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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël

27 août 2016

Les croquettes de Médard (une histoire de Kinzy illustrée par Steric)

                             Les croquettes de Médard

                    (Une histoire de Kinzy illustrée par Steric)

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            Ecrire pour la jeunesse requiert doigté et précision. Une histoire simple et agréable avec - si possible - un brin de malice et une leçon de morale facile à retenir par l'enfant en guise de conclusion : tels sont les ingrédients souvent recherchés. Les Croquettes de Médard satisfait à ces exigences ; et les parents qui aiment conter des histoires à leurs enfants au moment de les mettre au lit apprécieront ce récit bien mené et admirablement illustré auquel le papier glacé confère une note luxueuse.

            Dans l'enclos qui lui est réservé dans un coin de la propriété, Adélard le cochon ne cesse de geindre. Ce que Médard le chien, attaché à un cocotier non loin de là, estime être un tapage abusif. Sa décision est prise : il lui faut entrer en communication avec ce gêneur et si possible obtenir qu'il adoucisse ses mœurs.

            Un dialogue agréable et très bien mené s'engage alors entre Médard et Adélard et les péripéties qui l'agrémentent sont très limitées pour que l'attention du jeune locuteur ou lecteur reste soutenue. On apprécie les couleurs choisies par l'illustrateur pour différencier les discours de chacun des personnages ainsi que ceux du narrateur. Une excellente façon d'aider le jeune lecteur à varier les intonations selon les interventions des personnages. Bien vu !

            Pour faire plus ample connaissance avec Médard, Adélard et Mathurin Matou - le chat qui devient juge malgré lui dans cette histoire - un exercice de découpage, pliage et collage est proposé à la fin du livre : des "paper toys" à réaliser avec les plus jeunes ou à réaliser seul par les plus grands ou plus habiles. Une originalité du livre : le texte est suivi de sa traduction en créole.

            Bravo à Kinzy qui fait avec ce bref récit une belle entrée dans le cercle des auteurs de livres pour la jeunesse.

Raphaël ADJOBI

Titre : Les croquettes de Médard, 39 pages avec le texte en créole de Térèz Léontin.

Auteur : Kinzy

Illustrateur : Steric

Editeur : Exbrayat, avril 2016

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18 août 2016

Montesquieu et le bananier (une réflexion de Raphaël ADJOBI)

                                Montesquieu et le bananier

                           (une réflexion Raphaël ADJOBI)

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            Parmi les penseurs français du XVIIIe siècle, Montesquieu est incontestablement le plus imbu de préjugés. Toute honte bue, la France ne professe plus la théorie des climats de cet auteur qui institue une hiérarchie entre les peuples ; théorie lui ayant permis de disserter sans vergogne sur l’infériorité des autres populations du monde par rapport à l’Européen en s’appuyant sur des « anecdotes douteuses et historiettes fausses ou frivoles, dont quelques unes vont jusqu’au ridicule » comme le faisait remarquer son contemporain Destutt de Tracy (1754 – 1836)*.

            Des Japonais, il dit : « Le caractère émanant de ce peuple opiniâtre, capricieux, déterminé, bizarre […] semble absoudre ses législateurs de l’atrocité des lois. […] des gens qui s’ouvrent le ventre pour la moindre fantaisie. » (1); « Le peuple japonais a un caractère si atroce que ses législateurs et magistrats n’ont pu avoir aucune confiance en lui » (2). A propos des Indiens, il dit : « Les Indiens sont naturellement sans courage » (3).Quant aux Noirs, Pour Montesquieu et bien d’autres penseurs de son siècle, ils ne font pas partie de l’humanité, comme nous le montrerons dans un prochain article.

            L’assurance de sa supériorité d’Européen lui permet de ne voir que stupidité dans les naturels des pays conquis. Aussi, son œuvre principale – De l’esprit des lois – apparaît comme un véritable concentré des plus belles niaiseries de son siècle. Ce qu’il dit des peuples qui cultivent le bananier en est un très bel exemple : « Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre au pied et cueille le fruit » (4).

            Pauvre Montesquieu ! Comme le remarque si bien Odile Tobner dans Du racisme français (édit. Les Arènes), « (il) prend pour argent comptant, sans le moindre recul critique, tous les racontars de tous les voyageurs, leurs vantardises et leurs jugements régulièrement méprisants sur les autres peuples ».D’abord, le bananier n’est pas un arbre mais une herbe géante ; ce qu’ignore Montesquieu. Ensuite, pour récolter les fruits du bananier plantain qui peut atteindre quatre mètres, il faut d’abord l’attaquer en son milieu pour le faire plier et ramener le régime de fruits à votre hauteur ; ainsi ceux-ci ne s’abiment pas en touchant brutalement le sol. Ensuite, une fois le régime de bananes détaché du tronc de cette plante herbacée, il faut abattre celle-ci en la coupant à sa base comme le rapporte Montesquieu en se moquant. Pourquoi ? Parce que chaque plan de bananier ne donne qu’un seul régime de bananes et doit donc être abattu pour faire de la place aux jeunes rejets qui produiront à leur tour un seul régime de fruits chacun !

