Le Négrier, roman d'une vie (Lino Novàs Calvo)
Le Négrier, roman d’une vie
(Lino Novàs Calvo)
Un roman riche d’enseignements. Très riche ! A travers la vie de Pedro Blanco, un jeune espagnol qui rêvait d’être marin mais qui va devenir négrier, c’est tout l’univers des jeunes européens des siècles de l’esclavage que le lecteur découvre. Une vie de marin avec l’Afrique comme espoir de richesse. Cependant, l’inégale longueur des trois parties du récit peut générer quelque lassitude si le lecteur ne se laisse pas aiguillonner par l’extraordinaire destin du personnage principal annoncé par le titre de l’ouvrage.
Quand à quatorze ans, forcé de fuir Màlaga en se jetant littéralement à la mer, Pedro se hisse à bord du premier navire du port, il comprend – en même temps que le lecteur – que sa vie ne sera plus celle d’un terrien. Pour tous, il était trop maigre pour être utile comme marin. Toutefois, il trouvera des yeux compatissants pour faire de lui un mousse ; et d’un navire à l’autre, il découvrira la violence, les vols et la prostitution qui étaient les dangers ordinaires des ports européens où s'exhalait un parfum de commerce négrier des corps et des lèvres de ceux qui revenaient d’Afrique, du Brésil et des Caraïbes. Il se prit donc à rêver d’aventures lointaines. D’ailleurs, son oncle Fernando ne lui promettait-il pas un destin de marin ?
Pedro va sillonner la Méditerranée et l’Atlantique et découvrir que dans les ports européens, de Bilbao à Liverpool en passant par Nantes, partout, de nombreux pêcheurs sont devenus des négriers. Puis il embarque pour le Nouveau Monde. Il découvre Terre Neuve et la difficile et laborieuse tentative de sédentarisation de groupuscules de marins et de pirates. Sa vie aventureuse et trépidante le conduit plus tard à Récife qui était alors le premier port négrier du Brésil. La découverte des premiers haras humains où les blancs s’unissent à des négresses pour obtenir des femmes métisses très recherchées dans les hautes sociétés coloniales va réveiller l’âme de pirate qui dormait en lui et il décide de devenir voleur d’esclaves et contrebandier. Mais sa tentative de former une bande échoue lamentablement et le voilà en fuite embarqué sur le « Cinturon de Venus » pour Ouidah, au royaume de Dahomey qui était alors le centre de la traite en Afrique occidentale.
Naviguant désormais entre le Nouveau monde et l’Afrique, Pedro va apprendre à connaître les fourberies des armateurs et des actionnaires, la concurrence impitoyable entre les négriers et leurs techniques pour s’arroger les marchés sur le continent noir. Il achète et vend des esclaves en Afrique, combat des pirates et des croiseurs abolitionnistes. A 27-28 ans, il était devenu un homme dur au cœur insondable et réunissant toutes les qualités d’un bon négrier.
A ce stade des aventures de Pedro Blanco, le lecteur ne manquera pas de noter l’extraordinaire encombrement de l’Atlantique par les navires négriers et l’intense activité commerciale aussi bien sur les côtes africaines que dans les îles. Les différentes îles des Caraïbes ressemblaient en effet à de véritables foires où se retrouvaient toutes les nationalités après leurs séjours dans les factoreries ou esclaveries africaines. De nombreux soldats qui avaient pris part aux guerres napoléoniennes étaient devenus négriers ou pirates. Sur ces terres d’exil, « les dogmes se dissolvaient comme par magie. On venait là comme à une salle de jeu, où un prince pouvait trinquer avec un brelandier ». Là, les négriers s’informaient des résultats des factoreries établies sur les côtes africaines. « A cette date, il y aura des nègres à tel ou tel endroit […], à cette autre date, la guerre préparées par les facteurs et les prêtres peut avoir éclatée ». Chacun savait où se présenter en prenant la mer. Aussi, dans les tavernes de la Havane, devant les efforts des abolitionnistes qui arraisonnaient les négriers, libéraient les esclaves et démontaient les bateaux, certains marins croyaient la fortune toujours possible : « Abolition ? dit un pilote négrier. Abolition. Bobard ! On continuera à charrier des nègres jusqu’à ce qu’on ne puisse plus en mettre un sur l’île ».
