08 septembre 2021
Montesquieu et l'esclavage (Une analyse de Raphaël ADJOBI)
Montesquieu et l’esclavage
(Raphaël ADJOBI)
Les philosophes du XVIIIe siècle ont été nombreux à aborder le sujet de l’esclavage, mais rares sont ceux qui, comme Condorcet, ont clairement demandé son abolition par la France qui le pratiquait. Très souvent, pour éviter les foudres royales, ils se sont contentés de traiter le sujet sur un plan général. Malgré cela, Montesquieu qui passait aux yeux de certains de ses contemporains pour celui qui raconte sur les peuples étrangers des « anecdotes douteuses et historiettes fausses ou frivoles, dont quelques unes vont jusqu’au ridicule » (Destutt de Tracy) est considéré parmi nous comme l’un des premiers antiesclavagistes français. Laissant de côté le chapitre V du Livre XV de la Troisième partie de De l’esprit des lois propagé au XVIIIe siècle par les esclavagistes pour se donner bonne conscience, et présenté depuis le début du XXe siècle comme une défense des Noirs esclavagisés, nous voudrions ici, pour la première fois, montrer ce que Montesquieu pense et dit précisément de l’esclavage. Il consacre en effet de nombreux chapitres de son livre au « droit de l’esclavage », c’est-à-dire le droit de posséder des individus dits esclaves. Déjà, parler de droit dans ce domaine suppose que l’esclavage peut être justifié. Nous sommes de l’avis de Jean-Jacques Rousseau qui assure clairement que « ces mots esclave et droit, sont contradictoires ; ils s’excluent mutuellement » (Du contrat social, Première partie, ch. IV). Pas pour Montesquieu qui va le justifier, n’en déplaise à ceux qui l’ont élevé au rang d’antiesclavagiste.
Les premiers chapitres du Livre XV de la Troisième partie de De l’esprit des lois laissent pourtant augurer un esprit antiesclavagiste franc. Après des généralités sur l’institution de l’esclavage et sa pratique chez les Romains, il finit le chapitre II en ces termes : « L’esclavage est d’ailleurs aussi opposé au droit civil qu’au droit naturel ». On se dit alors que les chapitres qui suivent démontreront cette affirmation puisque l’on ne peut être esclave que « par la loi du maître ». D’ailleurs, comme pour montrer ses bonnes dispositions à pourfendre les esclavagistes, il donne l’exemple de ceux qui s’appuient sur leur religion pour réduire les autres en esclavage : « … la religion donne à ceux qui la professent un droit de réduire en servitude ceux qui ne la professent pas, pour travailler plus aisément à sa propagation. Ce fut cette manière de penser qui encouragea les destructeurs de l’Amérique dans leurs crimes. C’est sur cette idée qu’ils fondèrent le droit de rendre tant de peuples esclaves ; car ces brigands, qui voulaient absolument être brigands et chrétiens, étaient très dévots » (Ch. IV). Pour la première fois dans le Livre XV, la critique est précise et cinglante à l’égard d’une catégorie de la population européenne. Malheureusement, ce sera la dernière !
Aux chapitres VII, VIII et IX, Montesquieu exprime clairement sa pensée, sans juger les autres. Il admet qu’il y a un « esclavage cruel que l’on voit parmi les hommes ». Mais il pense qu’ « il y a des pays où la chaleur énerve le corps, et affaiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment : l’esclavage y choque donc moins la raison ». A chacun de réfléchir pour savoir les pays auxquels notre penseur renvoyait ses contemporains. Dans quelles parties du monde se situent-ils ? Et il ajoute : « Aristote veut prouver qu’il y a des esclaves par nature […]. Je crois que s’il y en a de tels, ce sont ceux dont je viens de parler ». On ne peut être plus clair pour dire que dans les pays chauds il y a des gens qui naissent naturellement esclaves ou encore que pratiquer l’esclavage sous un climat chaud « choque moins la raison ». Et il conclut satisfait : « Il faut donc borner la servitude naturelle à de certains pays particuliers de la terre » ! C’est précis et net ! Montesquieu est-il un antiesclavagiste ? Non ! Pour lui, dans les pays chauds où « les hommes (sont) paresseux, on les met dans l’esclavage » ; la servitude y est naturelle, selon lui. Rousseau et Condorcet, eux, diront qu’il n’y a pas de servitude naturelle.
A vrai dire, la pensée de Montesquieu est ici claire sur l’esclavage des populations des pays chauds – pour ne pas dire des Noirs dans les Amériques – parce qu’il tenait à donner son avis sur un débat qui divisait les penseurs au XVIIIe siècle. Certains suggéraient d’arrêter la déportation et la mise en esclavage des Africains et proposaient de confier le travail des terres du Nouveau monde à des populations françaises. « On entend dire, tous les jours, qu’il serait bon que, parmi nous, il y eût des esclaves », fait-il remarquer au début du ch. IX. Lui se demande quels sont ceux qui vont « tirer au sort, pour savoir qui devrait former la partie de la nation (française) qui serait libre, et celle qui serait esclave » ? Voilà donc le débat franco-français au XVIIIe siècle qui a obligé Montesquieu à désigner de façon précise les populations de la terre dont la mise en esclavage « choque moins la raison » parce que « paresseuses » et que l’on ne peut rien en tirer sans le fouet. Formuler une condamnation de principe de l’esclavage pour mieux approuver ce fait de la société de son époque, c’est être absolument déraisonnable. Assurément, Mirabeau ne se trompait pas quand il disait de Montesquieu que ce « coryphée des aristocrates » n’aurait jamais employé son « esprit » que « pour justifier ce qui est ».
Raphaël ADJOBI
01 avril 2021
La désinstruction nationale (René Chiche)
La désinstruction nationale
(René Chiche)
« Il est dramatique que tant de jeunes gens soient munis d’une carte d’étudiant alors qu’ils ne sont pas capables d’écrire correctement trois lignes en français ni de déchiffrer autre chose que des tweets ou des hiéroglyphes que les concepteurs d’application leur fournissent à profusion afin de remplacer les mots ». Vous avez compris : l’auteur s’indigne du niveau de langue des jeunes Français qui frappent aux portes des universités. Comment des élèves presqu’illettrés ont-ils réussi à parvenir à ce stade des études pour prétendre entrer à l’université ? Comment peuvent-ils comprendre quelque chose des textes complexes si la langue dans laquelle ils sont écrits n’est pas suffisamment maîtrisée ? Il faut que les adultes qui organisent une telle catastrophe soient absolument inconscients pour ne retenir de la langue que sa fonction de communication et laisser de côté sa qualité d’instrument à penser. C’est aussi le constat que je fais et qui motive mes analyses et propositions dans Il faut remettre le français au centre de l’enseignement (éd. Les Impliqués, 2021).
Pour remonter aux causes de cette catastrophe, René Chiche s’appuie sur son expérience personnelle de professeur en lycée et nous montre l’esprit animant les proviseurs qui ne sont plus issus du monde enseignant mais de celui de la grande administration où le souci de la carrière est la chose la plus importante, la flèche bleue de la boussole qui leur indique qu’ils ne doivent pas perdre le Nord en veillant à la qualité de l’instruction des jeunes gens qui sont à leurs pieds. De la direction des lycées au Ministère de l’Education nationale, en passant par les rectorats, le résultat catastrophique de leurs réformes et de leurs injonctions aux enseignants a peu d’importance ; le bon fonctionnement des rouages du système semble suffire. D’où, chez eux, ce leitmotiv : pas de vague ! Par ailleurs, avec la complicité des « nouveaux pédagogues » ainsi que de nombreux « experts » - avec leurs « nouveaux programmes » - les « nouveaux manuels » scolaires et « parascolaires » se sont multipliés et ont fini par faire des éditeurs les conseillers et les confidents de chaque ministre de l’Education nationale ; une insidieuse dépossession des professeurs de leur autorité intellectuelle. Après cela, chefs d’établissement, inspecteurs et recteurs peuvent les infantiliser par une relation administrative malsaine faite de notations, menaces, sanctions pour « détruire le coeur de leur identité professionnelle ». Il ne reste plus qu’à l’élève de tenter de leur marcher sur le corps.
