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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
25 mars 2023

Les tirailleurs de Thiaroye vus par Julien Fargettas, un historien gardien du temple (Raphaël ADJOBI)

Les tirailleurs de Thiaroye vus par Julien Fargettas, un historien gardien du temple

(par Raphaël ADJOBI)

Des soldats noirs face au Reich

          Dans l’ouvrage collectif publié en 2015 sous la direction de Johann Chapoutot et Jean Vigreux intitulé Des soldats noirs face au Reich, les massacres racistes de 1940, Julien Fragettas revient brièvement dans sa contribution sur les massacres des tirailleurs africains au camp de Thiaroye au Sénégal en décembre 1944. Il y accuse le réalisateur sénégalais Sembène Ousmane, qui a produit une reconstitution de la tragédie dans un film, d’un « parti pris certain » parce que – selon lui – il présente des « images en contradiction flagrante avec les éléments d’archives ». Cependant, en lisant son article qui se veut pourtant celui d’un historien, on ne peut s’empêcher de porter à son égard la même accusation pour son aveuglante fidélité aux archives qu’il savait falsifiées. 

          Julien Fargettas commence par situer le contexte de la tragédie en ces termes : « A la fin du mois de novembre 1944, le camp accueille un peu plus de 10 000 tirailleurs récemment libérés des camps de prisonniers allemands. Le détachement est difficile à commander et le processus de démobilisation se fait dans une situation de pénurie matérielle complète autant que d’imbroglio administratif ». Cette présentation est-elle celle des archives de l’armée ? Est-elle celle de la réalité ? Dans quel document administratif a-t-il lu que « le détachement était difficile à commander », que « le processus de démobilisation s’est fait dans une situation de pénurie matérielle complète », et enfin que le processus de démobilisation s’est fait dans un « imbroglio administratif » ? Nulle part ! Ce sont là des interprétations personnelles propres à un romancier mais indignes d’un historien ayant le devoir de s’attacher aux faits. De quel matériel des soldats démobilisés réunis dans l’attente de rentrer dans leurs familles avaient-ils besoin dans ce camp ? De quel imbroglio administratif pouvaient-ils se plaindre ? Le nombre de 10 000 tirailleurs a été choisi ou inventé exprès pour que le lecteur imagine la charge pesant sur le commandement blanc. En réalité, « De nombreux rapports mentionnent que, le 28 novembre 1944 [donc 4 jours avant le drame], cinq cents [500!] ex-prisonniers de guerre refusaient de partir pour Bamako » (Armelle Mabon, Prisonniers de guerre indigènes, visages oubliés de la France occupée, La Découverte, 2010, 2019). Voilà les choses plus précises et plus claires. 

          De toute évidence, à la manière d’un romancier et non d’un historien, ce chiffre et les trois arguments explicatifs inventés [relisez-les si nécessaire] ne sont qu’un prétexte pour que le lecteur accepte avec beaucoup de bienveillance l’origine du drame ainsi présentée. Une fois donc le contexte fictif créé, Julien Fargettas poursuit : « Révoltés par cette situation, les tirailleurs interpellent violemment un officier, qui voit dans ce mouvement revendicatif une mutinerie ». Avez-vous noté ? Il y a d’un côté la multitude (les tirailleurs) faisant preuve de violence (violemment) ; et de l’autre un seul homme blanc (un officier) ! Cette inégalité du nombre en présence ne justifie-t-elle pas l’usage de la force des armes, surtout lorsque Julien Fargettas prête à l’officier un sentiment de peur ? En effet, « [celui-ci] voit […] une mutinerie » ! Après avoir ainsi préparé le lecteur à la réaction de l’officier face à cette violente interpellation prise pour une mutinerie, il ajoute logiquement et simplement : « le commandement militaire décide de mater ce mouvement. La répression s’opère au matin du 1er décembre 1944 et son bilan est tragique : 35 morts parmi les mutins ». Là encore, retenez le chiffre avancé ; nous y reviendrons. Mais soulignons que le fait que Julien Fargettas n’ait pas remarqué dans sa propre formule la préméditation du crime – « le commandement décide de mater ce mouvement » – le disqualifie totalement dans sa démarche qu’il voudrait celle d’un historien !

