20 novembre 2014
Debout-payé (Un roman de Gauz)
DEBOUT-PAYE
(Un roman de Gauz)
Nous ne regarderons certainement plus du même œil le vigile noir de notre grande surface, après la lecture de ce roman. Qui aurait pensé que cet homme du silence – payé pour rester debout – dont le regard semble s'accrocher à notre silhouette chaque fois que nous franchissons le seuil d'un magasin, pouvait recueillir sur nous des renseignements suffisants pour bâtir une œuvre romanesque ?
Le texte donne d'abord l'impression d'une écriture inégale : on salive à la fin du premier chapitre ; on est impatient de sortir du second. Mais, très vite, on apprécie cette alternance du récit et du chapelet d'anecdotes, véritables saisies instantanées de scènes ou d'images de nos chers temples de la consommation. On s'amuse, on sourit, on rit et on s'instruit en même temps.
En effet, tout le plaisir que procure ce roman est dans le regard du vigile. Car le vigile, c'est le narrateur du récit à la troisième personne. C'est l’œil omniprésent et omniscient, plus perçant que celui du persan Usbek peignant les mœurs de la société française du XVIIIe siècle. Les singularités des Africaines, des Antillaises, des Asiatiques, des Arabes ne lui échappent pas. Par exemple, son regard analytique sur l'homme arabe du golfe persique est tout à fait plaisant et édifiant. D’autre part, aucun homme politique français, aucun journaliste, n'a expliqué avec autant de justesse l'apparition des « sans-papiers » sur notre territoire que le vigile ! Debout-payé est absolument un livre amusant et instructif.
Ce livre se veut avant tout le récit de la vie d'un immigré d'une ancienne colonie française. C'est l'histoire d'un jeune Ivoirien qui, profitant du « ramassis de clichés du bon sauvage qui sommeille de façon atavique » en chaque homme blanc – « les Noirs sont costauds, les Noirs sont grands, les Noirs sont forts, les Noirs sont obéissants, les Noirs font peur » - finit par s'en convaincre au point de considérer son métier de vigile comme celui qui convient le mieux à sa mélanine. Ce livre nous permet aussi de découvrir que dans le monde de la vente où le grand public imagine un personnel harassé et blasé par un travail répétitif, les hommes et les femmes se prennent très au sérieux et sont même impitoyables. Enfin, il constitue un petit trésor de connaissances sur le monde. Où peut-on trouver la plus grande concentration de spécimens humains que dans les magasins parisiens ? Vous salivez ? Vous avez raison et vous allez être comblé.
En tout cas, rien que le regard du dominé noir sur le dominant blanc fait de ce livre une belle fenêtre qui permet à l'Européen de "se voir de bon biais" ; même si le vigile s'interdit toute discrimination.
Raphaël ADJOBI
Titre : Debout-payé, 172 pages
Auteur : Gauz
Editeur : Le Nouvel Attila, 2014.
08 novembre 2014
Du combat de Laurent Gbagbo et de la crise au sein du FPI (Raphaël ADJOBI)
Du combat de Laurent Gbagbo et de la crise au sein du FPI*
Suite aux propos de messieurs Koudou Kessié et Paul Okou Zago, tous deux membres du FPI, se contredisant dans le journal de leur parti (Notre Voie du 16 et 20 octobre 2014), l'AIRD-France souhaite vivement que le FPI définisse clairement la ligne de combat qu'il envisage de suivre afin d'éclairer ses alliés. L'AIRD-France n'a nullement l'intention de se mêler d'un débat interne à un parti frère. Toutefois, engagés dans la coalition des partis de l'opposition dénommée « Alliance des Forces Démocratiques » (AFD), nous savons que toute décision émanant du FPI quant à sa participation ou non aux prochaines élections présidentielles – aux contours pour l'heure inquiétants – aura des conséquences directes sur ses alliés.
A vrai dire, le débat qui agite la maison FPI est celui-là même qui anime tous les autres partis de l’opposition et certainement le cœur de tous les Ivoiriens. Aussi, pour reprendre la formule de M. Paul Okou Zago – qui dit être soucieux de faire évoluer les choses dans le sens d’un rapprochement des militants du FPI – nous disons que l'Alliance des Forces Démocratiques doit être le lieu de « la vérité, des débats démocratiques sérieux ». Que le FPI considère donc la présente interpellation comme une volonté de rapprocher nos points de vue en éclairant les différents sujets qui agitent les Ivoiriens – avant qu'ils ne les déchirent – dans l'attente des échéances présidentielles de 2015.
A qui revient l'assainissement de l'environnement électoral ?
La lecture attentive du texte de M. Paul Okou Zago montre qu'il parle davantage de la voie opposée à la sienne et à celle du Président Affi N'guessan. Il pourfend allègrement l'attitude de ceux qu'il dit brandir le slogan « Gbagbo ou rien » mais dit peu de choses sur ce fameux « processus politique » qu’il aurait dû appeler « processus électoral » pour plus de clarté. Car c’est en réalité de cela qu’il s’agit dans ses propos.
« A notre avis, le parti (le FPI) et ses alliés doivent, à partir de maintenant, se battre pour que les élections se déroulent dans un environnement suffisamment assaini », dit M. Paul Okou Zago. Nous sommes tentés de lui dire que c'est le vœu que tous les partis de l’opposition expriment quotidiennement dans les journaux et les quelques rares réunions publiques qu'autorise le pouvoir. Mais pour bien suivre le raisonnement de M. Paul Okou Zago, posons-lui la question suivante : à qui revient le devoir d’assainir l'environnement électoral ? Le FPI et ses alliés ? Et comment ? Pour toute réponse, il dit que la victoire de cette bataille d’assainissement est à notre portée et que pour cela « il suffit (...) de dominer ses émotions, ses rancœurs et ses ressentiments et prendre de la hauteur » pour nous engager unis.