Selon l’auteur, les enseignants ont aussi leur part de responsabilité dans ce qu’ils déplorent et subissent : nombreux parmi eux distribuent des notes pour qu’on leur « fiche la paix », serrent les dents et les fesses, en attendant de quitter le navire avec grand soulagement. Pour reprendre leur place et leur rôle, il faut que les professeurs fassent savoir aux administratifs de l’Education nationale et aux parents que les seules connaissances qu’on doit exiger d’eux sont « les connaissances disciplinaires parfaitement maîtrisées » mais aussi le respect qu’elles méritent. Alors l’école pourra être sauvée parce que la pédagogie du professeur ne visera plus à s’adapter à l’enfant mais à l’élever. En effet, la pédagogie croit en l’intelligence de l’enfant et s’adresse à elle en toute circonstance pour l’aider à grandir.
Raphaël ADJOBI
Titre : La désinstruction nationale, 247 pages
Auteur : René Chiche
Editeur : leseditionsovadia, 2019
23 mars 2021
Il faut remettre le français au centre de l'enseignement (lu par Electre et Liss Kihindou)
Il faut remettre le français au centre de l'enseignement
Une autre révolution est possible
Je vous invite à découvrir ma première publication papier : un livre sur l'enseignement du français. Tous les collègues qui l'ont lu sont enthousiastes en y découvrant ce qu'ils déplorent et subissent. Faut-il croire que pour eux aussi une autre révolution est possible si on remet le français au centre de l'enseignement ? "C'est aux familles et aux enseignants [que je m'adresse] ; autant dire à tout le monde. Le grand oeuvre commun de notre vie, c'est l'instruction de nos enfants et petits-enfants. Cette entreprise mérite toute notre attention et tous nos soins".
© Electre 2021 (réseau de librairies)
« Un essai sur l’importance de l’apprentissage de la langue française et comment l’Education nationale échoue à l’inculquer, nuisant ainsi aux valeurs culturelles que la langue véhicule et aux réflexions qu’elle permet. L’auteur insiste sur le rôle des enseignants, critique l’enseignement personnalisé et évoque le surdiagnostic de la dyslexie et de l’hyperactivité ».
Extrait de l’analyse de Liss Kihindou
« Il faut remettre le français au centre de l’enseignement […] est un livre dont la lecture sera éminemment édifiante et profitable à tous, enseignants (ceux du primaire et du collège en particulier), parents, chefs d’établissement, aussi bien que décideurs politiques. […] Dans l’ensemble, ce livre fait écho à bon nombre de discussions entre collègues, en salle des profs ou pendant les réunions de l’équipe pédagogique, par exemple lorsque l’auteur dénonce l’intervention intempestive des parents dans un milieu désacralisé ou désanctuarisé. En outre, il est écrit dans une langue savoureuse qui ne se prive pas d’images ni d’humour, pour ne pas dire d’ironie... » / Accédez à l'article de Liss Kihindou : valetsdeslivres
16 mars 2021
Les Oeuvres littéraires étudiées au collège et au lycée sont l'expression de l'idéologie dominante (Raphaël ADJOBI)
Les œuvres littéraires étudiées au collège et au lycée
sont l’expression de l’idéologie dominante
En 1748, dans L’esprit des lois (L. IV), Montesquieu assurait que le citoyen d’une nation doit être instruit dans l’esprit de sa constitution et de ses « lois fondamentales ». En d’autres termes, la forme de gouvernement sous laquelle l’on vit détermine l’éducation que chacun doit recevoir. Conformément à ce principe dirigiste, les livres conseillés par les instructions officielles de chaque pays pour nourrir les thématiques qui jalonnent son système pédagogique illustrent merveilleusement le parti pris politique de l’idéologie dominante – sauf dans les pays subsahariens francophones arrimés à la France. Ce qui veut dire que la seule conscience du caractère politique du choix des livres et surtout du contenu des manuels scolaires doit nous obliger à être prudents et nous inciter à boire à d’autres sources que celles indiquées par la tutelle ministérielle. Faute de ce travail d’investigation volontaire, l’enseignant se condamne – ici ou ailleurs – à n’être qu’un répétiteur des directives de l’idéologie dominante. Heureusement, en France, si la thématique est contraignante, la liberté de choix du livre, du texte ou de l’image qui doit l’illustrer est totale pour l’enseignant. Mais trop souvent, nous cédons à la facilité et n’étudions que les livres suggérés par les officiels de notre enseignement ; et surtout, nous sommes trop fidèles aux manuels scolaires distillant leurs discours forcément tendancieux.
Au collège où les pièces de Molière font figure de monuments incontournables depuis des décennies, qu’étudie-t-on ? Les Fourberies de Scapin, L’avare, Le bourgeois gentilhomme, Le malade imaginaire, Tartuffe et Le médecin malgré lui. Et qu’apprenons-nous de toutes ces pièces du célèbre dramaturge du XVIIe siècle ? Evidemment les caractères des hommes de la société de son époque et non les caractères de la société elle-même. Or, s’attaquer aux traits de caractères des hommes qui rendent la vie infernale aux autres, c’est laisser intactes les structures de la société et éviter les foudres du pouvoir en place. En effet, en n’étudiant que ces pièces de Molière – excepté la féroce critique des médecins dans Le malade imaginaire, donc critique d’un corps social – nous finissons par entretenir dans notre esprit et dans celui des jeunes l’image d’un artiste qui a passé son temps à tourner en dérision les mauvais caractères de ses contemporains qui vivaient dans une société où tout était bien dans l’ordre naturel des choses. En d’autres termes, on retient que la société était belle mais ce sont les hommes qui étaient mauvais. Et pourtant, Molière n’était pas qu’un amuseur public ; il était aussi un critique de la société, un critique de la difficile relation que les différents éléments qui la structuraient entretenaient entre eux. Sa pièce Georges Dandin en est la preuve.
Pourquoi ne privilégie-t-on pas l’étude de Georges Dandin dans nos collèges ? Trop difficile pour les jeunes ? Non ! La seule raison est que cette pièce est éminemment politique : elle est la critique de la société française, ou européenne, dans laquelle les bourgeois – les riches commerçants des villes – se heurtaient à la ligne de démarcation ou plafond de verre des normes et valeurs instituées par l’aristocratie. Plafond de verre qui finira par voler en éclats un siècle plus tard – en 1789 ! Avant cette date, seul l’achat d’une charge nobiliaire conférait au bourgeois la considération due à un aristocrate. Le mépris ouvertement affiché des derniers à l’égard des premiers, mis en évidence de manière éclatante par Molière, ne semble pas être le bienvenu dans nos établissements. Cela pourrait permettre aux jeunes générations de comprendre l’esprit des siècles qui ont précédé la révolution ; un esprit dont ils pourraient aisément reconnaître les traces dans la société française de ce XXIe siècle. C’est pour la même raison politique qu’Aimé Césaire et son Discours sur le colonialisme ont été exclus du concours d’agrégation.
