25 février 2019
La France noire, une association pour apprendre le passé des Français noirs (un entretien réalisé par Liss KIHINDOU)
La France noire
une association pour apprendre le passé des Français noirs
(Un entretien réalisé par Liss KIHINDOU pour AMINA)
Comment est née l’idée de cette association ?
L'idée est partie d'un travail avec une classe de 5è en 2012. Suite à la lecture de Cannibale, le désormais célèbre roman de Didier Daeninckx, j'avais réalisé avec mes élèves une exposition sur «Les expositions coloniales» en y intégrant quelques figures noires françaises célèbres. Face au franc succès de ce travail présenté lors des portes ouvertes de l'établissement, je me suis dit que l'expérience méritait d'être poursuivie.
Qu’entendez-vous par « La France noire » ?
Le nom de l'association est choisi en réponse à toutes celles et tous ceux qui pensent que la France est blanche et catholique. Non, la France n'est pas blanche ! Elle ne l'est pas, de manière officielle, depuis 1848, date de l'abolition de l'esclavage. La France a aussi participé à la colonisation de l'Afrique et a fait des Noirs ses sujets jusqu'au début des années 1960. Les nouvelles générations doivent absolument savoir ces vérités. Quant aux adultes qui ne sont pas habitués à associer le nom France au mot «noir», nous leur offrons l'occasion de prendre une nouvelle habitude conforme à la réalité. Précision non négligeable : nous avons l'agrément académique - donc l'autorisation de l'Education nationale - pour faire ce travail.
Votre action est-elle bien accueillie ? Quels sont vos partenaires ?
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, militer pour l'enseignement d'une histoire qui ressemble à la réalité de la diversité de la population française est très bien accueilli dans les établissements scolaires. L'Education nationale prône l'enseignement de la citoyenneté. Cela nous encourage à nous appuyer sur la vérité scientifique pour amener les jeunes à changer leur regard sur eux-mêmes et sur les autres, à entendre un discours différent de ceux qui se veulent officiels. Pour consolider nos bases dans le paysage national, nous avons établi un partenariat avec la mairie de Joigny (89 Yonne) pour commémorer chaque 10 mai l'abolition de l'esclavage. Par ailleurs, nous avons le soutien du Conseil départemental et du crédit Mutuel. Mais nous ne pourrons rayonner qu'en établissant des partenariats avec d'autres associations comme Afrique sur Loire, par exemple.
Vous avez réalisé des expositions remarquables, que vous proposez aux établissements scolaires. Ceux-ci vous ouvrent-ils facilement les portes ? Quelle est la réaction des élèves ?
Nos expositions ainsi que les discours qui les accompagnent sont très appréciés des élèves et des enseignants. C'est très réjouissant. Par exemple, les élèves comprennent très vite la logique de l'esclavage des Noirs dans les Amériques qui consiste à terroriser par la violence des êtres habitués à la liberté. J'aime leurs applaudissements à la fin de mes interventions... Malheureusement, les établissements scolaires ne s'ouvrent pas aussi aisément aux intervenants extérieurs. Dans le système administratif de l'Education nationale, il n'est pas évident de savoir à quelle porte frapper. A vrai dire, il faut surtout compter avec la sensibilité de la personne qui recevra l'information concernant nos expositions. Il convient aussi de retenir que dans cet univers, le bouche-à-oreille fonctionne mieux que le courrier postal ou électronique.
Vous avez à ce jour noué plusieurs contacts, notamment avec des ambassades africaines, sont-elles toutes prêtes à vous accompagner ?
D'une façon générale, les ambassades africaines refusent d'aider les associations françaises. Est-ce une question de devoir de réserve ? En tout cas, les courriers que nous avons reçus disent qu'elles ne disposent pas de budget pour aider les associations. Seuls des hommes sensibles à l'idéal de fraternité que nous prônons à travers nos expositions acceptent de nous recevoir et nous aider. C'est ce qu'ont fait les ambassadeurs du Togo et de la Guinée, chacun à sa manière.
Quelle est votre plus grande fierté et quel est votre plus grand regret, depuis que vous avez commencé cette aventure ?
