22 mars 2016
Une colère noire (de Ta-Nehisi Coates) et la préface ambiguë d'Alain Mabanckou
Une colère noire
(Ta-Nehisi Coates)
Et la préface ambiguë d'Alain Mabanckou
L’Américaine Toni Morrison, Prix Nobel de littérature, a eu les mots justes pour qualifier le ton de ce livre et par la même occasion la place que prend désormais son auteur dans la littérature noire américaine. Selon elle, Ta-Nehisi Coates remplit le vide intellectuel laissé par la mort de James Baldwin. En effet, celui qui a aimé La prochaine fois le feu aimera sûrement Une colère noire. Toutefois, deux éléments de la présentation du bel essai de Ta-Nehisi Coates ne manqueront pas d’interpeller de nombreux lecteurs au point même de provoquer chez certains de l’indignation. Et ce sont ces deux éléments qui sont l’objet de mon analyse ici.
Un titre inadéquat et réducteur
D’abord, on se demande pourquoi le titre original « Between the world and me » - Entre le monde et moi - est devenu « Une colère noire », réduisant ainsi le contenu du livre à une colère d'une grande intensité. Le titre français ne convient absolument pas parce qu’il n’est pas question dans ce roman d’une simple colère ; si grande soit-elle.
L’on ne fait pas l’éducation de son enfant avec une pédagogie construite sur la colère. On ne peut donc croire que cette lettre de l'auteur à son fils est destinée à lui transmettre une colère nourrie par les violences policières à l'égard des Noirs. Non ! Le contenu de cette lettre va beaucoup plus loin dans l'analyse des faits présents et passés et aboutit à l’affirmation claire de la haine d’un état de fait, d’une pensée unique. Laquelle ? L’auteur hait le fait que certains parmi nous en se déclarant Blancs ont établi une hiérarchie dans la diversité des êtres dont la prééminence de couleur revient à la leur. Oui, il a fait le constat que « le progrès de ceux qui se croient Blancs est fondé sur le pillage et la violence » ; aussi travaillent-ils à la perpétuation et à la maîtrise de leur domination. C’est la haine de ce système destructeur que clame ce livre. C’est donc une leçon de sagesse qui pousse l’auteur à demander à son fils d’ouvrir les yeux sur la réalité américaine et l’impasse dans laquelle pourrait le conduire la poursuite du rêve américain ; car les crimes impunis des policiers blancs sont la preuve qu’en face un autre rêve est au pouvoir et tient à y rester. Ce n’est pas la colère qui anime Ta-Nehisi Coates en écrivant cela mais la haine d’une machine infernale ; car « la haine, tu ne peux pas lui faire baisser les yeux ».
Par ailleurs, en optant pour "Une colère noire" comme titre, l'éditeur n'a pas tenu compte de la citation de Richard Wright qui introduit le livre. Il y est question de « la chose [...] s'interposant entre le monde et moi ». On peut croire sans se tromper que cette pensée de Richard Wright a influencé le choix du titre en anglais « Between the world and me ». Oui, entre les êtres à la peau sombre et le monde s'est glissée l'idée de « race » proclamée par ceux qui se sont déclarés Blancs avec l'idée d'une hiérarchie de valeur basée sur la couleur de la peau ! « Nous attribuons des noms aux étrangers que nous haïssons et nous nous trouvons dès lors confirmés dans notre appartenance à la tribu ». Voilà exactement ce que les Blancs ont fait. Et tous leurs actes de pillage et de violence participent à la préservation de leur tribu et à la pérennisation de sa suprématie ou sa domination. « Cette violence [que le Blanc a glissé entre lui et le Noir] n'a rien de magique ; elle avait été conçue d'une façon cohérente » ; de même que « les tenants de l’esclavagisme possédaient des arguments, organisés selon une véritable théorie raisonnée, éloignée de toute improvisation » comme le soulignait si bien Olivier Merle dans Noir négoce. On comprend donc que pour Ta-Nehisi Coates c’est le rêve du Blanc qui tue le Noir.