Par ailleurs, dans les lycées, dès que l’on aborde certains sujets comme les grandes causes défendues par les penseurs du XVIIIe siècle, le poids politique apparaît tout de suite clair dans le choix des textes proposés. La critique de l’esclavage des Noirs dans les Amériques est le sujet qui récolte la palme du dirigisme de l’État français à travers le contenu des manuels et des livres proposés aux élèves et enseignants. Voltaire et Montesquieu y apparaissent auréolés du titre de défenseurs ou de pourfendeurs de l’esclavage et donc comme des frères des Noirs. Or, non seulement l’un et l’autre étaient convaincus de la supériorité de leur race, mais encore leurs discours proposés aux élèves méritent d’être élargis à ceux qu’on ne lit jamais afin de mieux juger si oui ou non ils sont des défenseurs des Noirs déportés et soumis à l’esclavage dans les Amériques. Concernant le fameux texte de Montesquieu censé être une critique de l’esclavage – le seul étudié par tous les lycéens de France et d’ailleurs depuis près d’un siècle – il suffit de dire qu’il ne fait pas l’unanimité des critiques quant à son esprit. Le fait que ce même texte a servi d’argument pro-esclavagiste au XVIIIe et au XIXe siècles est une raison suffisante pour susciter l’attention et des interrogations chez ceux qui en font un discours anti-esclavagiste. Oui, ce texte a servi à soutenir et à justifier l’esclavage des Noirs à l’époque de Montesquieu ! (Voir Regards sur l’esclavage au XVIIIe siècle – Montesquieu, Bernadin de Saint-Pierre, collection BT2, PEM). Concernant Voltaire, il convient de dire que le fait de désapprouver une mauvaise action ne veut pas dire prendre la défense de la victime. Les enseignants doivent prendre soin de ne pas pousser les jeunes à passer aussi allègrement de l’un à l’autre ; car la différence est très grande. De nombreux textes de Voltaire montrent son racisme à l’égard des Noirs qui sont à ses yeux des êtres inférieurs. Par ailleurs, contrairement à Condorcet, il tient les Africains pour les premiers responsables de la déportation des leurs et non point les esclavagistes européens. Je renvoie tous les collègues professant dans les lycées à l’excellente présentation des Réflexions sur l’esclavage des nègres de Condorcet réalisée par Jean-Paul Doguet (Edit. Flammarion, 2009), pour reconnaître entre les penseurs du XVIIIe siècle ceux qui déplorent, ceux qui critiquent et enfin ceux qui combattent. Ce travail est absolument nécessaire pour ne pas faire de tous ceux qui ont écrit sur l’esclavage des combattants. C’est au risque que l’on prend par rapport à la pensée dominante que l’on mesure la force de notre engagement.
Retenons tous que l’humanisme des penseurs du XVIIIe siècle, tel qu’il nous a été enseigné durant des décennies, est aujourd’hui fortement remis en question. Contrairement à ce qui a bercé notre jeunesse – et que beaucoup reproduisent sans travail de recherches supplémentaires – il convient de retenir désormais que « l’humanisme du siècle des Lumières n’est pas un humanisme accueillant des autres et de la diversité des cultures » (Corinne Pelluchon, Comment réinventer les Lumières – France inter, janvier 2021 – auteure de Les Lumières à l’âge du vivant, édit. Du Seuil). C’est d’ailleurs ce qui explique pourquoi, selon Jean-Paul Doguet, Condorcet – président de la société des amis des Noirs – voue une hostilité foncière à Pascal et au pessimisme janséniste. En effet, « le pessimisme pascalien est précisément le genre de philosophie qui déplore et justifie à la fois la violence et l’oppression en s’interdisant d’y remédier positivement » (Jean-Paul Doguet). Parce que ses Réflexions sur l’esclavage des nègres était une critique très explicite et très analytique par rapport à toutes les productions du XVIIIe siècle sur le sujet, Condorcet a dû le publier sous pseudonyme. Ce fait est la preuve irréfutable qu’au siècle des Lumières on ne pouvait pas se permettre de critiquer aussi frontalement avec maints détails une pratique qui alimentait les caisses du royaume de France. Lire Condorcet, c’est donc toucher la limite de la liberté d’expression et de la prétendue vaillance de certains penseurs au siècle des Lumières.
Raphaël ADJOBI
12 septembre 2020
Des expositions pédagogiques pour les collèges et les lycées (Association La France noire)
Les expositions pédagogiques de La France noire
pour les collèges et les lycées
Découvrez notre association et nos trois expositions en cliquant ici : "LA FRANCE NOIRE"
14 mars 2017
La police française ouvertement raciste : une enseignante dénonce !
La Police française ouvertement raciste :
une enseignante dénonce !
La lecture du récit que je vous présente ici ne peut que vous conduire à cette réflexion : ou les valeurs que nous enseignons dans nos établissements ne sont pas les mêmes enseignées dans les écoles de police de la République, ou le niveau de recrutement des policiers est trop faible pour qu'ils soient capables de gérer la morale publique. Pourquoi pas les deux ? (Raphaël adjobi)
De retour d’un voyage scolaire, des lycéens ont subi contrôles et fouilles des bagages à la Gare du Nord, en présence d'Elise, leur prof. Quand cette dernière a voulu porter plainte pour ces contrôles abusifs, des policiers de St-Denis ont refusé.
C’était mercredi 1er mars à 20h à la Gare du Nord. On rentrait avec mes élèves d’un séjour de deux jours à Bruxelles où nous étions invités pour découvrir les institutions européennes. C’était l’occasion de faire prendre de la hauteur à mes élèves. Malheureusement à notre retour à Paris, la réalité française a été brutale.
Arrivés à Gare du Nord, on se prépare à descendre. Chacun récupère ses bagages. Un premier groupe commence à descendre. Mon collègue et moi étions avec le reste de la classe qui s’apprêtait à descendre.
À ma grande stupeur, en arrivant sur le quai de la gare, je vois un de mes élèves, Ilyas, en train de se faire contrôler par la police. J’accours à côté de mon élève pour montrer au policier qu’il est accompagné. Je lui explique que nous étions en sortie scolaire et que je suis sa professeure. Le policier me dit : « Je m’en fiche vous reculez ».
Je dis à mon collègue de rassembler le reste des élèves dans le hall de la gare.
Un contrôle au faciès, un racisme quotidien
Le contrôle se termine. Ilyas récupère ses papiers. Agacé il me dit : « Ils me contrôlent parce que je suis maghrébin c’est du racisme ». Je ne pouvais qu’abonder dans son sens tellement la situation était surréaliste.
Une dame qui marchait à côté de nous et qui avait assisté à la scène lui dit « vous savez, je suis blanche, je passe très souvent à Gare du Nord et je ne me suis jamais fait contrôlée. Oui tu as raison c’est du racisme ».
On se remet doucement de nos émotions. Je pensais retrouver le reste de mes élèves pour enfin rentrer chez nous tranquillement. Et là j’assiste à un nouveau contrôle sur deux de mes élèves. Je n’en crois pas mes yeux.
Comme si ce n’était pas assez, deux autres élèves se font contrôler
L’un, Zackaria a sa valise au sol ouverte. L’autre Mamadou a un échange tendu avec les policiers. Mes élèves m’ont expliqué que Mamadou a été saisi par le bras sans raison, sorti du groupe par un des policiers et a été directement tutoyé.
Je demande des explications aux policiers. L’un d’eux, particulièrement désagréable et menaçant, me dit qu’il fallait être avec mes élèves si je voulais éviter qu’ils se fassent contrôler. Cela aurait était le cas si un de mes élèves n’était pas, justement, en train de se faire contrôler quelques minutes plus tôt.
Je contiens ma colère. Étant enceinte, je crains pour mon bébé. Les policiers étant particulièrement tendus, je sentais que la situation pouvait déraper. Le policier se permet une dernière humiliation à l’encontre de Mamadou après avoir passé un coup de fil : « Vous voyez je fais bien mon travail, votre élève a un casier judiciaire ».
Une situation qui aurait pu mal tourner avec des policiers menaçants
De quel droit ce policier se permet-il de divulguer cette information devant le reste de la classe ? Je signale au policier qu’il n’avait pas à dire ça devant tout le monde. A ce moment le policier s’avance vers moi, ma classe sentant que la situation était en train de glisser s’avance devant moi pour me protéger. Immédiatement j’ai demandé aux élèves de prendre leurs affaires et nous sommes partis.
