas question pour les professeurs de faire de nos enfants et petits-enfants des petits Anglais, de petits Allemands, de petits Espagnols, de petits Italiens... Comme pour la musique, les arts plastiques et l'éducation sportive, l'enseignement des langues étrangères doit permettre à celui qui les découvre de voir la possibilité qui s'offre à lui de choisir une voie et de la poursuivre s'il en a la volonté ou s'il se sent quelque talent pour le faire. On ne sort pas du collège ou du lycée musicien, peintre, dessinateur, bilingue ou trilingue. On en sort avec une passion pour l'une ou l'autre de ces activités qu'il convient de poursuivre pour en faire un usage pour le plaisir ou un usage professionnel. Il est donc tout à fait inutile de consacrer à ces enseignements de découverte plus de temps qu'il n'en faut. Il faut savoir raison garder et privilégier l'essentiel dont la négligence nous fait tant de mal.

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Mon livre - Les impliqués 2

 

Raphaël ADJOBI

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