Une préface ambiguë
Le deuxième élément qui retient l'attention et suscite l'indignation est le contenu de la préface d'Alain Mabanckou. Connaissant ses idées qui lui valent la détestation de très nombreux Noirs de France, j'avoue sincèrement que son seul nom rivalisant avec celui de l'auteur au sommet de la première de couverture m'aurait détourné du livre si je n'avais pas entendu l'auteur sur les ondes de France Inter. Par ailleurs, au regard des échos que j'avais du livre, le choix de l’auteur du Sanglot de l’homme Noir pour signer la préface m'avait paru très surprenant.
Alain Mabanckou a-t-il été choisi pour donner la réplique à l'auteur ? Voulait-il se poser en Noir français réfutant la vision de la relation entre le Blanc et le Noir que souligne Ta-Nehisi Coates ? Naviguant entre éloignement et rapprochement, entre éloge et critique à peine voilée, Alain Mabanckou prend ses distances avec Ta-Nehisi tout essayant de ne pas se fâcher avec lui.
Comme à son ordinaire, notre homme qui – dans Le sanglot de l'homme Noir – pointait du doigt ces « Africains (qui) en larmes alimentent sans relâche la haine envers le Blanc » ne manque pas de relever les antagonismes qu'il a pu observer entre les Noirs eux-mêmes selon leurs horizons, leur peau métissée ou foncée ; et cela pour dire à Ta-Nehisi Coates que la violence dont il parle n'est pas propre à l'homme blanc. Il lui fait observer que les Africains ont fait de leur continent « le monopole de la source, une source dans laquelle tous les lamantins éloignés reviendraient boire ». Il reproche aux Noirs Américains d'avoir « érigé (leur) passé d'esclave (en) élément constitutif de l'identité noire américaine, bien au-delà de l'appartenance à la nation américaine ». Pour illustrer son propos, il donne son propre exemple : « Aux Etats-Unis, j'ai en permanence le sentiment que je ne serai pas intégré dans la communauté noire américaine. [...] Parce que je ne peux revendiquer votre passé de la captivité ». Si ce n'est pas un règlement de compte, c'est un vrai réquisitoire pour condamner les idées de l'auteur américain.
Quant aux violences policières que Ta-Nehisi Coates dit être un héritage de l'esprit du passé esclavagiste de l'Amérique, Alain Mabanckou les réduit à un phénomène récent : « L'Amérique, [...] ces derniers temps, traverse des turbulences sociales marquées par des bavures policières contre les Africains-Américains ». Sous sa plume, les violences délibérées, exécutées avec force acharnement par des policiers américains sur les personnes noires sont récentes (« ces derniers temps ») et même de simples « bavures » – c’est-à-dire des erreurs ou des abus de pouvoir. En d'autres termes, il nie le lien étroit que l'écrivain américain établit entre ces violences délibérées et impunies d’une part et les coups de fouet qui accompagnaient le travail de l'esclave ainsi que les lynchages qui se sont poursuivis jusque dans les années 1960 et 1970 d’autre part.
Sûr du caractère récent des violences policières américaines à l'égard des Noirs et de l'absence de tout lien avec le passé esclavagiste, Alain Mabanckou dit que Ta-Nehisi Coates « apporte une modernité et une fraîcheur de regard qui remettent en selle les grands principes civiques ». Ce qu'il voudrait un éloge n'en est pas du tout ! Que veut dire « un regard moderne » ? Où est-elle la modernité de ce regard ? Ces tueries policières sont-elles modernes ? Leur dénonciation est-elle moderne ? Voir la communauté blanche américaine comme une tribu protégeant son pouvoir de domination et perpétuant un héritage est-il moderne ? Ne nous trompons pas : Alain Mabanckou tient à contredire l'auteur américain à qui il fait remarquer que « la communauté noire est [aussi] actrice de ces affrontements ».