Le lendemain, j’ai voulu porter plainte contre les policiers au commissariat de Saint-Denis. Le fonctionnaire de police a refusé de prendre ma plainte : « On ne prend pas les plaintes contre les fonctionnaires de police ».
Cette situation est dure à gérer en tant que professeure. On fait face à la colère des élèves et leur sentiment d’humiliation.
Ces contrôles sont sans nul doute liés à leur apparence physique : Ilyas est d’origine marocaine, Mamadou d’origine malienne et Zakaria d’origine comorienne. Ce sont de jeunes garçons qui vivent à Épinay-sur-Seine en Seine-Saint-Denis.
Ils représentent donc à eux seuls ce que l’on nomme communément « les jeunes de cité ». Quelles autres raisons pouvaient justifier ces vérifications ?
La réalité que vivent certains de mes élèves est bien différente de la mienne qui suis une professeure blanche, jamais contrôlée, jamais jugée, jamais discriminée en raison de la couleur de ma peau.
Ce n’est pas la première fois que je dois gérer ce genre de situation
Ce n’est pas la première fois qu’en tant qu’enseignante, je dois faire face à un contrôle d’identité ou à des comportements mal intentionnés de la part d’adultes dans les gares, dans le métro, dans le train, dans les musées.
Il y a deux ans, ça m’est arrivé avec une autre classe. Un élève nous attendait à Gare du Nord encore une fois. Quand on est arrivé il était en train de se faire contrôler par la police. En fait, il n’avait rien fait du tout. Il nous attendait simplement devant le portique.
Ils étaient 4 policiers à le contrôler. Ils ont continué de le contrôler et à le fouiller même lorsque nous sommes arrivés et que je leur ai expliqué que nous étions en sortie. Une fois le contrôle terminé, mon élève m’a dit que ça faisait la cinquième fois en deux jours qu’il était contrôlé.
Les valeurs de la République n’ont plus aucun sens pour ces jeunes
« Liberté, égalité, fraternité » leur apprend-on. Pas pour eux. Ces élèves que j’apprécie tant, ces « jeunes à casquette » que je vois encore comme des enfants, sont trop souvent maltraités, humiliés, malmenés par notre République.
Alors vous imaginez bien que les cours d’Education civique sonnent creux au regard de ces expériences. Sans nier la réalité de leur quotidien et du racisme dont ils sont victimes, je m’efforce de leur rappeler qu’ils vivent dans un Etat de droit et qu’ils peuvent être protégés.
Il est donc temps de dénoncer ces discriminations à chaque fois que nous y sommes confrontés. Ces contrôles ne doivent pas devenir une banalité.
C’est la raison pour laquelle j’appelle tous les personnels d’éducation à porter plainte, à chaque fois que nos élèves sont discriminés dans le cadre de sorties scolaires, auprès d’un commissariat étranger à l’affaire ou du procureur de la République, de l’IGPN et, en tout état de cause, auprès du Défenseur des Droits.
Je demande également à ce que soit organisée chaque année, dans les établissements scolaires, une journée de lutte contre le racisme et à ce que des associations de lutte contre les contrôles au faciès interviennent dans les classes. Nos élèves doivent pouvoir porter plainte, ils doivent pouvoir se défendre.
La violence n’est pas que policière. C’est la violence d’une société toute entière qui porte un regard beaucoup trop accusateur sur eux. Cette jeunesse ne demande pourtant qu’à être respectée et considérée.
Parce que l’école est leur dernière protection, je vous propose de relayer cet appel !
Elise Boscherel (Photo)
Professeure au lycée professionnel Louis Michel d'Epinay-sur-Seine (93)
Propos recueillis par Aladine Zaïane (Streetvox)
05 février 2016
Les classes bi-langues dans l'enseignement français : de la poudre aux yeux
Les classes bi-langues dans l'enseignement français :
de la poudre aux yeux
Ce n'est point la reculade de la ministre de l'Education nationale sur sa réforme prévoyant la progressive disparition des classes bi-langues qui motive la course de ma plume mais bien l'agitation née de cette soudaine passion des Français pour l'enseignement des langues étrangères qu'ils portent désormais aux nues. On dit souvent que les moins instruits sont ceux qui font le plus de bruit quand il s'agit de parler de l'instruction des enfants ; et la chose est d'autant plus vraie pour les Français qu'ils n'ont jamais été reconnus doués pour les langues étrangères. Environnés de cinq pays – en comptant le Portugal – dont les langues sont tombées dans le domaine international, nous demeurons toujours plus mauvais que chacun de nos voisins. Peut-être – je dis bien peut-être – les Alsaciens seraient-ils les seuls à profiter avantageusement de l'allemand et à être très nombreux à le pratiquer couramment. L'histoire de cette région aux frontières très fluctuantes avec nos voisins Germains ne serait pas étrangère à cette singularité dans le paysage linguistique français.
Un constat s'impose donc : là où le voisinage et les échanges naturels ont échoué, l'Education nationale s'acharne, depuis des décennies, à faire du Français commun un usager régulier et correct de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, et dans une moindre mesure de l’italien et du portugais. Combien de milliards notre pays a-t-il investis dans l'enseignement de ces langues pour nous éviter de paraître ignorants ou bêtes lorsqu'un touriste étranger nous adresse la parole dans sa langue ? Honnêtement, quel changement avez-vous noté autour de vous depuis la fin de vos années d'apprentissage des langues étrangères ?
Une querelle de clochers
Que chacun considère que dans la ville où il réside un très grand nombre des habitants ont étudié l'anglais de la sixième à la terminale en raison de trois heures par semaine. Cela revient à dire que dans votre ville des millions et des milliards ont été dépensés pour que vous puissiez comprendre et vous faire comprendre d'un Anglais. N'est-ce pas cela ? Eh bien, n'importe quel enquêteur peut se promener dans les rues de votre ville pour constater le résultat de cet enseignement. Le manque de pratique faisant perdre rapidement les quelques notions apprises, sur - par exemple - une population de dix mille habitants ayant bénéficié de l'apprentissage de l'anglais pendant sept ans à raison de trois heures par semaine, vous trouverez à peine dix personnes capables de comprendre et se faire comprendre d'un touriste anglais égaré. Il est certain que dans n'importe quel domaine on jugerait un tel investissement inutile parce qu'absolument pas bénéfique au plus grand nombre. Il faut donc dans le domaine de l’enseignement des langues apprendre à proportionner les investissements aux bénéfices que l'on en tire ; surtout que nous sommes loin d'une question de santé publique. La plantation qui produit peu ne mérite pas que le paysan passe trop de temps à la soigner quand celui-ci connaît l'inutilité de ses efforts. Quel est le professeur de français qui serait fier d'enseigner sa matière dans quelque contrée perdue du monde avec la ferme conviction que ses élèves ne sauront jamais se servir du français ou ne pourront jamais en tirer quelque bénéfice ? Mais le plaisir, me direz-vous ! Le plaisir à ce prix-là, je me ferai violence pour manger des épinards plus souvent, répondrai-je.
Ne rêvons pas. Soyons raisonnables. La bataille autour des classes bi-langues n'est que de la poudre aux yeux qui n'a même pas la prétention de cacher la misère de la France en matière de maîtrise des langues étrangères. Toutes les envolées lyriques autour de la question ne sont que les effets de deux luttes d'intérêt. D'une part, les chefs d'établissement veulent par l'enseignement de deux langues au même niveau attirer un grand nombre d'élèves parce qu'ils savent que les parents ont, dans leur for intérieur, l'idée que c'est le moyen le plus sûr de faire entrer leur progéniture dans une bonne classe. Nier ce fait serait mentir. Depuis toujours, les parents savent que le choix de l'allemand et du latin évite à leur enfant les classes surchargées ou difficilement gérables par le comportement de certains élèves. Mon expérience personnelle me montre régulièrement que quelques parents d'enfants en difficulté scolaire choisissent le latin pour leur enfant avec l'assurance de le voir évoluer dans une structure privilégiée, avec les meilleurs. D'autre part, c'est l'Etat qui ferme délibérément les yeux sur cette prolifération des classes bi-langues parce qu'il n'est pas contre les quelques emplois nouveaux et aussi pour éviter un mécontentement de plus sur la question scolaire. Dans le social ou dans l'enseignement, l'Etat sait que la dépense est minime. Et au regard des chiffres du chômage, il vaut mieux quelques embauches ou quelques heures supplémentaires là où c'est possible ; qu'importe le maigre bénéfice que le pays en tirera. Des chômeurs en moins c'est la paix sociale qui est préservée.