            Dans sa totale ignorance de la réalité des contrées lointaines, Montesquieu se permet depuis sa hauteur d’Européen de juger les autres peuples. Quand on rapporte ses propos aux paysans africains, ils éclatent de rire et disent de Montesquieu que c’est un enfant qui a besoin de grandir afin de voir la réalité du monde. Dans tous les villages d’Afrique et d’Amérique, si un bananier reste sur pied alors que le régime de fruits a été emporté – comme le suggère le rationalisme de Montesquieu – c’est qu’un voleur est passé par là. Car c’est ainsi que procèdent les voleurs agissant toujours dans la précipitation et le silence. Fou est donc Montesquieu qui, après avoir récolté le régime de bananes, laisse le bananier sur pied espérant en tirer d’autres fruits à l’avenir !

            Quand on ignore l’environnement des êtres humains, on ne se permet pas de juger leurs pratiques sociales. Dans sa suffisance, ce penseur français était incapable de discerner dans la diversité des vies et des pratiques le génie de l’être humain. Si nous sommes d’accord pour dire avec le sage Montaigne que « chaque être porte en lui la forme entière de l’humaine condition », cette même sagesse nous fait voir aussi que l’être humain est doué d’une extraordinaire adaptabilité grâce à son insondable génie. Il suffit de regarder la multitude de contrées inhospitalières de la terre où il s’est malgré tout enraciné pour s’en convaincre.

            Montesquieu ment donc lorsqu’il affirme : « Je n’ai point tiré mes principes de mes préjugés mais de la nature des choses » (De l’esprit des lois, Préface). Odile Tobner relève que Pascal aurait pu lui faire noter que ce que l’on appelle « nature » n’est qu’un premier préjugé qu’affectionnent les raisonneurs.

* Cité par Odile Tobner, in Du racisme français, édit. Les Arènes. (1)De l’esprit des lois, L. VI, ch. XIII ;(2). L. XIV, ch. XV ;(4). L. V , Ch. XIII. ; cités par Odile Tobnerin Du racisme français.

Raphaël ADJOBI

11 août 2016

Libres et sans fers, paroles d'esclaves français (Frédéric Régent, Gilda Gonfier, Bruno Maillard)

                                          Libres et sans fers

                            Paroles d'esclaves français      

              (Frédéric Régent, Gilda Gonfier, Bruno Maillard) 

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            Voici le livre que tous ceux qui s’intéressent à l’esclavage des Noirs outre-Atlantique devraient absolument lire. Il ne s’agit pas d’un récit imaginaire tendant à reconstituer la réalité à partir de l’Histoire ni d’un traité supplémentaire de l’histoire de l’esclavage. Ici, on plonge directement au cœur de la vie quotidienne de la main d'œuvre servile et donc de la réalité, parce qu'on accède enfin à sa parole. Oui, c'est possible !

            Si en Angleterre et aux Etats-Unis des esclaves ont laissé des traces écrites de leur vie – directement ou par l’intermédiaire des abolitionnistes qui leur ont servi de plume – en France nous n’avons absolument rien nous permettant de savoir ce qu’ils pensaient et disaient de leur condition. Toute notre histoire nationale concernant l’esclavage des Noirs n’a été bâtie qu’à partir des écrits et des témoignages des colons esclavagistes ! Autant dire que nous professons une histoire des vainqueurs, pour ne pas dire que nous pataugeons dans le mensonge absolu quant aux conditions de vie des Noirs transplantés dans les Amériques. Et c’est pour combler notre totale ignorance de leur vie quotidienne dans les colonies françaises que Frédéric Régent, Gilda Gonfier et Bruno Maillard ont entrepris le travail de recherche qui nous est proposé dans ce livre à la fois passionnant et très instructif.

            Entre le travail forcé dans les champs et le supplice du fouet sanctionnant les écarts de conduite, quelle vie menaient les esclaves noirs dans nos colonies ? Etaient-ils correctement logés, suffisamment nourris et décemment habillés ? Ce qu’en disent les discours officiels est-il vrai ? A quoi occupaient-ils leur dimanche, jour de repos que leur concédait le Code noir ? Que pensaient-ils de leurs maîtres, de la condition qui leur était faite ? Pourquoi fuyaient-ils les plantations, et pourquoi y revenaient-ils volontairement parfois ? Comment se réalisaient les unions, se menaient les vies conjugales ? Comment vivaient les esclaves des villes, ceux des champs ? Comment rachetaient-ils leur liberté ? L’originalité de la démarche suivie par nos trois auteurs nous permet d’avoir une réponse précise à chacune de ces questions et à bien d’autres encore que vous ne manquerez pas de vous poser au fur et à mesure de votre progression dans la lecture de ce livre.

            C’est en effet l’originalité de la démarche nous permettant de découvrir pour la première fois en France les paroles des esclaves - et par voie de conséquence ce qu’ils pensent d’eux-mêmes et de leurs maîtres - qui séduit. Plutôt que de se fier aux historiens qui ne font que relayer les propos des colons, nos trois auteurs ont choisi de recourir aux archives judiciaires ! C’était simple mais il fallait y penser ! Car dans les archives judiciaires ont été consignées les paroles des esclaves lorsqu’ils ont été appelés à se défendre ou à témoigner. Certes, malgré la fausse formule « Libres et sans fers » qu'ils devaient prononcer avant leur déposition, nous imaginons aisément que témoigner contre leurs maîtres était une épreuve susceptible de modifier leurs discours, compte tenu des représailles qui pouvaient s'ensuivre. Mais « au-delà de la procédure, les esclaves racontent des fragments de vies » que l’Histoire devra désormais prendre en compte.