C'est chaque fois une grande fierté pour moi d'entendre les élèves me poser cette question : «pourquoi ne nous enseigne-t-on pas tout ce que vous nous dites ?» C'est la preuve qu'ils ont compris que les manuels scolaires n'ont pas toujours raison. Il est important d'apprendre à douter afin de sortir de l'ombre pour aller vers la lumière. Par ailleurs, avoir exposé à l'ambassade du Togo, sans avoir aucun lien avec ce pays, a été pour moi une belle conquête. Je n'oublierai jamais cette main tendue de Son Excellence M. Calixte Madjoulba qui nous a permis de rebondir alors que les demandes d'intervention étaient rares au premier semestre 2018. Un regret - qui ne doit pas en être un puisque le fait ne dépendait pas de nous - c'est de ne pas avoir pu exposer à l'Unesco, à Paris, alors que nous étions programmés pour le 19 novembre 2018 et que l'historien Pascal Blanchard avait accepté d'être le parrain de notre association pour plaider sa cause auprès des ambassadeurs africains. Mais nous n'avons pas renoncé à ce projet.
20 février 2019
Des Marchés et des Dieux, comment l'économie devint religion (Stéphane FOUCART)
Des Marchés et des Dieux
Comment l'économie devint religion
(Stéphane FOUCART)
Saviez-vous que la bourse de Paris dont l'architecture évoque une église ou un temple a été construite sur les ruines d'un couvent ? Saviez-vous que «la majorité des Bourses européennes bâties au XIXe siècle présentent peu ou prou des caractéristiques identiques - péristyle, fronton, plan quadrangulaire», ces mêmes signes extérieurs du sacré ? En partant de ce constat évident aux yeux de tous, Stéphane Foucart nous explique comment le dieu Marché - et non le dieu argent - a détrôné le Dieu de l'Eglise catholique qui a dominé l'Europe jusqu'au XVIIIe siècle après avoir lui-même détrôné les dieux romains.
Devant cette évidente analogie entre le culte chrétien et la Bourse qui est le temple du dieu Marché, le lecteur ne peut que nourrir un ardent désir de comprendre. Et au fil des pages et des chapitres, notre curiosité est sans cesse renouvelée parce que nous avons le sentiment de découvrir les coins et recoins de la caverne d'Ali Baba. Ainsi, nous avons une explication claire du PIB (produit intérieur brut) - qui ne mérite absolument pas qu'on lui accorde l'importance qu'il a parmi nous - et une vision limpide des pratiques mises en place par les grands serviteurs des Bourses et des Marchés (Paris, Londres, New York, Tokyo...) pour faire entrer les pauvres et les secteurs de la vie ordinaire - eau, électricité, hôpitaux, enseignement, la poste - dans le marché de la consommation et donc de la croissance devenu le credo des économistes. Même le trafic d'organes humain est devenu un marché à conquérir pour nourrir la croissance et le PIB qui mesurent l'intensité du fonctionnement des Marchés.
On découvre avec stupéfaction que détruire l'environnement, «abîmer le monde, le rendre moins accueillant génère automatiquement de la croissance» parce qu'il entraîne l'invention et la commercialisation de nouveaux produits pour la nourrir et entretenir les Marchés ; ce qui revient à dire que les écologistes sont des ennemis aux yeux des adorateurs de la Bourse et des grands serviteurs du Marché. Tous ceux qui ne reconnaissent pas publiquement qu'il n'y a pas de salut pour l'humanité hors du giron du Marché sont attaqués, dénigrés, excommuniés. Croire, c'est-à-dire effacer l'esprit critique, n'est-il pas la première caractéristique du fait religieux ? En effet, comme en religion, les économistes nous demandent de leur accorder notre confiance et de croire que le Marché est capable de faire des produits naturels en quantité finie sur notre terre des produits en quantité infinie ! Une prouesse qui relève du miracle ! Très vite, pour le lecteur, le CAC 40, le DOW JONES, le NASDAQ apparaissent comme un simple écran de fumée de l'encens des rites se rapportant à une autorité supérieure qui n'a «pas de visage, pas de parti [...] et pourtant (qui) gouverne le monde» (François Holland) : le Marché.
En lisant Des Marchés et Des Dieux, on retrouve le ton et la justesse des analyses de William Morris dans Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre. A la fin du XIXe siècle, l'Anglais nous peignait le commerce mondial comme un monde de jeux où l'on parie sur les conquêtes et les défaites, un monde où les industriels organisent un véritable «brigandage impuni et infamant» avec la complicité de leurs gouvernants. Avec Stéphane Foucart, c'est le dieu Marché et tous ses serviteurs qui sont mis à nu. En d'autres termes, le dernier confirme le premier en démontrant avec une agréable clarté les mécanismes qui alimentent les finances et contribuent à l'entretien de la splendeur des marchés. Cependant, si on quitte le livre de William Morris en se demandant à quel moment le riche sera-t-il satisfait de son sort pour ne pas s'enrichir davantage, on quitte celui de Stéphane Foucart en se demandant quel est le prochain dieu qui fera chuter le Dieu Marché de son piédestal pour prendre sa place ?