Ainsi donc nous devons croire que c'est parce que nous ne sommes pas assez unis et n'avons pas apaisé nos émotions et nos rancœurs que les conditions favorables à des élections justes et équitables ne sont pas réunies ! Mon Dieu ! Quelle accusation terrible ! Le pouvoir qui reste muet à toutes nos propositions, aux pleurs du peuple qu'il suffirait d'entendre et apaiser, qui ne donne aucune ouverture dans laquelle l'opposition pourrait s'engager pour être entendue, ce pouvoir ne serait donc nullement responsable de l'impasse dans laquelle se trouve la Côte d'Ivoire ! Qu'il nous soit permis ici de rappeler à nos camarades qui soutiennent une telle pensée, que sous tous les cieux, c'est au pouvoir en place qu'il revient d'appliquer son programme politique, d'assainir l'Etat et la vie politique en ouvrant les débats et non pas à l'opposition d'appliquer le sien. Si aujourd’hui les militants de l’opposition sont obligés de quémander des postes dans l'administration du pays – comme le fait remarquer M. Paul Okou Zago – c’est simplement parce que M. Ouattara travaille à réveiller chez l’Ivoirien les réflexes d'un pays à parti unique où chaque fonctionnaire, chaque étudiant boursier se devait d’être reconnaissant au président de la république comme s’il était à lui seul l’Etat ivoirien. Ce n’est pas celui qui est condamné à mendier qu’il faut blâmer mais le pouvoir qui se sert des outils de l’Etat pour corrompre et assujettir les citoyens à la manière d’un roi avec ses sujets. N’est-ce pas M. Ouattara qui a dit avoir pour objectif de « rendre la démocratie irréversible en Côte d'Ivoire » ? C'est donc à lui de se donner les moyens d'atteindre ce but et à nous d'apprécier la réalité des faits. C’est à lui de réveiller la confiance brisée dans le cœur des Ivoiriens en posant des actes qui les réconcilient avec le pouvoir. Ce n'est pas le contraire qu'il faut attendre. Ce n'est pas le contraire qu'il faut prôner.
Qui doit rouvrir l'épineux dossier de la liste électorale pour parvenir à quelque chose de consensuel ? Qui va décider s’il faut tenir compte des nombreux morts, des nombreux disparus qui figurent encore sur cette liste ? Qui va décider si la multitude de personnes forcées à l'exil et les prisonniers politiques qui y sont inscrits voteront ? N’oublions pas non plus le cas des nouveaux naturalisés pour services rendus à M. Ouattara lors de sa prise du pouvoir. M. Paul Okou Zago y a-t-il pensé ? Le FPI ira-t-il aux élections avec M. Youssouf Bakayoko à la tête de la nouvelle commission électorale ? Quelles sont les garanties pour des élections sans brutalité dans le nord du pays toujours sous la domination des dozos et des anciens rebelles désœuvrés qui n'ont pas réussi à se faire une place dans les FRCI ? A l'AIRD-France, nous avons beau apaiser nos émotions, nous avons beau nous unir, nous ne voyons pas venir les solutions à ces problèmes que nous avons portés sur la place publique à plusieurs reprises.
Allons plus loin dans notre questionnement pour savoir où se situe la bonne foi. Le FPI n'a-t-il pas proposé la convocation des Etats généraux de la nation pour étudier les problèmes du pays afin d'aller vers la paix sociale ? Quelle fut la réponse du pouvoir ? Le mépris. N'avons-nous pas tous appelé à la libération des prisonniers politiques afin d'apaiser les tensions et les rancœurs ? Quelle fut la réponse de M. Ouattara ? Le silence et le mépris. N'avons-nous pas appelé à la disparition des dozos dont nous ignorons à quel corps d'armée ils appartiennent ? Quelle fut la réponse de M. Ouattara ? Le silence et le mépris. Les journaux de l'opposition ont fini par se convaincre que ce dernier tient à tout verrouiller, au risque de mettre le feu à la Côte d'Ivoire.
De toute évidence ce n'est pas là le sentiment de tous au FPI et nous en avons trouvé la raison dans les propos de M. Paul Okou Zago. Il faut, selon de nombreux militants de ce parti, « entrer dans le processus électoral » - osons l’expression la plus claire – parce que « le FPI n'a pas le droit de laisser Alassane Dramane Ouattara aller aux élections avec des faire-valoir ». Voilà clairement exprimé le motif ou le moteur de la volonté du FPI « d'entrer dans le processus électoral ».
C’est la peur de laisser des candidats de second rang affronter Ouattara sans aucune chance de succès qui motive le FPI et l’incite à présenter absolument un candidat aux prochaines élections présidentielles ! Que c'est pauvre, comme argument ! Qu’il nous soit permis de dire ici que la certitude de dominer des faire-valoir dans une élection n’est pas un argument digne d’un grand parti politique. On va à des élections quand il y a une once d'équité pouvant nous permettre de triompher, ou à défaut de mesurer l'ampleur de l’électorat adhérant à notre programme de gouvernement.
Malgré une argumentation aussi pauvre en projets ou débats d'envergure nationale, M. Paul Okou Zago s'insurge contre tous ceux qui refusent de faire table rase de leurs idéaux, leurs rêves ou leurs exigences qui, selon lui, compliquent le rapprochement cordial – pour ne pas dire l'entente cordiale – que son parti entend établir avec le pouvoir pour parvenir à ses fins. Et, pour appuyer le bien-fondé de cette attitude qu'il élève au rang de sagesse pouvant sauver Laurent Gbagbo, il donne deux exemples qui méritent que l'on s'y arrête parce qu'ils blessent l'entendement de tout militant politique.