            Ce livre nous permet de découvrir comment entre le marteau et l’enclume, c’est-à-dire entre le travail forcé des champs et le supplice du fouet, les esclaves ont développé « des activités économiques parallèles, illicites ou non, des pratiques culturelles » à l’intérieur et en dehors du domaine du maître, en d’autres termes de multiples tactiques pour survivre et qui nous les montrent dans toute leur humanité. Et selon nos auteurs, c'est assurément en construisant un "monde parallèle" qui échappe en partie au contrôle des maîtres que la main d'œuvre servile a préparé ou forcé les esprits à l'abolition de l'esclavage.  

Raphaël ADJOBI / La reprise intégrale de ce texte est interdite / Une conférencesur les réparations

Titre : Libres et sans fers, paroles d'esclaves français, 286 pages

Auteurs : Frédéric Régent, Gilda Gonfier, Bruno Maillard

Editeur : Fayard Histoire, 2015

8 août 2016

Trahie par les hommes mais aimée de Dieu (Kiesse Nzambi)

      Trahie par les hommes mais aimée de Dieu

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            Ce livre est le témoignage d’une jeune femme qui peint avec beaucoup de franchise sa vie tumultueuse commencée dans la compagnie des hommes jusqu’au moment où elle parvient, brisée, au pied de la croix de Jésus. Un témoignage empreint de religiosité donc.

            C’est souvent au cours de notre insouciante jeunesse que nous tissons la mauvaise toile qui enveloppera ensuite une bonne partie de notre existence. Mais, concernant Kiesse Nzambi, il faut reconnaître que la main du destin n’a pas été très généreuse. Ayant de son Congo natal rejoint ses parents pour la suite de ses études en France, ceux-ci décèdent l’un après l’autre en moins de trois ans après son arrivée. Contrainte d’abandonner ses études pour travailler, on peut croire que l’argent trop vite gagné a fait le reste. Elle multiplie alors les amants jusqu’au moment où le besoin de mettre de l’ordre dans sa vie amoureuse devient un impératif.

            Est-ce la naïveté ou la force de l’amour qui étreignait son cœur qui l’a entraînée dans la dernière relation - incroyablement rocambolesque - longuement racontée ici et qui ne manque pas de susciter chez le lecteur interrogations et réflexions ? On peut en effet se demander pourquoi les Africaines et les Africains cèdent aussi facilement au désir de fonder une famille avec des personnes qu’ils font venir de leur pays d’origine ? Pourquoi les habitudes contractées et diamétralement opposées ne les effraient-ils pas ? Enfin – et cette question vaut pour tout le monde et sous tous les cieux – d’où nous vient cette entêtante volonté de changer l’autre, de le plier à notre image alors que ses actes et ses pensées le situent loin de nous ? Non, l’homme n’est pas que chair ; il est aussi esprit. Et c’est l’esprit qui commande nos actes. Mais ne poussons pas loin le raisonnement pour ne pas tomber dans le défaut de juger l'autre.

            Heureusement pour Kiesse Nzambie, dans la tourmente où se trouvait son âme, quand elle s’est retournée, il y avait à sa portée un rocher auquel elle pouvait s’agripper ; un rocher invisible à l’œil nu, mais tellement tangible au cœur qui espère qu’elle fera vers lui le pas salvateur. Et quand elle retrouve la sérénité, sourit et devient "aimable", le lecteur pousse un soupir de soulagement.

Raphaël ADJOBI

Titre :     Trahie par les hommes mais aimée de Dieu, 42 pages

Auteur : Kiesse Nzambi

Editeur : Oasis, division auto publication.

4 août 2016

Le travail du dimanche, une conquête esclavagiste du capitalisme

                                    Le travail du dimanche

            Une conquête esclavagiste du capitalisme

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            S'il est vrai que "La nuit c'est fait pour baiser (et) pas pour travailler", comme le crie un collectif de femmes, il est également vrai que le dimanche est fait pour se reposer et non pour travailler.

            Le travail du dimanche que les patrons veulent banaliser en France mérite l’attention de tous. Il ne faut absolument pas se fier à leurs bons sentiments quand ils affirment que cela se fera toujours sur la base du volontariat. Car la caissière volontaire pour travailler entraîne forcément dans son sillage des vendeurs et autres employés qui ne le sont pas et vice versa.

            Dans ce projet, les patrons ont le ferme soutien d’une frange importante de la population soucieuse d’arrondir ses fins de mois. Galvanisée par le slogan « travailler plus pour gagner plus », elle ne se rend pas compte qu’elle lâche la proie pour l’ombre, le jour de repos pour l’argent qui lui donnera l’illusion d’être plus riche qu’avant. De toute évidence, si les gens sont volontaires pour travailler le dimanche, c'est parce que cette journée est davantage payée. Mais il est certain que quand les employeurs considéreront qu'un jour de repos en vaut un autre, la majoration du dimanche disparaîtra.

            En effet, pourquoi celui qui travaille le dimanche et se repose le lundi devrait-il gagner plus que son collègue qui travaille le lundi et se repose le dimanche ? A partir du moment où tous les jours de la semaine perdent leur caractère sacré, quel droit a-t-on de revendiquer la prédominance d'un jour sur un autre ?        