En moins de dix pages, Alain Mabanckou ne fait rien de plus que relever les fautes et les antagonismes des Noirs pour minimiser la portée du message de l'auteur américain. Il se permet même, pour finir, de lui donner un conseil : « Pour mieux combattre la haine, cher Ta-Nehisi Coates, j'ai toujours utilisé les deux armes qui sont en ma possession, et ce sont elles qui nous unissent, pas notre couleur de peau : la création et la liberté de penser ».
On est tenté de demander à notre moralisateur depuis quand la création et la liberté de penser ont-t-elles empêché un Noir d'être victime du racisme dans les rues de Paris ou de New-York ? Depuis quand la liberté de penser et de créer a-t-elle permis d'éviter le racisme de la suprématie blanche aux Etats-Unis ? Depuis quand la liberté de penser et de créer a-t-elle empêché la France de s'appliquer à gommer le passé des Noirs dans les manuels scolaires pour perpétuer la France blanche afin qu'elle regarde toujours le Noir comme l'étranger condamné indéfiniment à s'intégrer ? Ce n’est pas parce qu’un Noir a réussi à sortir du trou dans lequel sa communauté a été jetée qu’il doit se permettre de dire que l’effort individuel est la voie de sortie pour les siens. Un Noir européen est-il bien placé pour faire la leçon à un Noir américain en matière de combat contre le racisme ? Dans ce domaine, reconnaissons qu’il est préférable de se fier à l'expérience d’un Américain qui dit à son fils : « la lutte, c'est la seule part du monde que tu peux contrôler ».
Cette préface est assurément une attaque supplémentaire d'Alain Mabanckou contre la haine que de très nombreux Noirs manifestent à l'égard d'un système – je dis bien d'un système – qui prône et cultive la suprématie blanche par tous les moyens y compris la violence. Avec lui, quand on parle de racisme, il écrit un roman – Black Bazar – pour montrer le « racisme » entre les Noirs ; quand on parle de l’esclavage, il vous lance « faut-il rappeler […] l’esclavage des Noirs par les Noirs ? » (Le sanglot de l’homme Noir). Il lui restait à nous jeter à la face que « la communauté noire est [aussi] actrice des affrontements » avec les policiers blancs. C’est désormais chose faite. Ceux qui jusque-là ignoraient que quand on touche à l'homme blanc on trouve Alain Mabanckou sur son chemin, le gourdin à la main, savent maintenant à quoi s’en tenir. Car Alain Mabanckou s'est définitivement déclaré le vigile de l'homme blanc.
De toute évidence, la France use et abuse de l'auteur du Sanglot de l'homme Noir sans doute parce qu'il serait pour l'heure le seul écrivain noir en vue dans l'hexagone. Il lui faut tout de même veiller à ne pas faire d'un phénomène de mode une science absolue. Le lecteur sera seul juge de la pertinence du discours de Ta-Nehisi Coates dans cet excellent livre dont la lecture bouscule les consciences et suscite un regard particulier sur la difficile cohabitation entre le Noir et le Blanc depuis la naissance de la notion de "race". Un livre plein de franches vérités mais au ton moins rageur que La prochaine fois le feu de Baldwin parce qu'empreint d'une sagesse toute pédagogique.
Raphaël ADJOBI / La reprise intégrale de texte est interdite
Titre : Une colère noire, 203 pages
Auteur : Ta-Nehisi Coates, 2015.
Editeur : Autrement, 2016 pour la traduction française.
Commentaires
Merci, cher ami. Ta rapide réaction témoignage de ton exaspération devant certains comportements des Noirs. Certains n'attachent aucune importance à la préface des livres et pour cette raison ne la lisent pas. Je n'avais pas terminé "Le sanglot de l'homme noir" parce que son auteur m'avait exaspéré. J'avais pensé à lui répondre sur un point précis mais j'ai laissé passr le temps et... En tout cas, le ton de sa préface du livre de l'Américain ne m'a pas plu et j'ai constaté autour de moi qu'il ne plaît pas du tout. Et comme j'ai le défaut de ne pas laisser les crimes impunis....