En politique, sous le voile, c'est la soumission ou la prostitution !
Avec délectation, M. Paul Okou Zago nous renvoie à l'image de cette mère américaine qui, au moment de s'adresser aux ravisseurs djihadistes de son fils, s'est voilée à la manière musulmane pour susciter leur compassion. C'est ainsi, dit notre homme politique, que l'on peut toucher le cœur de l'ennemi le plus dur et le porter à la pitié. Et c'est, selon lui, ce qu'il faut faire face à M. Ouattara. Puis il nous remet en mémoire l'issue du combat de Nelson Mandela. C'est par le « voile diplomatique » qu'il a pu sortir de prison, dit M.Paul Okou Zago. Il nous faut donc, conclut-il, pour sortir Laurent Gbagbo de la prison de la CPI, quitter nos idées, nos manifestations, nos réflexions qu'il juge insultantes à l'égard de la France et du pouvoir en place – desquels dépend le sort de celui que nous voudrions voir libre. Il nous faut, suggère-t-il, nous cacher sous un voile, en d’autres termes nous faire petits pour être regardés avec compassion par nos bourreaux.
Il est tout à fait surprenant qu'un homme politique se réfère à l'attitude discutable d'une mère au lieu de nous proposer un enseignement puisé dans l'histoire des stratégies politiques. Il faut veiller à ne pas faire d’images ponctuelles ou éphémères, nées de l’émotion, des vérités générales. N'a-t-il pas noté que pendant que cette mère affligée suppliait les ravisseurs de son fils, les hommes politiques de son pays – faisant fi de leur chantage – ont continué à bombarder les positions djihadistes ? La politique a ses raisons que l’émotion d’une mère ne connaît pas ! Les dirigeants américains savaient qu'en politique se couvrir d'un voile c'est se soumettre ou se prostituer. Quelle est l'attitude que doivent adopter les militants politiques du FPI pour libérer Laurent Gbagbo ? S'humilier en mettant un voile sur leur indignation pour la transformer en supplication aux pieds d'Alassane Ouattara et de la France ?
Quant à l'interprétation que M. Paul Okou Zago fait des raisons qui ont justifié la libération de Nelson Mandela, chacun a pu se rendre compte que c'est un vrai travestissement de l'histoire de l'Afrique du Sud. Peut-on croire que c’est la diplomatie des hommes qui a abouti, après vingt-sept ans, à cette libération ? A ce rythme, les militants du FPI ont toutes les raisons de désespérer de la diplomatie que propose M. Paul Okou Zago pour libérer Laurent Gbagbo. Il serait plus juste de dire que c’est la ténacité de Mandela qui a payé. Oui, c'est la ténacité et la persévérance de cet homme qui n'a pas voulu dévier de son idéal qui, avec le temps, ont triomphé de l'adversité. Grâce à cette ténacité et à cette persévérance, il a obtenu qu'en Afrique du Sud soit appliquée la règle égalitaire « un homme, une voix » dans les élections nationales ouvertes à tous, Noirs et Blancs. Le temps a travaillé pour lui. Il n'était pas pressé. Plusieurs fois, ses ennemis ont tenté de monnayer sa liberté contre son silence et le reniement de son idéal. Mais il savait que la vérité qu'il défendait finirait un jour par triompher. Rares sont les êtres humains capables d'une telle fidélité à un idéal. Est-il utile de rappeler ici que M. Henri Konan Bédié – qui a vendu sa deuxième place lors des élections présidentielles de 2010 – n’est pas à mettre au nombre de ces hommes d'honneur ? Laurent Gbagbo, si ! Laurent Gbagbo, c'est Mandela, c'est Prométhée ! Il a refusé l’exil doré que la France et les Etats-Unis lui avaient proposé pour s’accrocher à la vérité des urnes. Pour que la vérité triomphe, il est resté assis comme Rosa Parks – une autre américaine – refusant d’obéir aux injonctions de ceux qui croient à une justice pour les nègres et une justice pour les Blancs.
Quel est le combat de Laurent Gbagbo ?
Retenons des propos de M. Paul Okou Zago que l'objectif avoué de la frange des militants du FPI dont il fait partie est de faire des élections présidentielles de 2015 une arme contre M. Ouattara. D'ailleurs, pour nous convaincre que c'est un excellent choix, il nous rappelle le soulèvement populaire contre le général Robert Guéï en 2000, et soutient que le peuple peut renouveler cet exploit. Toutefois, ce que cette frange de militants FPI qui soutient ce projet oublie, c'est que le peuple ne se soulève que derrière l'étendard d'un chef qui le conduit et en qui il se reconnaît. Quand on baisse l'étendard de ralliement par peur de faire de l'ombre à son adversaire et à ses parrains, on n'est pas digne de faire appel au sursaut du peuple.
Ce qui est étonnant chez M. Paul Okou Zago et ses amis, c’est la totale absence de foi dans le « processus électoral » actuel dans lequel ils tiennent pourtant à entrer. Ils en font même une peinture – d’ailleurs exacte – qui devrait inquiéter tous les militants du FPI et même la Côte d'Ivoire entière. Voici comment ils voient les contours du « processus électoral » : le pouvoir de M. Ouattara soutenu par la France et son armée qui l'ont installé ; une CEI avec à sa présidence M. Youssouf Bakayoko sachant désormais qui déclarer absolument vainqueur et comment s'y prendre ; et enfin, au bout du tunnel, les FRCI, l'armée prétorienne de Ouattara qui lui a juré fidélité depuis sa formation au Burkina Faso et qui a fait campagne pour son élection puis s’est battue pour lui. N'est-il pas insensé de s'engager dans un tel coupe-gorge ? Pardon, dans un tel « processus électoral » ?