            Notons aussi que les conséquences néfastes de cette conquête que vise le capitalisme ou de cette quête de certains de nos compatriotes sont immédiatement reconnaissables et devraient faire réfléchir chaque citoyen : absence de vie de famille, mauvaise éducation des enfants condamnés à des heures de solitude devant le réfrigérateur garni et le téléviseur dernier cri payé à crédit que l'on tente de rembourser par l'argent du travail du dimanche. Demain, ces parents qui ont équipé leurs enfants de tous les appareils électroniques à grand frais croyant faire leur éducation, iront partout crier aux enseignants qu'ils sont dyslexiques et méritent une attention particulière. Quant à nous, nous savons qu'il s'agit de cette attention particulière qu'ils ont été incapables de leur accorder.

            N’allons pas plus loin dans cette analyse des conséquences de l'absence des parents auprès de leurs enfants et revenons au sens même de cette conquête du dimanche que le capitalisme tente de gagner par des arguments fallacieux. Le dimanche est reconnu dans notre société comme le jour de repos, le jour devant nous délasser des peines de la semaine. Un jour réparateur des fatigues enregistrées par notre organisme et qui offre en même temps à toute la famille l'occasion de se retrouver pour partager les joies et les peines et panser éventuellement les plaies des âmes. Si, depuis des siècles, les sociétés modernes n’ont pas eu du mal à légiférer sur la nécessité du repos hebdomadaire, c’est parce que, humainement et moralement, les hommes en sentaient les bienfaits et éprouvaient le besoin de le perpétuer pour le bon équilibre de tous. Mais le plus important à retenir c'est que les hommes étaient d’accord pour juger que le fruit des jours travaillés était toujours suffisant pour faire vivre chacun convenablement.

            Il convient donc de dire qu'il appartient à l’Etat de garantir à chaque travailleur une rémunération suffisante lui permettant de vivre convenablement sans avoir à vendre son jour de repos pour compenser un quelconque manque. En d’autres termes, c’est une honte pour l’Etat français de proposer aux citoyens de travailler le dimanche afin de compléter un salaire devenu insuffisant et ne permettant plus une vie décente.

            Force est de constater que ce manquement à la logique du repos hebdomadaire est né avec l’appétit des sociétés capitalistes. L’histoire de l’esclavage des Noirs dans le Nouveau Monde nous en donne la preuve depuis le XVIIe siècle.

                        L’origine du dimanche travaillé et payé

            Le régime esclavagiste français qui soumettait les Noirs des colonies à l’exploitation exclusive des produits d’exportation vers la métropole leur laissait le dimanche comme jour de repos. Reposer les muscles pendant une journée, c’était préserver le rendement des plantations. A cette fin, l’alimentation des esclaves dépendait totalement du bon vouloir des maîtres. Malheureusement, alors que ceux-ci affirmaient « fournir abondamment à leur subsistance et à celle de leurs familles », on assistait à la malnutrition et à la sous-nutrition de la main d'œuvre servile noire. Les films qui peignent les esclaves à la carrure herculéenne sont loin de la réalité, du piètre état sanitaire de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants.

            D'ailleurs, si leur avarice les poussant à réduire l’alimentation des esclaves accroissait leurs profits, les maîtres se rendaient compte aussi que les carences occasionnées dans les organismes contribuaient à la baisse de la production sur les plantations. Quoi faire ? Peu à peu, ils réservent aux esclaves des lopins de terre où ceux-ci peuvent se livrer à des cultures vivrières. Ils finissent même par leur concéder une journée pour cette tâche afin de mieux lutter contre la faim et la malnutrition qui menace le capital. On parle alors du « jardin nègre » et du « samedi nègre ».

            L’édit royal de 1723 dénonce cette pratique et maintient l’obligation des maîtres de nourrir et vêtir leurs esclaves. Mais, impuissante devant ce qui devient une habitude, la législation finit par légaliser « le jardin nègre » et le samedi qui lui est consacré en 1786, déchargeant ainsi presqu’officiellement les maîtres de leur obligation de nourrir ceux qu'ils soumettent au travail forcé.

            Dès lors, les  esclaves usent de tous les moyens pour compenser les rations alimentaires insuffisantes. Si certains « négligent leur travail (forcé) quotidien au profit du maître et réservent leur force pour l’entretien de leur jardin » au risque de grands châtiments (Libres et sans fers, p. 141), très nombreux sont ceux qui consacrent une bonne partie de leurs nuits et de leurs journées de repos – les dimanches ou jours de fêtes religieuses – à cette tâche devenue incontournable.

            Bientôt, le temps que les esclaves consacrent à leur jardin va attirer la convoitise des maîtres toujours désireux de faire des profits. Théoriquement, la législation en vigueur dans les colonies ne leur permettait pas de faire travailler leurs esclaves les « dimanches et jours de fêtes ». Dans la réalité, les esclaves de maison ou domestiques n'ont jamais bénéficié de jours ou de nuits complètes de repos. C’est donc principalement les activités dominicales des « esclaves de pioche » ou « esclaves de houe » (ceux des champs) que vont convoiter les maîtres. Peu à peu, ils vont les employer le dimanche moyennant une petite rémunération. Ainsi, le temps passant, le dimanche consacré au repos et à cultiver éventuellement son jardin pour compenser la nourriture insuffisante va revenir au maître qui va pouvoir désormais disposer de ses esclaves comme il le veut.