Ces deux luttes conjointes produiront inéluctablement le même résultat : un bénéfice maigre ou nul pour les enfants, les familles et la société. Mais, ce résultat-là, parce qu'il n'est pas immédiat, tout le monde refuse d'en parler parce qu'il faut vivre d'illusions parfois. La multiplication des classes bi-langues ne modifiera en rien le paysage linguistique ou social français dans six ou dix ans. Les familles qui jugeront la langue étrangère utile à la formation ou à l'emploi de leur enfant devront toujours ouvrir leur bourse pour des séjours d'immersion à l'étranger.
En effet, apprendre deux langues au même niveau dans nos établissements ne fera jamais d'un enfant un bon praticien de ces langues. D'ailleurs, en parlant de « bi-langues » au lieu de bilingue, les promoteurs ont inconsciemment voulu que le son "an" rappelle à chacun notre bon vieux « franglais ». Oui, les collèges et lycées français ne forment tout au plus que de petits « franglais », de petits « franlemands », de petits « francastagnettes » et de petits « franpizzas ». Des parlers qui ne permettent ni une communication entre Français ni une communication avec le visiteur étranger. Par ailleurs, la reculade de la ministre de l'Education nationale ne fait que créer une injustice puisqu'elle est partielle. En acceptant en effet que certaines zones du pays poursuivent l'expérience des classes bi-langues, elle permet que s'installent dans l'enseignement d'évidentes inégalités.
Pendant ce temps, on oublie l'essentiel
Franchement, ne sommes-nous pas ridicules de nous battre pour les langues étrangères alors que nos enfants sont trop nombreux à ne plus savoir lire ou comprendre la langue française ? Comment peut-on réussir à apprendre par l'écrit une langue étrangère à un enfant qui ne sait pas écrire correctement dans sa propre langue ? On oublie trop souvent que l'on apprend plus facilement une langue étrangère quand on maîtrise la sienne. Dans le cas contraire, seule l'immersion totale dans le pays de la langue choisie nous permettra de la maîtriser sans passer par la nôtre.
Il serait bon que chacun relativise l'importance que prend parmi nous cette querelle autour des classes bi-langues. Il n'y rien à y gagner. Monsieur Jean d'Ormesson – de l’Académie française – qui s'est tout à coup découvert un talent de grand défenseur de l'enseignement de l'allemand ne fait rien d'autre qu'endosser son habit de défenseur de la réconciliation franco-allemande. En effet, si dans notre pays l'allemand a bénéficié de la politique de réconciliation à tout prix avec notre voisin, l'enseignement de cette langue ne décolle toujours pas hors de l'Alsace malgré les campagnes de promotion des chefs d’établissement. Dans beaucoup d'établissements, de nombreux professeurs d'allemand font cours devant moins de dix élèves. Les bons résultats dont ils se vantent ne sont donc nullement le reflet de leur talent mais un désaveu qui s'est transformé en privilège. Leurs collègues qui ont trente élèves, voire plus de trente-cinq – j’ai personnellement eu une quarantaine d’élèves en classe d’espagnol – et parviennent à quelques bons résultats sont les plus méritants à mes yeux.
Compte tenu du maigre résultat de l'enseignement des langues étrangères dans notre pays, nous devons considérer leur pratique dans nos classes comme une initiation, une découverte ouvrant au monde comme la musique, les arts plastiques, et l'éducation sportive. Que chacun comprenne qu'il n'est pas question pour les professeurs de faire de nos enfants et petits-enfants des petits Anglais, de petits Allemands, de petits Espagnols, de petits Italiens... Comme pour la musique, les arts plastiques et l'éducation sportive, l'enseignement des langues étrangères doit permettre à celui qui les découvre de voir la possibilité qui s'offre à lui de choisir une voie et de la poursuivre s'il en a la volonté ou s'il se sent quelque talent pour le faire. On ne sort pas du collège ou du lycée musicien, peintre, dessinateur, bilingue ou trilingue. On en sort avec une passion pour l'une ou l'autre de ces activités qu'il convient de poursuivre pour en faire un usage pour le plaisir ou un usage professionnel. Il est donc tout à fait inutile de consacrer à ces enseignements de découverte plus de temps qu'il n'en faut. Il faut savoir raison garder et privilégier l'essentiel dont la négligence nous fait tant de mal.
Retrouvrez l'article dans son intégralité dans mon livre :
Raphaël ADJOBI
27 décembre 2015
L'enseignement personnalisé ou comment entretenir le racisme et la discrimination à l'école
L’enseignement personnalisé
ou comment entretenir le racisme et la discrimination à l’école
Ils sont aujourd’hui très nombreux les apôtres de l’enseignement personnalisé. On pourrait même dire que l’Education nationale a réussi l’exploit de convertir presque la totalité des enseignants à cette religion pédagogique. Les quelques rares sceptiques le sont souvent non pas par manque de foi mais par manque de temps nécessaire à cette tâche. Sinon ils sont presque tous convaincus qu’ils ne sont efficaces dans l’exercice de leur fonction qu’en ayant une connaissance exacte de chacun de leurs élèves, sans toutefois s’apercevoir du danger qu’ils font courir à un grand nombre d’entre eux.
Affirmer que la connaissance de l’enfant doit précéder son instruction – celle-ci souvent délaissée au profit de cette prétendue connaissance – apparaît évidemment très séduisant parce que l’idée contient une logique implacable. Avant qu’elle ne soit reprise sous le vocable d’enseignement personnalisé par les pédagogues modernes, cette théorie ou cette logique a été durant des siècles la démarche conseillée aux précepteurs des maisons bourgeoises ; donc une pratique de l’éducation domestique.
C’est toujours la faute à Rousseau !
Afin de bien connaître son élève, le précepteur était en effet très tôt engagé auprès de l’enfant. On le choisissait jeune – du moins selon les recommandations de tous les pédagogues – parce qu’il devait tout partager avec son élève ; y compris ses jeux. Le précepteur était donc omniprésent dans la vie de son élève afin de saisir toutes les circonstances susceptibles de révéler quelque trait de sa personnalité pour parfaire celui-ci par un enseignement approprié. Toutes les occasions étaient bonnes pour former le jugement de l’enfant avant de le lancer dans les études livresques et les sciences spéculatives.
Au XVIIIe siècle, s’appuyant sur les recherches de Buffon contenues dans son Histoire naturelle, Jean-Jacques Rousseau est arrivé à établir des apprentissages propres à chaque âge. Se basant sur les âges de la vie humaine proposée par l’homme de science, il va préconiser une pédagogie basée sur une sorte de périodisation des facultés humaines parce qu’il est convaincu que « chaque âge, chaque étape de la vie a sa perfection convenable, sa sorte de maturité qui lui est propre » (Emile, Livre II). C’est l’une des raisons essentielles qui lui permettent d’affirmer que sa pédagogie est naturelle. Rousseau en est tellement convaincu qu’il fait de sa pédagogie une méthode qui suit l’enfant à la trace pour saisir les besoins des facultés naissantes afin de les parfaire. Attaché à l’épanouissement des facultés humaines, il finit par minimiser l’acquisition des connaissances, le savoir, la science dont son devancier Jean Amos Comenius avait fait la clef de voûte de sa pédagogie. Rousseau conseille l’apprentissage de la lecture seulement à douze ou treize ans, montrant ainsi que les sciences spéculatives doivent arriver le plus tard possible pour ne pas vicier la nature de l’enfant qui doit être, selon lui, le souci de l’éducation.