Mais rêvons un peu ! Rêvons qu'au regard des nombreuses fraudes que M. Paul Okou Zago imagine aisément – preuve d'une grande lucidité – le Conseil constitutionnel décide de tenir compte des réclamations de l’opposition pour invalider les votes litigieux et déclarer le candidat de l’opposition vainqueur. Rêvons que la probité des hommes de cette institution triomphe des circonstances qui les ont placés là. Devant cette décision qui ira à l’opposé de la décision de la CEI et des vœux de la communauté internationale, quelle est l'armée nationale existante qui appuiera le soulèvement du peuple sur lequel compte M. Paul Okou Zago pour que le pouvoir revienne au vainqueur constitutionnellement déclaré ? Que chacun prenne le temps de réfléchir à cette question. Il est sage de reconnaître qu'en l'absence d'une armée nationale qui pourrait pencher en sa faveur, le peuple ne pourra pas lutter contre les FRCI, les dozos, l’armée française et celle de l’ONU !
Si une révolution doit avoir lieu contre toutes ces forces qui se dressent devant nous, elle n’a nullement besoin d’une élection pour se mettre à l’œuvre. L’occupation de nos terres par des étrangers, l’exil et l’emprisonnement de nos familles dont nous ignorons tout depuis bientôt quatre ans et la préférence ethnique à tous les degrés de l'administration sont des raisons largement suffisantes pour la mettre en marche. Retenons aussi le présage que constitue la nomination de M. Youssouf Bakayoko à la tête de la CEI. Une révolution suppose clairement, à tout moment, la destruction de tous les outils qui permettent au système en place de fonctionner et de produire pour son propre compte au détriment du peuple. C’est la finalité de toute révolution.
Terminons en rappelant à tous la réalité du combat de Laurent Gbagbo. Quel est le message qu'il a délivré aux Ivoiriens et aux Africains ? N’a-t-il pas dit « Si je tombe, enjambez mon corps pour poursuivre le combat » ? Il est tombé au combat. Alors, réfléchissons ensemble : entendait-il par ces mots qu'il faut tout faire pour le sortir de prison ? Chacun comprend très bien où Laurent Gbagbo situe l'essentiel dans ce message : le combat de la Côte d'Ivoire et non sa personne. Certes, obtenir sa libération doit demeurer un objectif cher à tous. Mais soyons convaincus que le meilleur moyen de l'obtenir est de poursuivre, sans relâche, son combat. Délivrer Laurent Gbagbo des mains de ses bourreaux pour qu'il reprenne en main l'étendard qu'il a laissé choir au moment de sa chute est donc une tâche qui revient à tous, et en particulier à de petits groupes de pression à travers le monde – qui font d’ailleurs très bien ce qu’ils ont à faire. Mais le combat, le vrai combat des hommes politiques - comme l’ont fait les partisans de Mandela - consiste à avoir les yeux rivés sur l'idéal qui nous anime. Ils doivent entretenir dans nos cœurs la flamme de l’idéal. L’idéal d’une réelle indépendance politique et économique doit être porté haut et fort et susciter des adhésions partout dans le monde. Car le combat de Laurent Gbagbo est juste et partout dans le monde le cœur de l’homme comprend le langage de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le combat consiste à reprendre l'étendard de cet idéal et le faire flotter fièrement au vent pour qu'il soit visible de toute la Côte d'Ivoire, de toute l'Afrique, de la terre entière ! Le combat consiste à s'armer de ténacité et de persévérance au point d'attirer tous les regards et, avec le temps, ébranler les consciences humaines. N’est-ce pas ainsi que Mandela a triomphé de l’adversité ? Empruntons cette même voie pour faire triompher Laurent Gbagbo de l’adversité. Quittons cette attitude imbécile qui consiste à regarder le doigt de Laurent Gbagbo plutôt que d’avoir les yeux fixés sur le chemin qu’il nous indique. Laurent Gbagbo s’est sacrifié pour cela : prenons garde à ne pas quitter ce chemin !
* FPI : Front Populaire Ivoirien ; le parti de Laurent Gbagbo.
Raphaël ADJOBI
24 octobre 2014
Réflexions sur l'Enseignement français autour de La frabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli
Réflexions sur l'enseignement français
autour de La fabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli
Depuis mon entrée dans l'enseignement, hormis un travail de recherche universitaire terminé en 1987, je n'ai rien écrit sur les programmes de l'école ou la pédagogie en général. Je me suis abstenu d'émettre, par des écrits, une quelconque opinion sur la politique de l'Education nationale, sur les pédagogies ou méthodes d'enseignement pratiquées en France. Fermement opposé aux néo-pédagogues dont les idées et les méthodes – sans doute salutaires pour quelques nécessiteux – ont été généralisées à l'ensemble des élèves, je n'ai jamais osé porter mes jugements personnels au-delà de mes cercles d'amis. Pourtant, ce n'était pas l'envie qui me manquait.
Je me souviens avec irritation de cette institutrice de mon fils, alors en première année du cours élémentaire, qui m'expliqua très doctement qu'elle faisait travailler ses élèves étendus sur les couvertures étalées dans le grand espace central de sa classe afin de leur apprendre à se respecter les uns les autres lors de leurs nombreux déplacements. Par ailleurs, elle s'étonna – sur un ton qui se voulait sentencieux – que mon fils n'eût pas la spontanéité – à six ans – de venir la solliciter à son bureau afin de lui permettre de connaître ses besoins particuliers éventuels.