            Voilà comment dans les colonies les maîtres ont volé aux esclaves leur temps de repos pour faire des profits. Au regard de l’Histoire, il appartient aujourd’hui à chacun de réfléchir à la disparition du temps du délassement du corps et de l’esprit au profit des mirages du capital qui n’ont rien à voir avec le bonheur de l’individu et de la famille. Dans une société qui se vante d’être très riche et très puissante comme la France, chacun doit exiger d’être suffisamment bien payé pour ne pas être obligé de travailler le dimanche pour améliorer le quotidien au détriment de ses obligations conjugales et familiales. Le travail du dimanche, comme celui de nuit, doit demeurer exceptionnel. La journée de repos doit être obligatoire pour tous les salariés et cela pour une question de santé physique et mentale. C’est à l’Etat de protéger le citoyen contre la rapacité du capitalisme qui ne voit que le profit.

Raphaël ADJOBI

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25 juillet 2016

Lettre aux Ivoiriens qui luttent par le feu et le sabotage

    Lettre aux Ivoiriens qui luttent par le feu et le sabotage

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Dans ce monde moderne, face à la violence du capital, les Africains semblent désemparés parce qu'ils ont perdu la culture de la résistance de leurs ancêtres. Mais tout s'apprend quand on est obligé par la force des choses. Rappelons-leur que quand on commence une lutte, il faut savoir la poursuivre jusqu'à la victoire finale. Les révolutions réussissent quand la VICTOIRE guide le peuple ; en d'autres termes, quand le peuple se fixe comme idéal la VICOIRE. LIRE L'ARTICLE sur Le blog politique de raphaël.

Vous avez enfin compris que quand on vous enlève tout, la meilleure façon de lutter est d'empêcher celui qui a pris votre bien d'en profiter. Vous semblez aussi avoir compris que si on arrête un camarade, au lieu de l'abandonner, il faut revenir plus nombreux pour le défendre. Si un groupe commence une révolte et que celle-ci est réprimée, d'autres groupes doivent naître pour poursuivre la lutte. C'est ainsi que se remportent les victoires. C'est la victoire qui doit vous diriger. Toujours penser à la victoire ! La VICTOIRE guide le peuple !

Les étrangers et des inconnus ont pris les terres de l'Ouest de la Côte d'Ivoire. Les propriétaires ont fui et sont partis se réfugier à l'étranger sans prendre la peine de brûler leurs maisons et leur champs. Alors que c'était la meilleure façon de combattre ceux qui les chassaient.

Les étrangers et leurs complices ivoiriens exploitent vos champs et s'enrichissent. Au lieu de tout faire pour brûler ces champs, vous les laissez faire. Le port d'Abidjan et celui de San-Pedro emportent chaque jour les richesses de vos terres en Europe pour permettre aux Blancs de s'enrichir. Personne ne met le feu à ces produits pour empêcher les Blancs et leurs complices ivoiriens et étrangers de s'enrichir.

Quand un blanc est entré dans votre gouvernement pour s'occuper du ministère qui attribue les contrats à la France - l'exploitation de l'eau, l'électricité et tous les grands travaux du pays - vous aviez cru qu'avec votre nouveau président vous étiez devenus les amis des Blancs. Et maintenant que les Blancs vous montrent qu'ils sont venus en Côte d'Ivoire pour faire des affaires et gagner de l'argent, vous commencez à comprendre ce que veut dire avoir des amis Blancs. 

Ce n'est plus la Côte d'Ivoire qui est propriétaire de l'eau et de l'électricité du pays mais les Français. Il faut donc payer ce que vous leur devez. Ce sont les Blancs qui construisent les ponts et les autoroutes. Il faudra aussi les payer ! Et parce que vous ne payez pas assez, les Blancs obligent vos parents planteurs à leur donner presque gratuitement leur café et leur cacao. C'est comme ça que les choses marchent avec les Blancs.

Maintenant que vous avez décidé de réagir, de vous révolter, retenez ceci : si vous arrêtez ces mouvements de révolte, vous êtes perdus pour toujours ! Ce que vous avez commencé, il ne faut plus l'arrêter jusqu'à ce que tout le système qui permet à la France d'acheter votre pays, de s'approprier votre pays s'écroule. Ce système, c'est le pouvoir que la France a installé en Côte d'Ivoire.

Partout, sur tout le territoire, encouragez vos parents et connaissances à brûler et saboter tout ce qui peut être brûlé et saboté et empêcher ainsi le pouvoir en place et la France de s'enrichir alors que vous vivez dans la pauvreté. Brûlez tout ! Demain, quand vous aurez le pouvoir, vous reconstruirez tout !

Il ne faut jamais admettre que quelqu'un vienne te chasser de ta maison et prendre ta place.

Si tu vois quelqu'un faire cela, brûle ta maison. Si quelqu'un te chasse de ton champ pour se l'approprier, revient brûler ce champ ; ne le laisse jamais en profiter ! Si quelqu'un vient t'arracher l'assiette dans laquelle tu manges tous les jours, ne le laisse pas en faire son bien ; casse l'assiette et mangez tous les deux par terre ! Si quelqu'un vient prendre ton pays pour faire des affaires et gagner de l'argent, au lieu de devenir son boy, brûle ton pays ! Ton pays, tu le reconstruiras demain, quand l'usurpateur fuira.

Raphaël ADJOBI

24 juillet 2016

Cyril Lionel Robert James, La vie révolutionnaire d'un "Platon noir" (Matthieu Renault)

                                  Cyril Lionel Robert James

                         La vie révolutionnaire d'un "Platon noir"

                                             (Matthieu Renault)                     

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            Cyril Lionel Robert James est un nom que nous serons contraints d'intégrer à notre univers francophone et au mouvement panafricain, après la lecture de ce très beau livre de Matthieu Renault. Né le 4 janvier 1901 sur l'île de Trinidad (près des côtes du Venezuela), l'homme a été, à partir de 1932 où il est arrivé en Angleterre, des plus grands combats intellectuels européens et panafricains.