Au XVIIIe siècle, cette pédagogie que proposait Rousseau correspondait au triomphe d’une nouvelle conception de l’enfant rompant avec celles des siècles passés qui le voyaient comme un adulte en miniature. Dans les peintures de ces siècles – par exemple chez Goya – on les voit dans des vêtements qui rappellent ceux des adultes et qui apparaissent évidemment comme un frein à la mobilité de leur âge. En donnant donc à l’éducation des enfants une base fortement psychologique, c’est-à dire, en demandant que les facultés soient développées dans l’ordre naturel et sans contrainte extérieure, Rousseau inventait une nouvelle valeur : celle de la sensibilité, de l’authenticité de l’individu qui passionnera les générations à venir.
Les nouveaux sorciers de l’Education nationale
Aujourd’hui, les préceptes de cette pédagogie domestique énoncés par Jean-Jacques Rousseau – et qui ont eu un grand succès en Europe à son époque – sont repris par les autorités de l’enseignement public, grâce à des pédagogues d’un type nouveau, qui ont fini par transformer les enseignants en apprentis psychologues furetant dans la vie privée des enfants à la recherche d’éléments censés leur permettre d’asseoir les bases de leur travail. C’est dire qu’aujourd’hui le bon enseignant est celui qui sait disserter doctement sur la vie familiale de son élève : ses maladies, ses goûts, la situation conjugale de ses parents, ses habitudes ordinaires ou singulières. En France, presque tous les professeurs des écoles - et quelques-uns des collèges - sont convaincus que cette connaissance des détails de la vie de leurs élèves est nécessaire à l’aboutissement de leur pédagogie, laquelle se résume dans la pratique à laisser l'enfant forger lui-même ses projets, son savoir. Ces professeurs affirment accompagner l'enfant ; ce qui revient à dire qu'ils n'enseignent pas. Pour eux, l'enfant possède en lui toutes les sciences qu'il suffit de laisser émerger dans des projets personnels. Ce qui explique pourquoi certains préconisent la fin des notes chiffrées. C'est évidemment une conception fallacieuse de l'homme parce que la connaissance n'est pas innée. Elle s'acquiert !
Mais rassurez-vous : avec des notes chiffrées ou sous la forme de taches de couleur, aucun des professeurs qui pratique l'enseignement personnalisé jugé propre à la nature de l'enfant n’est capable de vous dire si au moment d’attribuer la note ou la « tache – repère » à son élève il a tenu compte de tous les facteurs énoncés plus haut. Seul l’enseignant partial est capable d’un tel comportement. Si avant d’entreprendre l’instruction ou la formation intellectuelle de son élève, chaque enseignant devait s’assurer que sa mère déteste son père, que ce dernier se drogue ou est alcoolique, que l’enfant mange du couscous ou des biscuits le matin, il se condamnerait à l’inertie, à l’incapacité de trouver le meilleur angle pour commencer chacune de ses leçons. Aucun enseignant de France n’est capable de vous dire avec exactitude si chacun de ses élèves comprend mieux les leçons grâce à sa vue, son ouïe, son toucher ou son odorat. Et pourtant, nombreux sont les professeurs intarissables sur les élèves auditifs, olfactifs, visuels, tactiles, gustatifs et du soin qu’ils prennent à les reconnaître ! A quoi donc leur sert toute cette science qui occupe leur temps d’enseignement s’ils n’en tiennent pas compte pour chiffrer les évaluations de leurs élèves ? Comment parviennent-ils à faire cours à cinq auditifs, cinq visuels, dix olfactifs et dix tactiles réunis en une même classe ?
Non seulement ces enseignants fouineurs de l’Education nationale se situent à l’opposé de ce que doit être notre métier, mais ils s’avèrent même dangereux parce qu’ils sont les grands vecteurs des discriminations et du racisme au sein des établissements scolaires.
Ce sont ces professeurs qui s’érigent en grands psychologues connaisseurs de tel ou tel élève qui destinent toujours les enfants des milieux modestes aux mêmes métiers. Il n’est pas rare de les entendre pérorer sur l’origine étrangère, sociale ou le quartier de résidence de leur élève pour expliquer ou justifier ses difficultés et proposer une destination professionnelle conforme à ce que son milieu a fait de lui. C’est toujours au petit Noir à qui reviendra le cerceau noir des jeux olympiques de la fête des écoles. La petite fille noire ne jouera jamais le rôle de Marie et le petit garçon noir jamais celui de Joseph dans la pièce de fin d’année. L’un et l’autre sont bons pour les rôles de pauvres ou de nécessiteux au secours desquels on court ; et c’est à cela qu’il faut les préparer. Devenu le psychologue connaissant l’origine sociale, culturelle, ainsi que les problèmes familiaux de ses élèves, le professeur de la dernière génération sait dans quelle case ranger chacun d’eux afin de lui apporter le soin particulier qu’il croit posséder. A vrai dire, les soins et les choix qu’il propose sont faits de préjugés et d’interprétations personnelles et non pas fondées sur les connaissances acquises lors des études qui l’ont destiné à sa fonction d’enseignant. Sait-il au moins que « le racisme consiste à voir l’autre à priori comme différent, à l’encourager à s’enfoncer lui-même dans cette différence » ? (Jean-Paul Brighelli, Tableau noir). Le mot « racisme » pouvant ici être remplacé par discrimination.
En clair, les professeurs devraient savoir que l’enseignement personnalisé qui se veut adapté à la nature propre de l’élève a pour finalité de le maintenir dans sa sphère sociale et culturelle. Parler d’éducation personnalisée c’est penser à définir l’homme par rapport à son milieu social ou familial et non point par rapport à la nature de son être que chacun sait insondable parce qu’insaisissable ; c’est renouer d’une part avec les anciennes pédagogies particularisantes qui affirment que « chaque esprit a sa forme propre selon laquelle il a besoin d’être gouverné » (préface de l’Emile) et d’autre part que l’on n’élève pas un enfant que l’on destine à l’épée de la même manière que celui qui doit entrer dans l’Eglise. En tout cas, toute cette agitation autour de la connaissance de l’enfant que les professeurs cherchent à sonder et qu’ils interprètent arbitrairement en causant tant de dégâts n’est absolument pas nécessaire à leur fonction principale qu’il convient de leur rappeler souvent. Il leur faut quitter cette pseudo science à visée discriminatoire – et parfois raciste – au plus vite.
Jean-Jacques Rousseau vous emm... !
L’enfant dont on s’applique à développer les facultés naturelles à la manière de Jean-Jacques Rousseau ne peut absolument pas trouver d’enseignement approprié dans le cadre de l’école publique. Et les enseignants qui s’investissent dans cette mission tournent le dos à la véritable fonction de l’éducation nationale : former des têtes bien faites et bien pleines en dirigeant les désirs, les talents ou la curiosité des enfants vers des objectifs que nous estimons profitables à la fois à leur épanouissement et à la société dans laquelle ils sont appelés à vivre. Il est donc insensé de laisser l'enfant développer sa singularité aux multiples facettes indépendamment de nous et de la science pour laquelle sont payés les enseignants. Même l’auteur de l’Emile savait bien que tenir compte de la condition de l’enfant, de son tempérament, c’est entrer dans trop de considérations particulières, aux données trop variables, qui risquaient de ruiner son projet d’éducation naturelle : « toutes les applications particulières, n’étant pas essentielles à mon sujet n’entrent point dans mon plan » affirme-t-il dans la préface de l’Emile. C’est pourquoi il a généralisé ses vues pour ne voir en son élève que « l’homme abstrait », l’homme tout court. Il l’imagine orphelin, sans aucune hérédité nocive, sans conditions sociale et culturelle. Il s’attache à développer en lui les qualités de l’esprit et les caractères les plus généraux parce que, comme il le dit lui-même, « vivre est le métier que je veux lui apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre ; il sera premièrement homme ». Plus tard, pense-t-il, son élève s’unira à une femme qui aura reçu la même éducation. Ainsi se constitueront de petits noyaux familiaux qui, en se multipliant, transformeront la société tout entière.