En moins d'une semaine, j'avais changé mon fils d'établissement. Après des années universitaires passées à réfléchir sur les théories pédagogiques, je ne pouvais souffrir que l'on m'en propose une sortie de je ne sais quel esprit déraisonnable forgeant des projets déraisonnables pour l'école qui devrait garder sa vocation de former des têtes bien faites et bien pleines. Comme à mon ordinaire, sûr de pas être compris par une disciple des néo-pédagogues, j'ai battu en retraite, la laissant patauger dans ce que je crois aujourd'hui encore, plus que jamais, être une mare d'erreurs.
C'est dire combien je me sentais bien seul, avant la lecture de La fabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli, à soutenir la décadence certaine de l'enseignement français et par voie de conséquence la décadence du niveau général de la France en orthographe, en culture et en valeurs morales. Je me sentais bien seul à croire que le savoir-être et le savoir-faire résident dans le Savoir, et que sans celui-ci tout le reste n'est que fumée et vent. Combien sommes-nous encore en France à croire en la maxime "Per litteras ad humanitatem" ? (littéralement : par la littérature à l'humanité).
Bien sûr, ceux qui pensent que le manque généralisé de la maîtrise de l'orthographe - avec ses corollaires que sont la difficulté à comprendre les textes et l'appauvrissement du niveau de culture - n'est rien d'autre qu'une mutation de la société qui aboutira à quelque chose qui sera jugé normal et ordinaire par les générations futures, n'ont pas tort dans l'absolu. Toutefois, cet optimisme ne peut cacher l'action des élites françaises qui œuvrent discrètement dans les écoles de qualité à préserver leur progéniture de cette décadence que l'on s'applique à nous faire regarder comme une mutation sociale ordinaire dans toute société humaine. Cette attitude est la preuve que ce discours est trompeur. C'est dire que l'élite du pays n'a pas foi en cette mutation dite normale mais la croit juste bonne pour les pauvres.
Si aujourd'hui, je me permets d'exprimer publiquement mon sentiment sur la décrépitude de l'enseignement français, c'est, comme je l'ai dit, parce que je me sens désormais moins seul à soutenir une telle idée. Par ailleurs, je pense qu'il serait bon que ceux qui éprouvent le même sentiment soient plus nombreux à s'exprimer afin que l'alarme soit plus retentissante pour enfin précipiter les secours compétents au chevet de l'Ecole de la République.
Car il est surprenant de voir que neuf ans après la publication de La fabrique du crétin, qui connut un immense succès, aucun des grands décideurs de notre système d'enseignement n'a daigné considérer les analyses qu'il présente afin d'opérer un changement des choses. Depuis que l'Etat adapte l'enseignement à notre environnement économique - hautement imprévisible - en multipliant les Bac, a-t-on éradiqué le chômage ? Le combat-on mieux ? Non ! En vidant les filières générales de leur contenu culturel, ne participe-t-on pas à l'appauvrissement général de la France ? Si ! En jugeant les populations des banlieues incapables d'assimiler les grands textes littéraires et en les laissant patauger dans une langue et une culture qu'elles sécrètent elles-mêmes, n'a-t-on pas fini par construire une autre France privée des atouts nécessaires à l'exercice des responsabilités exigées au sommet de l'Etat ? La création des grandes écoles où 80% des étudiants sont issus des grandes familles du pays ne contribue-t-elle pas à pérenniser leur pouvoir sur les plus pauvres ? Enfin, l'illettrisme galopant auquel on refuse les remèdes élémentaires - qui sont le travail régulier et l'octroi à l'enseignement du français des heures qu'il a perdues dans le primaire - ne laisse-t-il pas croire à "la mort programmée de l'école" ?
Oui, je pense comme Jean-Paul Brighelli que les nouveaux pédagogues semblent les outils très efficaces d'une volonté délibérée des élites dirigeantes françaises de retirer l'échelle qui permet aux pauvres d'accéder aux hautes sphères de la société et de l'Etat.
L'image de la société française après des décennies d'application des "nouveaux programmes" et des "nouvelles méthodes" d'apprentissage est affligeante. Toutes ces générations conduites comme un troupeau de moutons au Brevet et aux baccalauréats, et auxquelles on a épargné les plus petites peines et qui ont évolué à l'abri de ce fond intellectuel qui seul permet de se battre, sont arrivées inadaptées dans une société qui ne fait pas de cadeau. Mais, comme "il faut du savoir pour oser une protestation", ces générations constituant pour l'économie de marché une masse de travailleurs déqualifiés qui survit, avance dans la vie le dos courbé, la tête entre les épaules, incapable d'émettre le moindre cri. Tous ces hommes muets, bredouillant des futilités pour ne pas trahir leur inculture ou leur illettrisme en se mêlant de discussions sérieuses, s'en vont poussant benoîtement vers leur chère voiture leur caddie débordant de victuailles qui leur donne encore l'illusion d'appartenir à la France des riches quand ils entendent parler de pays pauvres.
Afin de sortir de la torpeur dans laquelle nous a plongés l'Education nationale pour tout ce qui touche à l'école, aux outils pédagogiques et aux résultats de leurs productions, je vous recommande vivement La fabrique du crétin de Jean-Paul Brighelli que j'ai eu tort de ne pas avoir ouvert plus tôt. Vous y trouverez des analyses profondes de nombreuses décisions et pratiques qui ont orienté ou modifié l'Education nationale et par voie de conséquence le visage de l'école et la vie ordinaire de la jeunesse de ce début du XXIe siècle. Une jeunesse visiblement condamnée à l'immobilisme et à la satisfaction immédiate par une volonté supérieure.