°image : sculpture (1960) de Maurizio Cattelan devant la Bourse de Milan.
Raphaël ADJOBI
Titre : Des Marchés et Des Dieux, comment l'économie devint religion, 253 pages.
Auteur : Stéphane Foucart
Editeur : Grasset, mai 2018.
17 février 2019
Là où les chiens aboient par la queue (Estelle-Sarah Bulle)
Là où les chiens aboient par la queue
(Estelle-Sarah BULLE)
Les romans en quête du passé des familles françaises d'outre-mer sont assez rares. L'esclavage - puis son abolition qui a laissé intactes les injustices d'une période douloureuse - demeure encore pour beaucoup une toile de fond qu'ils n'aiment pas peindre dans leurs récits. Pour notre plaisir, Estelle-Sarah Bulle n'est pas de ceux-là.
Retenons que si les mulâtres peuvent ne jamais évoquer leurs ancêtres noirs parce qu'ils sont Blancs aux yeux de tous, les métis - qualifiés de "sauvés" aux Antilles parce que la couleur de leur peau les éloigne quelque peu de l'aïeul esclave - se retrouvent, en métropole, irrémédiablement classés parmi les Noirs de tout horizon. Et entre les tours des immeubles parisiens ou de ses banlieues, leur pénible insertion ne peut que soulever bien des questions sur leur passé et leur soif d'un avenir français à part entière. Quiconque voudrait s'intéresser à ce passé et à ces aspirations, comme le fait Christelle-Sarah Bulle, ne peut que découvrir des souffrances et des combats permanents.
La recherche du passé des Français d'outre-mer n'est jamais aisée du fait que «conserver est le réflexe des gens bien nés, soucieux de transmettre, de génération en génération, la trace lumineuse de leur lignée». Dans ce roman, l'enquêteuse n'a rien de tout cela. « Nul document à l'abri dans la pierre épaisse d'une maison familiale. Nulle trace d'ancêtres, trop occupés à survivre». Heureusement, son père - l'éternel "Petit-Frère" - et ses deux tantes, Antoine et Lucinde, possédaient «un registre d'expériences, de gestes, de mots» - souvent empreints d'un savoureux créole - qui nourrissent le récit qu'elle nous propose.
Grâce à ces trois membres de la famille Ezéchiel, le livre nous plonge tout d'abord dans un quartier de Morne-Galant, « ce désert du bout du bourg» où, entre 1947 et 1948, les trois enfants ont péniblement tenté de comprendre leur situation de métis. Le récit révèle ensuite les mutations de la société guadeloupéenne entre 1948 et 1960 ; une période où « la vie dans l'île, avec sa hiérarchie coloniale, son absence d'ouverture et le manque de perspectives professionnelles était oppressante» pour les non-blancs, pendant que l'inondation de ce nouveau département de produits importés de la métropole les marginalisait davantage. Enfin, la vie de l'enquêteuse ainsi que celle de la fratrie Ezéchiel entre 1960 à 2006 nous montre une « France qui se renvoyait à elle-même l'image d'un peuple lisse, sans spécificités ethniques» rendant difficiles les relations humaines et sociales, et impossible le rêve politique. Oui, dans ces années-là, alors que les Antillais croyaient qu'ils étaient tous «en principe [...] la marmaille républicaine», dans les îles, à la moindre manifestation de mécontentement, « des passants sans histoire étaient arrêtés et menés en masse au poste» alors que ceux qui avaient rejoint la métropole - par le programme Bumidom ou non - vivaient la grande désillusion : ils étaient «devenus noirs [...] à partir du moment où avoir du boulot n'est plus allé de soi».
Là où les Chiens aboient par la queue est un roman à quatre voix qui nous révèle le long parcours des Antillais - à travers la vie d'une famille guadeloupéenne - dans une république française dont les principes constamment bafoués font de la vie des non-Blancs un véritable chemin de croix. Ce livre montre aussi la difficulté pour les démunis d'entretenir la mémoire des leurs et par la même occasion le danger de ne jamais voir leur histoire dans l'Histoire de France.
Raphaël ADJOBI
Titre : Là où les chiens aboient par la queue, 283 pages.
Auteur : Estelle-Sarah BULLE
Editeur : Liana Levi, 2018