          Le récit de Julien Fargettas est terminé. Nulle part il n’est fait mention de la revendication des pensions non payées ayant provoqué dans le cœur des tirailleurs un sentiment de grande injustice après le sacrifice accompli pour « la mère patrie ». Bien sûr, il n’a pas trouvé cette information dans les archives ; et ceci explique cela. La préciser parce que les tirailleurs l’assurent lui a semblé peu digne d’intérêt. Il passe alors en toute logique rapidement à la conclusion ou à la situation finale de son récit pour dire ce que sont devenus les protagonistes ou du moins ce que ressentent leurs descendants : « La révolte est étouffée mais, si en France l’événement a très peu d’écho, il demeure à vif dans les mémoires africaines et devient le symbole d’une ingratitude. […] La tragédie demeure aujourd’hui encore au cœur d’un conflit mémoriel et certains n’hésitent pas à remettre en cause le bilan de la répression ou bien encore à accuser les autorités françaises de cacher certains documents relatifs à l’événement ». Plutôt que de chercher les éléments qui expliqueraient le sentiment d’ingratitude éprouvé par les Africains – comme il l’a fait au début de son récit pour le commandement blanc éclairant son acte – il prend le parti de leur reprocher de « ne pas hésiter à remettre en cause le bilan de la répression », de « ne pas hésiter à accuser les autorités françaises » ! Il aurait voulu voir les Africains adopter un autre comportement. Julien Fargettas n’est même plus un romancier, mais un juge. Un juge partial ! 

          Intéressons-nous maintenant aux 35 morts annoncés. Nous constatons que notre auteur s’en tient strictement au nombre de morts indiqués par les archives françaises. Il ne précise pas, comme d’autres historiens, que dans cette affaire le nombre de morts reste une zone d’ombre. Justement, Armelle Mabo relève qu’un tract du consul général britannique de l’époque adressé aux autorités américaines à Dakar parle du triste assassinat de 115 « de vos camarades » (Prisonniers de guerre indigènes, La Découverte 2010, 2019). Dans la seconde édition de son livre, en 2019, elle mentionne ces propos du président François Hollande lors de son discours du 30 novembre 2014 : « Trente cinq tirailleurs trouvèrent la mort, d’après les rapports officiels de l’époque. Si l’on ajoute les victimes décédées de leurs blessures immédiatement après les faits, ils furent sans doute plus de soixante-dix ». Du simple au double donc ! Même si le livre collectif était déjà entre les mains de l’éditeur pour ne pas lui permettre de tenir compte du nouveau chiffre paraissant officiel, Julien Fargettas avait tout de même lu la première édition du livre d’Armelle Mabon et il savait très bien que celle-ci a montré sur près de 4 pages toutes les falsifications opérées par les autorités françaises sur les documents d’archives pour parvenir au nombre de 35 morts. Elle y montrait aussi que dans les actes de décès des dossiers consultés, il manque 300 hommes. Elle faisait donc voir que le chiffre de 380 morts annoncés par Sembène Ousmane est proche de la vérité. Au regard des falsifications, elle a titré ce chapitre de son livre « Thiaroye : un mensonge d’État ».

          Mais pour bien se rendre compte que c’est volontairement que Julien Fargettas a tenu à ne jamais remettre en question les chiffres et les rapports officiels – même quand les falsifications crèvent les yeux – et comprendre en même temps pourquoi il a montré un parti pris flagrant pour l’État français contre les tirailleurs, il faut lire ce que Raffael Scheck a écrit dans le même ouvrage collectif sur la conclusion des archives françaises concernant la tragédie de Thiaroye : « Quand un groupement de tirailleurs sénégalais, presque tous des anciens prisonniers de guerre, se révolta à Thiaroye le 1er décembre 1944, l’enquête française arriva à la conclusion que les Allemands avaient expressément gâtés les Sénégalais dans le cadre d’un plan pour déstabiliser l’empire français » ! La préméditation du crime n’est-elle pas suffisamment claire, au regard des archives elles-mêmes ? Et Raffael Scheck renvoyait le lecteur au travail d’enquête d’Armelle Mabon qui parle bien de massacre à Thiaroye. Il n’y a aucun doute : soucieux de l’inviolabilité du temple français, dont il s’est déclaré l’intrépide gardien, Julien Fargettas avait volontairement sauté ces pages des archives et du livre de cette chercheuse afin de rester fidèle à ses convictions. Certains historiens nous étonneront toujours par leur patriotisme qui les autorisent à se donner beaucoup de libertés avec la réalité ou la vérité quand la France bataille sur des horizons lointains ! Encore un mot : Julien Fargettas ne va pas nous dire qu’il ignore qu’en ce XXIe siècle, lors des manifestations autorisées, l’État ne donne jamais un chiffre proche de celui des syndicats et que ceux-ci n’hésitent pas à le contester.

Raphaël ADJOBI

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