Raphaël ADJOBI
° La Fabrique du crétin (Jean-Paul Brighelli) ; éditeur : Jean-Claude Gawsewitch, 2005.
° Le nouveau livre de Jean-Paul Brighelli : Tableau noir ; sorti en 2014 chez Hugo & Doc.
28 septembre 2014
Pour la vérité et la justice ; Côte d'Ivoire : révélations sur un scandale français (Laurent Gbagbo et François Mattei)
Pour la vérité et la justice
Révélations sur un scandale français
(Par Laurent Gbagbo et François Mattei)
Ce livre à deux voix est à classer dans la catégorie "Histoire", rubrique "Relations entre la France et ses anciennes colonies". Même si la Côte d'Ivoire des années 2000 à 2011 constitue son noyau central, elle n'est rien d'autre que le microcosme permettant de bien cerner les périlleux tâtonnements de l'Afrique francophone sur le chemin du développement économique d'une part et de l'expérience institutionnelle et politique sur le modèle européen d'autre part. Un livre incontournable donc pour tous les Africains francophones - généralement très sectaires, se désintéressant des malheurs des voisins jusqu'à ce qu'ils en soient frappés eux-mêmes.
Avec ce livre, « Elle n'est pas belle, la France ! » Pas du tout. Nous avons ici un excellent résumé de la Françafrique et d'éclatantes illustrations de ses pratiques. Ce système d'ingérence de la France dans les affaires africaines nous laisse voir « sa classe politique – formée dans le moule étroit de l'ENA – plus habituée à gérer les acquis du passé qu'à imaginer un avenir » hors de l'Afrique. Elle préfère donc continuer à traire sa vache africaine. Comme le dit si bien François Mattei, dans l'Afrique, c'est comme dans le cochon : tout est bon ; même les dettes dont on la couvre rapportent gros à la France.
Ce livre montre surtout l'outrageante franchise des Français dans l'accomplissement de leurs forfaits en Afrique. Ils n'ont pas foi en l'ONU, mais ils aiment en faire la précieuse couverture de leurs actions destructrices. « L'ONU, [...] c'est une vue de l'esprit, ça n'existe pas », dit Jean-Marc Simon, ancien ambassadeur en Côte d'Ivoire ; propos qui fait écho à « ce machin » de Charles de Gaulle. Quant à l'affirmation de leur volonté délibérée de se défaire de Laurent Gbagbo - pour le simple fait qu'il n'était pas prévu dans leur plan - est absolument sidérant ! On a tout inventé pour le salir, alors que, comme le remarque François Mattei d'un ton moqueur, « il n'y a pas plus de réseau pro-Gbagbo que de chocolaterie en Côte d'Ivoire, premier producteur mondial de cacao ».
Des portraits très instructifs
Outre les multiples traces de l'acharnement destructeur et calomniateur de la France contre Laurent Gbagbo, ce livre retient aussi l'attention par les nombreux portraits savoureux qu'il propose. D'une façon générale, un ambassadeur français en Afrique est « une barbouze en cravate » ; rien de plus ! Nicolas Sarkozy, connu en France pour être le premier président inculte, est peint par Laurent Gbagbo comme celui qui « ne prend pas le temps de réfléchir [...]. Chez lui, à la place des idées, il y a l'arrogance ». Quant à Henri Konan Bédié - le président du PDCI-RDA - aucun de ceux qui l'ont côtoyé ne lui a découvert la moindre qualité ! A ceux qui pensent qu'il serait le fils naturel d'Houphouët-Boigny, la veuve du "vieux" répond qu' « il est trop laid pour être le fils de [son] mari ». Les Français de leur côté estiment qu'il est une vraie pâte à modeler : « Bédié – selon l'ambassadeur Jean-Marc Simon – il compte les enveloppes » ; un peu d'argent et il vous suit comme un petit "chien-chien". Et Laurent Gbagbo de compléter ce portrait en ajoutant que Konan Bédié s'accroche à la direction du PDCI parce qu' « il veut qu'on continue de l'acheter ».
Vous découvrirez d'autres portraits fort intéressants dans ce livre : celui de Dominique de Villepin, du général Doué, et une magnifique peinture de la CPI et de l'ONUCI. Bien sûr vous aurez droit à celui d'Alassane Ouattara qui n'a rien d'un homme politique mais tout d'un affairiste calculateur. Son caractère ignoble n'échappera pas au lecteur : ou bien il ne s'est jamais soucié du mauvais traitement que Laurent Gbagbo subissait, ou bien c'est lui-même qui a donné l'instruction pour qu'on le prive de la lumière du jour dans sa prison de Korhogo et surtout pour qu'on l'envoie à La Haye en plein hiver en petite chemise et en sandales. Cette absence de précautions particulières pour un haut dignitaire, fût-il prisonnier, fait de Ouattara un véritable monstre, indigne de toute considération.
Retenez aussi que dans le contexte des relations françafricaines et ivoiro-françaises, devant l'adversité étrangère ou locale, Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara ont fui en se refugiant dans le giron d'une ambassade étrangère. Seul Laurent Gbagbo est demeuré ferme dans ses convictions face à l'armée ennemie. Il a été incontestablement le meilleur des politiciens dans une situation de crise ! Leçon que tous les Ivoiriens devraient retenir au moment de se choisir un président pour les diriger.