            Celui qui se définit lui-même comme un marxiste-léniniste a côtoyé Trotski durant les dernières années d'exil de ce dernier au Mexique, des intellectuels anglais comme Virginia Woolf, des panafricanistes comme Edward Blyden, Padmore, W.E.B. Du Bois et Kuamé N'Krumah, un chef de file de la négritude comme Léon-Gontrand Damas, ou encore le communiste franco-russe Boris Souvarine. Il a participé à la fondation de nombreux cercles littéraires ainsi que des organisations internationales contre l'impérialisme et le colonialisme.

            Paradoxalement, comme le fait remarquer Matthieu Renault, l'éducation coloniale reçue sur son île natale - et qui avait nourri en lui des ambitions littéraires - avait rendu James "intellectuellement plus européen que les marxistes européens". Mais, ajoute-t-il, "tandis que l'histoire était restée jusqu'alors pour lui une question abstraite, le marxisme lui enseigna la logique qui en gouverne le mouvement". Et c'est précisément L'histoire de la révolution russe de Trotski qui fut à l'origine de la carrière révolutionnaire de James, concrétisée pour ainsi dire par la rencontre avec les ouvriers de Nelson en Angleterre. Il avait alors compris pourquoi Lénine plus que Marx fait des gens ordinaires la force motrice de l'Histoire. Désormais convaincu que la connaissance de l'Histoire est pour l'historiographe une arme de combat, la meilleure préparation à la politique, "c'est [...] la voie de l'écriture-réécriture de l'histoire qu'[il] emprunta pour servir la cause du panafricanisme". Quel étourdissant cheminement !

            Outre les multiples rencontres et les lectures qui ont forgé l'esprit révolutionnaire de James, Matthieu Renault passe en revue ses œuvres, les analyse et essaie d'asseoir les grandes lignes de ses convictions et de ses combats. Il montre que les œuvres de James établissent des connexions entre toutes les révolutions - française, russe, la révolte des Noirs à Saint-Domingue, les événements de mai 1968 en France - et les font apparaître comme un "laboratoire du capitalisme". C'est dire que James refuse de subordonner la lutte coloniale à une simple question de race. Il la situe pleinement sur les rapports de force entre le capitalisme et la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes ; une question de lutte des classes avant tout.

            Si la compréhension du début de l'avant-propos est absolument fastidieuse, ce livre apparaît aussi comme un excellent auxiliaire pour l'étude de certains ouvrages comme un enfant du pays de Richard Wright, Capitalisme et esclavage d'Eric Williams - l'homme qui a conduit Trinidad et Tobago à l'indépendance - ou encore Othello de Shakespeare. Mais ce que l'on retient avant tout, c'est le fabuleux parcours de James et sa grande volonté de tout approfondir : les discours politiques ou révolutionnaires, l'histoire, la littérature, l'art, le sport. Un livre qui nous fait découvrir un homme complet et fascinant.

Raphaël ADJOBI

Titre : C. L. R. James, La vie révolutionnaire d'un "Platon noir". 213 pages.

Auteur : Matthieu Renault

Editeur : La Découverte, Paris, 2015. 

12 juillet 2016

La Reine de Saba (le regard de Marek Halter)

                     La Reine de Saba

              (Le regard de Marek Halter)

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Comme de nombreux personnages des récits bibliques, la Reine de Saba fait partie des héroïnes de l'Antiquité qui sont entrées dans le patrimoine mondial. Et comme bon nombre des personnages bibliques, son nom se retrouve plusieurs siècles plus tard dans le Coran, livre du monde arabe au moment où celui-ci triomphait dans la péninsule qui porte aujourd'hui son nom. Etat de chose qui a permis aux Arabes et aux Européens de la représenter parfois sous les traits d'une Blanche.

La figure de la Reine de Saba que propose ici Marek Halter est conforme aux recherches archéologiques, à l'histoire des peuples autour de la mer Rouge et à la réalité de ce vingt-et-unième siècle. En effet, les recherches archéologiques et ethnologiques prouvent qu'avant les arabes l'extrême sud de la péninsule arabique - aujourd'hui le Yemen - était occupé par des Noirs venus d'Afrique. L'existence d'un temple dédié à cette reine ou à une parente dans cette région ne serait donc que chose normale. Ces recherches prouvent aussi que l'histoire de la Reine de Saba est encore vivante en Ethiopie. Autres éléments importants, Axoum, la capitale de ce royaume, ainsi qu'une ville du nom de Saba sont bien situées sur le continent africain. Par ailleurs, depuis 2014 que sévit la guerre au Yemen, plusieurs milliers de Yéménites noirs et musulmans ont traversé la mer rouge pour se refugier en Djibouti (sur le continent africain) qui n'est séparé de la péninsule arabique que par une trentaine de kilomètres. Ce qui accrédite l'idée que le royaume de Saba s'étendait de part et d'autre de la mer Rouge. Idée que soutient Marek Halter dans son roman.     