Or, nous n’avons pas le même projet que Jean-Jacques Rousseau, chers collègues. Nous ne rêvons pas d’une société parfaite dans laquelle vivre harmonieusement serait notre seul credo, mais d’une société faite d’avocats, de médecins, d’enseignants, d’architectes… Certes, nous pouvons croire avec lui que « notre vocation commune est l’état d’homme ; et quiconque est bien élevé pour celui-là ne peut mal remplir ceux [les autres états] qui s’y rapportent ». Toutefois, la vraie question que l'on devrait se poser est celle-ci : où nous a menés cette prétendue connaissance de l'enfant et l'enseignement personnalisé qui l'accompagne ? En cherchant à connaître les enfants, en restant attentif à leur babillage pour les satisfaire, les éduque-t-on mieux et les forme-t-on mieux ? Cette pratique nous a conduits à une situation flagrante : à force de nous intéresser à la personne, nous avons oublié, comme Rousseau, de la nourrir de savoirs. Mais l'élève de Rousseau est un élève abstrait ; il ne risque rien. Quant au nôtre, il est réel et risque beaucoup sans savoirs. Et c’est ainsi que peu à peu nous peuplons la France de gens que nous estimons bien dans leur peau et leurs baskets – cela n’est d’ailleurs pas certain – mais ignorants alors même que nous investissons des moyens considérables dans notre système d’éducation. On est même tenté de croire que cette orientation de l'enseignement sur la personne est un subterfuge délibérément mis en place pour tromper le public et laisser la voie libre à une élite désignée d'avance pour régner. N'oublions pas cependant que si l'ignorant est docile et plus facile à gouverner parce que manipulable, il est aussi dangereux parce qu'il vit dans des certitudes et devient vite violent quand il n'est pas satisfait. La disparition progressive de toutes les formes de civilité en est une preuve. Le commerce de l'ignorant n'est guère agréable : il affirme et tempête là où le philosophe doute et le sage réfléchit.
Refaisons de l’école le lieu du savoir qui, rappelons-le encore une fois, est un outil d'égalité parce qu'il est le moyen de gravir les échelons de la sphère sociale sans considération des conditions particulières. C'est grâce à l'amour du savoir que le fils de la caissière de la grande surface de banlieue peut accéder à la fonction d'avocat. C'est grâce à l'amour du savoir que la fille de mon voisin – qui est un ouvrier noir – peut devenir médecin. Un enseignement adapté à leur situation socioculturelle ne les mène que rarement là. Le rôle de l'enseignant est de reconnaître puis de développer par sa science le talent qui dort en chacun des enfants. Personnaliser l’enseignement c’est personnaliser le savoir pour renvoyer chacun à sa condition socioculturelle première. C'est par le savoir débarrassé de toutes les considérations liées au milieu de l’enfant – faussement appelées naturelles – que l'on parvient à réduire l'écart entre les bourgeois et les pauvres.
Raphaël ADJOBI
23 décembre 2014
Dyslexique... Vraiment ? Et si l'on soignait l'école (Colette Ouzilou)
Dyslexique... Vraiment ?
Et si l'on soignait l'école
(Colette Ouzilou)
S'il y a un mot qui revient souvent dans le vocabulaire du monde de l'enseignement depuis quelques années, c'est bien « dyslexie », c'est-à-dire le dysfonctionnement du lexique chez « l'apprenant ». On use et on abuse de ce terme dans les écoles et les collèges au point que cela devient lassant et exaspérant pour la simple raison que ceux qui l'affectionnent ne sont généralement pas capables de dire ce qu'il recouvre dans la réalité.
A tous ceux qui ne savent rien de ce phénomène, de « cette pathologie très à la mode qu'est devenue la dyslexie », Colette Ouzilou voudrait clairement assurer ceci : la très grande majorité des élèves que l'on envoie dans les cabinets d'orthophonistes ne sont nullement atteints de dyslexie – qui est un handicap exceptionnel. En réalité, le mal de presque tous ces enfants se résume en un mauvais apprentissage de la lecture ! La méthode globale puis semi-globale dont l'inefficacité a été très vite reconnue et décriée par les familles – mais que les néo-pédagogues et l'Education nationale se sont évertués à poursuivre pour ne pas perdre la face – ont conduit à la fabrique de faux dyslexiques en série. Au nombre de ceux-là, il faut – selon moi – ajouter les enfants privés du savoir qu'ils étaient venus chercher à l'école parce que la trop grande dispersion ou agitation de quelques camarades a transformé les enseignants du primaire en véritables gendarmes et donc inutiles à leur fonction première. Résultat : les cabinets d'orthophonie se sont multipliés pour « rééduquer (...) des écoliers ignorants, et déprimés de l'être » – aux frais de la sécurité sociale – et non pour s'occuper d'enfants véritablement atteints de ce handicap rare qu'est la dyslexie.
Il convient de dire ici que tous ceux qui cherchent auprès des professeurs de français des solutions à la vraie dyslexie de leur enfant se trompent complètement d'adresse. Les professeurs des écoles et des collèges ne sont nullement des médecins ou des spécialistes de ce mal qui nécessite un enseignement particulier. Aucun enseignant ne peut dans une classe d'une trentaine d'élèves accorder à l'enfant vraiment dyslexique les attentions que prescrivent les médecins. D'ailleurs, il serait juste que ce soit l'enseignant qui, constatant son incapacité à vaincre un mal singulier auquel il n'a pas été préparé, se tourne vers le chef d'établissement et ce dernier vers les autorités extérieures pour une prise en charge de l'enfant concerné. Le mouvement inverse auquel nous assistons couramment est donc tout à fait insensé. Et les analyses de Colette Ouzilou sont sans équivoque sur ce point.
Le livre que nous vous présentons ici montre combien les concepteurs des méthodes de lecture globale et semi-globale – méthode très pratiques pour les sourds – ont du mal à les théoriser et produisent parfois des analyses frisant l'inconscience. Aujourd'hui, on s'applique à soigner un mal qu'ils ont fabriqué avec la complicité de l'Education nationale mais on ne cherche pas à savoir « si l'échec revient au seul déficit de l'enfant » (vraie dyslexie) ou à l'enseignement reçu dont les traces sont mauvaises (fausse dyslexie). On ne cherche pas à savoir si l'enfant « échoue parce qu'il n'a pas appris, ou parce qu'il ne peut pas apprendre ». L'Education nationale ne cherche pas parce qu'elle connaît le responsable de la catastrophe que vit l'enseignement français.
Oui, il faut le dire franchement : tous ces enfants - considérés comme des handicapés par leurs familles et certains professeurs - qui remplissent les classes des écoles et des collèges ont malheureusement modifié, de manière très évidente, le rôle de l’enseignant à tel point que l’on oublie que celui-ci est essentiellement un passeur de savoir ; et que la pédagogie se résume à la recherche de toutes les techniques susceptibles de rendre efficace le passage du savoir du maître à l'enfant. Non, l'enseignement ne doit pas consister à perdre son temps à réparer les mauvaises pratiques – à soigner cette prétendue maladie due aux nouvelles méthodes de lecture nées dans les années soixante-dix – mais à affûter les techniques pédagogiques pour mieux conduire l'enfant à la fontaine de la science. Les solutions à bon nombre de défaillances de l'enfant ne sont pas à chercher dans le cadre de la classe et dans la pédagogie de l'enseignant. C'est souvent ailleurs, par d'autres moyens, par d'autres techniques et donc auprès de professionnels qualifiés qu'il faut aller chercher ces solutions. Mais il semble que l'Education nationale préfère payer les professeurs des collèges pour tenter de réparer les mauvais effets d'une mauvaise pratique ou d'une mauvaise éducation plutôt que de former le personnel qui convient et créer les structures adéquates pour cette charge ; mesures qui permettraient à l'école de la République de se consacrer à l'essentiel : enseigner, qui veut dire faire passer le savoir ou littéralement « montrer en indiquant ».