Combien d'Ivoiriens, combien d'Africains et combien de Français liront ce livre ? Que ceux qui n'oseront pas le lire se taisent à jamais quand ils entendront parler de la France en Afrique ou de Laurent Gbagbo. Cependant, qu'ils n'oublient pas que la France est le véritable ennemi de toute l'Afrique francophone. Car « tant que les piliers de la Françafrique seront debout – la présence de l'armée française, le franc Cfa, le choix des présidents par l'Elysée – la souveraineté des pays d'Afrique ne sera qu'un leurre, et la Françafrique, la réalité ».
Raphaël ADJOBI
Titre : Pour la vérité et la justice ; Côte d'Ivoire : révélations sur un scandale français, 316 pages.
Auteur : Laurent Gbagbo et François Mattei.
Editeur : Editions du moment, 2014.
07 septembre 2014
Les deux filles noires de Louis XIV : la Mauresse de Moret et Dorothée
Les deux filles noires de Louis XIV :
la Mauresse de Moret et Dorothée
Dans son excellent petit ouvrage, publié en 2012, consacré à la religieuse métisse communément appelée La Mauresse de Moret, Serge Bilé laisse le lecteur libre d'arrêter son jugement personnel sur son ascendance, après une étourdissante promenade dans le dédale des archives et des témoignages littéraires du XVIIIe et du XIXe siècles. Cependant le dernier chapitre du livre, très riche sur les soins que Louis XIV apporta à cette religieuse noire, nous laisse croire que ceux qui continuent à voir en elle la fille de la reine Marie-Thérèse se trompent ou veulent nous tromper.
Certes, dans la culture collective – sauf dans celle de quelques rares irréductibles, comme nous le verrons plus loin – Marie-Thérèse, l'épouse du roi Louis XIV, a mis au monde une fille métisse en novembre 1664. Les petites histoires sur l'excessive consommation du chocolat ou le simple regard d’une personne noire qui produirait des enfants noirs, inventées par son médecin et ses soutiens, n'ont pas suffi pour la laver de son adultère. Et même si la mort de la fille de la reine et la disparition de son père nègre n’ont pas clairement été établies, leur existence fait partie de l'Histoire de France depuis des siècles.
Si malgré cela la polémique autour de la religieuse noire, qui vécut et mourut au couvent des bénédictines de la ville de Moret, ressurgit aujourd'hui et passionne de nouveau les historiens, c'est parce que les archives semblent montrer que l'adultère de la reine Marie-Thérèse – ou son prétendu adultère – était destiné à nier le fruit des relations sexuelles que Louis XIV aurait eues avec une négresse. La question que l'on se pose désormais est donc celle-ci : la Mauresse de Moret, la sœur Louise-Marie de Sainte Thérèse, est-elle la fille – déclarée morte à la naissance – de la reine Marie-Thérèse ou la fille adultérine de Louis XIV ?
Pour celui qui lit attentivement son livre, le récit de Serge Bilé ne peut longtemps entretenir le trouble dans son esprit. Il contient les éléments nécessaires pour donner la ferme conviction que cette religieuse noire était bien la fille de Louis XIV. Ce ne sont pas les affirmations de Saint-Simon et de Voltaire – selon ce dernier, la Mauresse est le fidèle portrait du roi – ni même les contradictions des historiens et de Victor Hugo qui peuvent aider en cela. Au contraire, ce qui nous ouvre les yeux, c'est la ferme négation de l’existence des filles adultérines de Louis XIV, et particulièrement celle des historiens comme Alain Decaux qui – ignorant à la fois la vie sexuelle du roi et son comportement à l’égard de la Mauresse – refusent de croire que le roi ait pu folâtrer avec une négresse.
Que dit l'Histoire de la vie sexuelle de Louis XIV ? En 1919, balayant les scrupules de tous ceux qui ne voulaient pas voir en la religieuse noire la fille du Roi Soleil, l'archiviste Jules Mathorez rappelait en ces termes l’idée que les précédents siècles avaient laissé de lui : « Lorsqu’on se souvient que, pour Louis XIV jeune, tout était bon, pourvu que ce fussent des femmes, et qu’il aima la Beauvais (femme de chambre borgne de la reine mère), des filles de jardiniers, et d’autres personnes de modeste condition, rien ne s’oppose à ce que, vers 1656, Louis XIV ait eu une héritière noire qu’il aurait fait conduire au couvent de Moret ».
L’évidente conviction raciste qui anime Alain Decaux et certains historiens et les pousse à nier la paternité du roi ne peut constituer un argument. Serait-il inconcevable qu’un roi de France ait eu des relations sexuelles avec une Noire ? Le fait d’être roi n’empêchait pas Louis XIV d’être homme. Et comme il avait plus de droit que les autres hommes – sinon tous les droits – il couchait avec qui il voulait. Oui, la réputation de Louis XIV était connue : ses conquêtes ne se limitaient pas aux femmes et aux filles des nobles de sa cour. Pauvre ou riche, négresse ou pas, qu’importait la condition : un joli minois condamnait une belle dame à ses rets !
Plutôt que de se laisser enfermer pour des raisons racistes dans la négation pure et simple de cette filiation entre Louis XIV et la religieuse noire de Moret, tout lecteur attentif sera contraint de se poser cette question déjà formulée par Jules Mathorez en 1919 : « Comment expliquer [sans cette filiation] l’intérêt porté par la cour à cette négresse ? »
Ce sont en effet les soins particuliers, que le roi prit à la formation de cette religieuse noire mais aussi pour lui garantir une existence commode, qui étonnent. Les documents d’archives consultés par Serge Bilé attestent que cette attention n’a jamais faibli jusqu’à la mort de Louis XIV. C’est dire combien ceux qui continuent à croire que la religieuse noire Louise-Marie de Sainte Thérèse – annoncée morte et réapparue après une vingtaine d’années de silence ! – est la fille de la reine et du nain noir Nabo, ne sont absolument pas crédibles.