Grisé par l’atmosphère des îles, Pedro n’abandonne pas l’idée de s’ouvrir la voie d’une fortune rapide. Il décide qu’il sera pirate et manoeuvrera à la recherche d’éventuels négriers à déposséder. Il rassemble les marins les plus discrédités de la Havane et constitue un équipage qui possédait de la bravoure et avait la soif de la richesse au fond de l’âme. Mais une nouvelle fois encore, il échoue lamentablement. Il décide alors de viser plus haut. Il sera roi ! Séduit par la fortune de trois négriers métis royalement installés sur les côtes et qui possédaient des barracons remplis de captifs et des harems, tout à coup, « la société des blancs lui était (devenue) odieuse », et il trouve qu’il « était mulâtre dans l’âme » et donc capable de réussir en Afrique. Il s’installe aux Gallinas, multiplie les esclaveries et les contacts avec les rois nègres de la région. Bientôt, le voilà craint et respecté ! Les armes distribuées produisaient des esclaves. Mais la concurrence était rude et les navires abolitionnistes de plus en plus présents sur les côtes d’Afrique…
L'intérêt du livre :
Ce qui retient l’attention dans ce livre, c’est tout d’abord la richesse des informations sur le monde marin au 19 è siècle : l’atmosphère des ports négriers européens, la vie sur les côtes africaines où ça et là naissaient des esclaveries pauvres gérées par des naufragés européens, des aventuriers qui rêvaient de devenir riches dans le commerce des esclaves, la guerre des abolitionnistes sur les mers. On apprécie également les nombreuses informations sur la naissance du Libéria et la Sierra Léone ainsi que l’implantation dans ce dernier territoire de prostituées anglaises. Cette foule d’informations jointe à la vie trépidante du héros finit parfois par donner le tournis. Mais quand on relève la tête, on en redemande ! La deuxième chose que le lecteur aura toujours à l’esprit et le confortera dans ses découvertes, c’est que ce livre est le récit de la vie d’un négrier qui a vraiment existé. C’est une « biographie romancée » qui n’a rien à voir avec la supercherie de William Snelgrave (Journal d'un négrier au XVIIIè siècle) qui se disait négrier mais dont on n’a jamais retrouvé les traces dans les archives maritimes ni nulle part d’ailleurs. Toutefois, quelques brefs passages du livre montrent que Lino Novàs Calvo a lu l'auteur anglais et n'est pas resté insensible à certaines de ces peintures de l'Afrique. Enfin, la troisième chose qui ne peut que réjouir le lecteur, c’est le fait que ce livre a été publié pour la première fois en 1933 à Cuba sous le titre Pedro Blanco, el Negrero ; ce qui prouve sa proximité temporelle avec les événements rapportés. C’est en effet en 1839 que Pedro Blanco quitte l’Afrique. Il avait alors 46 ans. Il mourra en 1854 à 61 ans. Ce qui veut dire qu’au moment de la rédaction du livre, de nombreux acteurs de la traite Atlantique vivaient encore et pouvaient juger de la véracité des faits qui y sont rapportés au moment de sa publication. Enfin, il convient de signaler les notes explicatives très instructives sur les événements historiques de cette première moitié du 19 è siècle ainsi que les grandes dates de l’histoire de cette traite négrière qui sont données à la fin de l’ouvrage. C’est donc assurément un livre qu’on n’oublie pas après l’avoir refermé.
Raphaël ADJOBI
Titre : Le Négrier, roman d’une vie, 316 pages
Auteur : Lino Novàs Calvo
Editeur : Autrement Littératures, 2011