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Quoi qu'il en soit, que cette reine soit née sur la rive africaine ou arabique ne change rien à l'histoire : elle était noire ! Et c'est sur les côtes africaines que son souvenir se perpétue ! S'appuyant sur cette réalité, tout l'intérêt du roman de Marek Halter réside dans la construction des événements qui ont conduit la Reine de Saba à rencontrer le roi Salomon d'Israël comme en témoigne la Bible. Rencontre qui serait à l'origine d'une descendance juive du roi Salomon en Ethiopie ou de la conversion de certains Noirs de cette contrée au judaïsme des siècles avant le christianisme.

C'est en effet au milieu du XIXe siècle que les Européens - qui connaissaient l'histoire de la rencontre entre le roi Salomon d'Israël et la Reine de Saba grâce aux textes bibliques - ont découvert qu'il y a des juifs noirs en Ethiopie. Devant la tentative de leur conversion au protestantisme par les missionnaires européens, l'Alliance israélite universelle montre aussitôt une farouche opposition à cette entreprise. Dès la fin du XIXe siècle, ce mouvement israélite propose aux juifs éthiopiens l'entrée en Terre Sainte et les y prépare en créant des écoles juives en Ethiopie. Mais devant la réticence de certains juifs, cette volonté est abandonnée jusque dans les années 1980.  A partir de 1984-1985, l'Etat hébreu entreprend d'abord des opérations clandestines puis officielles de rapatriements vers Israël.

Tout n'est pas que mythes et légendes dans la Bible. Ce livre saint est riche en faits historiques qui ont marqué les pas de l'Humanité. Et même lorsque l'on parle de légende, il ne faut jamais perdre de vue la définition de ce mot : une légende n'est rien d'autre qu'une histoire vraie au départ mais dont la véracité a été travestie par des conteurs qui n'ont cessé de l'enjoliver ou d'orienter sa portée. 

Raphaël ADJOBI

Titre : La Reine de Saba, 326 pages.

Auteur : Marek Halter

Editeur : Robert Laffont, 2008.

8 juillet 2016

Rire enchaîné, Petite anthologie de l'humour des esclaves noirs américains

                                          Rire enchaîné

        petite anthologie de l'humour des esclaves noirs américains

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            Nous savons tous que l'esclavage dans les Amériques était fait de brutalités, d'ingénieuses mutilations, d'humiliations et de mises à mort spectaculaires pour servir d'exemple. Peut-on dans ces conditions trouver l'occasion de franches rigolades ?

            Voici une anthologie des petites histoires drôles que les Noirs et leurs descendants se racontaient comme pour exorciser le sort qui leur était fait. Des histoires drôles qui nous enseignent beaucoup à la fois sur l'esprit des esclaves et celui des maîtres. D'un côté - parce que la recherche de la liberté est inhérente à l'état d'esclavage - on cherche inlassablement les voies et moyens pour rendre son ouvrage moins pénible, pour échapper à la faim, ou pour mettre Dieu de son côté contre le maître ; de l'autre, on cherche à tirer le meilleur rendement de ses esclaves tout en prenant soin de deviner et châtier leurs moindres intentions pouvant porter atteinte au pouvoir du capital.

            C'est donc pour ainsi dire ce jeu du chat et de la souris - mais ici la souris est bien dans un enclos - que Rire enchaîné nous propose de découvrir sous un angle à la fois humoristique et édifiant. Nous y découvrons en effet la preuve que de nombreuses trouvailles et inventions attribuées aux Blancs sont les œuvres des esclaves. Car quand il faut trouver la solution à un problème, "(le maître) ne s'en préoccupait pas trop, pas plus que du reste, parce qu'il pouvait compter sur (l'esclave)". Ce livre nous apprend aussi que les maîtres contrôlaient tout jusqu'au contenu des prières de leurs esclaves. Par ailleurs, on y découvre une singularité du métier de chasseur d'esclaves. Nous savons que contre les esclaves marrons qui se cachaient dans les forêts et les ravins les chasseurs avaient recours à des molosses spécialement dressés pour leur donner la mort quand on ne pouvait pas les ramener. Dans les villes, "(ce) métier consistait à acheter les titres de propriété des esclaves en fuite pour une fraction de leur prix d'origine. (Le chasseur) les prenait en chasse et, une fois qu'il les avait rattrapés, il les revendait avec profit". Rien ne se perdait ; l'esclavage devait être toujours rentable.

Voici un extrait qui illustre admirablement l'esprit du livre :

"Du temps de l'esclavage, un nègre avait l'habitude de prier sous un plaqueminier. Il venait y supplier Dieu de tuer tous les Blancs. Un jour, le vieux maître l'entendit et, le lendemain, il se cacha dans l'arbre avec un sac de pierres. Lorsque le nègre revint implorer le Seigneur de tuer tous les Blancs, le vieux maître lâcha une pierre sur la tête du nègre qui en perdit l'équilibre. En se relevant, il leva  les yeux au ciel et déclara :

- Seigneur, je t'ai demandé de tuer tous les Blancs. Tu sais donc pas faire la différence entre un nègre et un Blanc ?"

Raphaël ADJOBI

Titre : Rire enchaîné, petite anthologie de l'humour des esclaves noirs américains.

 Auteur : Textes réunis et traduits de l'anglais par Thierry Beauchamp.

Editeur : Anarcharsis, février 2016, 108 pages.