Bonjour,
je viens de tomber sur votre article, que j'ai lu en entier car très intéressant !
(Fausse) coïncidence : Ta-Nehisi Coates ET Alain Mabanckou seront en rencontre ensemble lors du Marathon des mots (23-26 juin 2016), le festival de littérature de Toulouse.
Je pense que ce n'est pas vraiment dans votre coin, mais à tout hasard...
En tout cas, merci pour votre article, et les sujets épineux qu'il soulève.
Chaleureusement,
GladysMerci de nous faire partager votre goût de la littérature d'abord. Votre délicieuse écriture. Qui laisse entrevoir et facilite la compréhension. J'espère que ce blog va contribuer à notre prise de conscience. Mabanckou est un frimeur . On peut facilement percer quand attaque sa propre communauté au USA. Je ne sais pas où ce mec a étudié. Mais il écris n'importe quoi. Pourvu que ça marche. Je ne lis pas ces livres. Car on sait très vite à quoi s'attendre quand il parle. Il est bidon!
Merci, cher ami, pour ce message. D'Alain Mamanckou, j'ai lu deux romans et un essai. "Verre cassé" est un très bon roman ; l'autre sans intérêt particulier. Pour moi, Alain Mabanckou est un mauvais essayiste ; ses réflexions manquent d'étoffe. Elles sont toutes semblables au contenu de la préface de ce livre.
Je m'excuse pour qques fautes dans mon commentaire. Il faut être vigilant quand on écrit avec l'IPhone .
Je voulais ajouter que vous avez un sens inné de l'analyse et souvent le ton et les sont justes. Si bien que on est tout de suite au cœur du sujet . Avec l'atmosphère. .. un véritable pédagogue. En tout cas je retrouve bcp de ce qui m'a fait aimer la littérature: l'imagination , l'évasion. Mais surtout la profondeur et le sens. Tout cela réveille en moi , une passion enfouie . Qui va peut-être rejaillir. Merci pour ça.Bonjour
Je découvre votre blog et je suis ravi de savourer votre analyse ,j’ai lu ce roman très très riche en références et surtout le courage et le talent d’un écrivain.
J’avais du mal à lire ce roman pendant mes’ ballades dans le tram et métro à cause du titre effectivement qui pose problème avec le contenu.
Je dois encore le relire tellement il m’a marqué,j’envisage acheter. Son second qui est préfacé part TAUBIRA en espérant retrouver le talent constant de cet écrivain.
MeToi pour la clarté de votre très analyse et bonne continuation.-
C'est interressant que ce désaccord entre Mabanckou et coates que certains trouvent deplacés, trouve un échos particulier au profond desaccord entre coates et corneel west qiui reprenait une partie des reproche de Mabanckou et de la cecité de coastes vis a vis d'obama
et de sa politique
https://www.youtube.com/watch?v=woXHGP1-WOQ
la diversité intellectuelle reste toujours une friction particuliere dans la communauté noire, surtout concernant le rapport au blanc et de l'autonomie intellectuelle
beaucoup de livre sur des versant que j appellerai " d opposition" a la fameuse grille de lecture du "systeme blanc"
mais peu face aux alternatif , cornel / larry elder ou autre thomas sowell
Et oui Saint-Ralph le problème du Noir c'est qu'il se sent obligé de se justifier vis à vis du Blanc cela est notre drame. Tu as su bien relevé la contradiction de l'Être Alain Mabanckou. Il est victime comme plein d'intellectuels africains du syndrome de la perfectibilité de l'etre noir vis a vis de son bourreau. Il faut faire avec et se tourner vers la jeunesse.