Raphaël ADJOBI
Titre : Dyslexique... Vraiment ? Et si l'on soignait l'école, 208 pages.
Auteur : Colette Ouzilou.
Editeur : Albin Michel, 2014.
24 octobre 2014
Réflexions sur l'Enseignement français autour de La frabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli
Réflexions sur l'enseignement français
autour de La fabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli
Depuis mon entrée dans l'enseignement, hormis un travail de recherche universitaire terminé en 1987, je n'ai rien écrit sur les programmes de l'école ou la pédagogie en général. Je me suis abstenu d'émettre, par des écrits, une quelconque opinion sur la politique de l'Education nationale, sur les pédagogies ou méthodes d'enseignement pratiquées en France. Fermement opposé aux néo-pédagogues dont les idées et les méthodes – sans doute salutaires pour quelques nécessiteux – ont été généralisées à l'ensemble des élèves, je n'ai jamais osé porter mes jugements personnels au-delà de mes cercles d'amis. Pourtant, ce n'était pas l'envie qui me manquait.
Je me souviens avec irritation de cette institutrice de mon fils, alors en première année du cours élémentaire, qui m'expliqua très doctement qu'elle faisait travailler ses élèves étendus sur les couvertures étalées dans le grand espace central de sa classe afin de leur apprendre à se respecter les uns les autres lors de leurs nombreux déplacements. Par ailleurs, elle s'étonna – sur un ton qui se voulait sentencieux – que mon fils n'eût pas la spontanéité – à six ans – de venir la solliciter à son bureau afin de lui permettre de connaître ses besoins particuliers éventuels.
En moins d'une semaine, j'avais changé mon fils d'établissement. Après des années universitaires passées à réfléchir sur les théories pédagogiques, je ne pouvais souffrir que l'on m'en propose une sortie de je ne sais quel esprit déraisonnable forgeant des projets déraisonnables pour l'école qui devrait garder sa vocation de former des têtes bien faites et bien pleines. Comme à mon ordinaire, sûr de pas être compris par une disciple des néo-pédagogues, j'ai battu en retraite, la laissant patauger dans ce que je crois aujourd'hui encore, plus que jamais, être une mare d'erreurs.
C'est dire combien je me sentais bien seul, avant la lecture de La fabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli, à soutenir la décadence certaine de l'enseignement français et par voie de conséquence la décadence du niveau général de la France en orthographe, en culture et en valeurs morales. Je me sentais bien seul à croire que le savoir-être et le savoir-faire résident dans le Savoir, et que sans celui-ci tout le reste n'est que fumée et vent. Combien sommes-nous encore en France à croire en la maxime "Per litteras ad humanitatem" ? (littéralement : par la littérature à l'humanité).
Bien sûr, ceux qui pensent que le manque généralisé de la maîtrise de l'orthographe - avec ses corollaires que sont la difficulté à comprendre les textes et l'appauvrissement du niveau de culture - n'est rien d'autre qu'une mutation de la société qui aboutira à quelque chose qui sera jugé normal et ordinaire par les générations futures, n'ont pas tort dans l'absolu. Toutefois, cet optimisme ne peut cacher l'action des élites françaises qui œuvrent discrètement dans les écoles de qualité à préserver leur progéniture de cette décadence que l'on s'applique à nous faire regarder comme une mutation sociale ordinaire dans toute société humaine. Cette attitude est la preuve que ce discours est trompeur. C'est dire que l'élite du pays n'a pas foi en cette mutation dite normale mais la croit juste bonne pour les pauvres.
Si aujourd'hui, je me permets d'exprimer publiquement mon sentiment sur la décrépitude de l'enseignement français, c'est, comme je l'ai dit, parce que je me sens désormais moins seul à soutenir une telle idée. Par ailleurs, je pense qu'il serait bon que ceux qui éprouvent le même sentiment soient plus nombreux à s'exprimer afin que l'alarme soit plus retentissante pour enfin précipiter les secours compétents au chevet de l'Ecole de la République.
Car il est surprenant de voir que neuf ans après la publication de La fabrique du crétin, qui connut un immense succès, aucun des grands décideurs de notre système d'enseignement n'a daigné considérer les analyses qu'il présente afin d'opérer un changement des choses. Depuis que l'Etat adapte l'enseignement à notre environnement économique - hautement imprévisible - en multipliant les Bac, a-t-on éradiqué le chômage ? Le combat-on mieux ? Non ! En vidant les filières générales de leur contenu culturel, ne participe-t-on pas à l'appauvrissement général de la France ? Si ! En jugeant les populations des banlieues incapables d'assimiler les grands textes littéraires et en les laissant patauger dans une langue et une culture qu'elles sécrètent elles-mêmes, n'a-t-on pas fini par construire une autre France privée des atouts nécessaires à l'exercice des responsabilités exigées au sommet de l'Etat ? La création des grandes écoles où 80% des étudiants sont issus des grandes familles du pays ne contribue-t-elle pas à pérenniser leur pouvoir sur les plus pauvres ? Enfin, l'illettrisme galopant auquel on refuse les remèdes élémentaires - qui sont le travail régulier et l'octroi à l'enseignement du français des heures qu'il a perdues dans le primaire - ne laisse-t-il pas croire à "la mort programmée de l'école" ?
Oui, je pense comme Jean-Paul Brighelli que les nouveaux pédagogues semblent les outils très efficaces d'une volonté délibérée des élites dirigeantes françaises de retirer l'échelle qui permet aux pauvres d'accéder aux hautes sphères de la société et de l'Etat.
L'image de la société française après des décennies d'application des "nouveaux programmes" et des "nouvelles méthodes" d'apprentissage est affligeante. Toutes ces générations conduites comme un troupeau de moutons au Brevet et aux baccalauréats, et auxquelles on a épargné les plus petites peines et qui ont évolué à l'abri de ce fond intellectuel qui seul permet de se battre, sont arrivées inadaptées dans une société qui ne fait pas de cadeau. Mais, comme "il faut du savoir pour oser une protestation", ces générations constituant pour l'économie de marché une masse de travailleurs déqualifiés qui survit, avance dans la vie le dos courbé, la tête entre les épaules, incapable d'émettre le moindre cri. Tous ces hommes muets, bredouillant des futilités pour ne pas trahir leur inculture ou leur illettrisme en se mêlant de discussions sérieuses, s'en vont poussant benoîtement vers leur chère voiture leur caddie débordant de victuailles qui leur donne encore l'illusion d'appartenir à la France des riches quand ils entendent parler de pays pauvres.
Afin de sortir de la torpeur dans laquelle nous a plongés l'Education nationale pour tout ce qui touche à l'école, aux outils pédagogiques et aux résultats de leurs productions, je vous recommande vivement La fabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli que j'ai eu tort de ne pas avoir ouvert plus tôt. Vous y trouverez des analyses profondes de nombreuses décisions et pratiques qui ont orienté ou modifié l'Education nationale et par voie de conséquence le visage de l'école et la vie ordinaire de la jeunesse de ce début du XXIe siècle. Une jeunesse visiblement condamnée à l'immobilisme et à la satisfaction immédiate par une volonté supérieure.
Raphaël ADJOBI
° La Fabrique du crétin (Jean-Paul Brighelli) ; éditeur : Jean-Claude Gawsewitch, 2005.
° Le nouveau livre de Jean-Paul Brighelli : Tableau noir ; sorti en 2014 chez Hugo & Doc.