23 juin 2016

La fabuleuse aventure de "La chasse au nègre" de Félix Martin

          La fabuleuse aventure de « La chasse au nègre »

                                  du sculpteur Félix Martin

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Après l'abolition de l'esclavage en 1848, détruire, effacer ou cacher les images et les textes témoignant des agissements inhumains des Blancs à l'égard des Noirs n'a pas été seulement l'œuvre de quelques familles de colons et de négriers soucieux de se faire une nouvelle virginité. Ce fut aussi pour les autorités de la France une entreprise de grande importance qu'elles se sont appliquées à perpétuer sans vergogne. Cette attitude, parfaite traduction du manque de courage de l'Etat à assumer notre passé - quelque douloureux soit-il - a conduit évidemment à l'enseignement partial de notre histoire dans nos établissements scolaires.

Il est tout à fait aisé de prouver aujourd'hui que tout ce qui rappelle les luttes des esclaves et les figures illustres de ces luttes a été délibérément confiné dans les coins les plus obscurs des archives et les rebuts des musées pour être caché au public.Cette arrogance de l'Etat français à cacher ou à manipuler notre passé à sa guise apparaît de manière éloquente dans l'histoire de la belle sculpture de Félix Martin appelée "La chasse au nègre".

 C'est en 1873 que cette œuvre très expressive témoignant de la brutalité de l'esclavage dans les Amériques et les îles des Caraïbes a été réalisée. Elle rappelle les gros chiens de chasse importés d'Europe et des Etats-Unis puis dressés par les colons pour dénicher dans les bois et les ravins les esclaves fugitifs. Voici le témoignage d'un officier anglais (Marcus Rainsford ) datant de 1805 sur l'éducation de ces molosses : « Quand ils commençaient à grandir, on leur montrait de temps en temps au-dessus de la cage la figure d'un nègre tressée en bambou.Le mannequin était bourré à l'intérieur de sang et d'entrailles. Les chiens s'irritaient contre les barrières qui les maintenaient en captivité.... Enfin, on leur jetait le mannequin. Et tandis qu'ils le dévoraient avec une voracité extrême cherchant à tirer les intestins, leurs maîtres les encourageaient avec des caresses... Quand on jugeait cette éducation complète, on les envoyait à la chasse... Ces limiers retournaient ensuite au chenil les mâchoires hideusement barbouillées de sang ». Un corps de métier est d'ailleurs né de cette pratique : les chasseurs d'esclaves ou rancheadores en espagnol.

Au moment de sa présentation au Salon annuel organisé par le Ministère de l'Instruction publique, des cultes et des Beaux-arts - au Palais des Champs-Elysées à Paris en 1873 - la sculpture de Félix Martin - un artiste sourd de naissance - rencontre un succès indéniable ; même si les critiques évitent de relayer le message historique de l'œuvre. Sans doute pour cette raison, elle est aussitôt achetée par l'Etat à la fin du salon et, un an après, entre au musée d'Evreux qui venait d'ouvrir ses portes et manifestait son désir de varier quelque peu sa collection.

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Malheureusement, au début du XXe siècle, précisément en 1931, la France célèbre avec faste le rayonnement de son empire mondial en organisant une grande exposition coloniale à Paris. Et au nom de ce qu'elle appelait sa mission civilisatrice à travers le monde, il fallait effacer les traces de tout ce qui pourrait faire polémique. Le préfet de l'Eure est alors sommé de choisir entre retirer l'œuvre du musée ou changer son titre. Une lettre écrite le 8 février 1932 par l'Institut colonial au Ministère de l'instruction publique et des Beaux-arts en témoigne : « Quelque puisse être le mérite artistique de l'œuvre en question, et peut-être même pour cette raison, il nous paraît que le sujet qui l'a inspirée présente quelque chose de douloureux pour notre conscience nationale et de profondément blessant pour notre doctrine coloniale ». Vous remarquerez que les crimes commis dans les colonies au nom de l'Etat français ne sont nullement douloureux ni blessants pour nos autorités alors que leur représentation leur est insupportable. Et aujourd'hui encore, c'est au nom de cette doctrine coloniale que l'on minimise ou falsifie les pages sombres de notre Histoire quand on n'en clame pas les bienfaits.« La chasse au nègre » devient alors « Un Noir attaqué par un molosse ». C'est dire que l'œuvre est alors réduite à une scène anecdotique et n'a plus d'intérêt que par sa pureté plastique. C'est ainsi que s'accomplit la volonté de l'Etat d'effacer de notre mémoire commune cette réalité de l'histoire de l'esclavage.

Mais pour que le résultat de cette volonté soit parfait, les autorités vont aller plus loin dans la déchéance de cette sculpture. Celle-ci est bientôt retirée du musée et installée à l'hôtel de ville d'Evreux à l'entrée de la cantine des employés de la mairie où elle est superbement ignorée de tous. Elle atteint alors le stade suprême de la banalité comme le voulaient l'Institut colonial et le Ministère de l'Instruction et des Beaux-arts.

C'est seulement soixante-neuf ans plus tard, en 2001, lors de l'inauguration du nouveau musée réalisé dans l'ancienne piscine de la ville de Roubaix que la sculpture de Félix Martin va pour ainsi dire renaître de ses cendres et retrouver son intérêt historique. C'est là que « La chasse au nègre », en quittant Evreux, va retrouver son titre d'origine et sa dimension militante en devenant un véritable manifeste contre la violence raciale et faire l'objet d'un documentaire de la télévision nationale en mars 2016*.                

Raphaël ADJOBI

* Documentaire "Enquête d'art" de France 5 ; mars 2016.

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