Personne ne peut croire que Louis XIV, cocufié par la reine, se soit ardemment transformé en beau-père attentif et généreux au point de faire de cette jeune femme noire la prunelle de ses yeux et céder à ses volontés que Madame de Maintenon – sa dernière compagne – qualifiait de caprices. Signalons que la sœur Louise-Marie de Sainte Thérèse exigea et obtint en effet que le roi assistât à sa prise de voile le 30 septembre 1695. Elle avait alors trente-et-un ans.
Non, personne ne peut croire qu’un cocu publiquement humilié – l’accouchement d’une reine se faisant toujours en public – se plie aux caprices du fruit de l’adultère de sa femme ! Non, un cocu ne multiplierait pas les visites à la fille dont la naissance a souillé sa réputation devant la cour entière. Seules les femmes sont capables de ce dépassement ; pas les hommes, à moins que le cocufiage ne soit pas connu de tous. Il est certain que le défilé des princes de la cour au couvent de Moret s’explique par le fait que la négresse Louise-Marie de Sainte Thérèse était bien la fille naturelle du Roi Soleil. Nous pouvons dire, après l'abbé Pougeois qui fut curé à Moret, que « ce n'était sans doute pas fortuitement que la Mauresse portait en religion le nom de Louise-Marie de sainte Thérèse, c'est-à-dire les noms mêlés du roi et de la reine »
Louis XIV, père de deux filles noires !
Il nous a suffi de pousser un peu plus loin notre curiosité hors du livre de Serge Bilé, qui nous a permis de forger notre conviction, pour découvrir que selon Serge Aroles, « l’énigme de la fille noire de Louis XIV (est) résolue par les archives ». Oui, Serges Aroles montre clairement lui aussi, à travers les archives, que Louise-Marie de Sainte Thérèse – avec sa « triple dénomination alors rarissime, relevant quasi exclusivement de la haute noblesse » – est la fille de Louis XIV et non point celle de la reine Marie-Thérèse. Non seulement l’auteur affirme et démontre que la négresse de Moret est la fille du roi de France, mais aussi que celui-ci – toujours selon les archives – a eu une deuxième fille du nom de Dorothée, qu’il n’avait cessé de voir en cachette.
Voici l’introduction de son court texte : « Les archives sont souveraines : elles dédisent formellement trois siècles de littérature, qui n’ont point fait usage d’elles mais qui veulent que la fameuse « mauresse de Moret » eût été une fille que la reine de France aurait eue en 1664 d’un amant noir. Et les archives stupéfient. Il est une autre fille que Louis XIV protège de tous ses soins, mais tant secrètement qu’elle est restée inconnue jusqu’à nos jours : Dorothée, précieuse petite créature que le roi fait escorter de Paris à Orléans par son trésorier général de l’Artillerie ». Quand Dorothée, placée chez les Ursulines d’Orléans devait rejoindre un couvent proche de Paris pour y rencontrer le roi, elle jouissait d’une protection quasi militaire, fait remarquer Serge Aroles.
Autre détail de l’histoire qui tend à confirmer cette double paternité de Louis XIV, c’est que le luxueux carton sensé contenir les documents personnels de Louise-Marie de Sainte Thérèse nous est parvenu vide ; et quant à Dorothée, on a aussi pris soin d’effacer toute trace d’elle. Après leur mort, le vide trop soigneusement créé autour de ces deux femmes noires tend à confirmer leur lien de parenté avec le roi de France. Trop de « documents volés. Sans équivalent est l'absence de toute mention d'un acte de baptême [...] pour une religieuse bénédictine », fait remarquer Serge Aroles qui croit à une volonté délibérée d'effacer toutes les traces qui conduiraient à l'affirmation d'un quelconque lien de parenté entre les filles noires et Louis XIV. Il ne nous reste aujourd’hui, dans les archives, que peu de chose des enregistrements, au XVIIIe siècle, des minutes notariales disparues. Toutefois, « Louise et Dorothée, apparaissent […] – et avec quelle force pour cette dernière ! – dans les archives de la Maison du Roi. Que l’une ou l’autre eût été une enfant de la souveraine, elle apparaîtrait dans les comptes de la Maison de la Reine ». Ce dernier complément d’information lave la reine du soupçon de tout lien de sang avec l’une ou l’autre des deux femmes métisses.
Qui serait la mère de ces deux filles métisses ? Sont-elles sœurs ou demi-sœurs ? Sur ce chapitre, aucune certitude, selon Serge Aroles. Comme il n’y avait aucune servante noire, tant dans la « Maison du Roi » que dans la « Maison de la Reine », il émet l’hypothèse que ces filles seraient issues de « la petite noire vendue, jeune enfant, au premier comédien de Louis XIII, pour jouer les rôles de sauvage » que Louis XIV, amateur de théâtre, n’aura pas manqué de remarquer. Et, ajoute-t-il, si ces deux filles sont issues de la même femme, c'est qu'il y a eu relation amoureuse entre le roi et leur mère et non point une relation de passage. Logique !
Mais là où Serge Aroles surprend tout le monde, c’est quand il soutient – contre toutes les rumeurs du XVIIIe siècle – que la reine Marie-Thérèse n’a jamais accouché d’une fille noire. Selon lui, aucune correspondance entre les royaumes d’Europe (Autriche, Espagne, Grande-Bretagne, Vatican) ne mentionne ce fait. Or, ajoute-t-il, « malgré les alliances matrimoniales, ces puissances restaient ennemies de la France », et l’absence de pudeur et de retenue qui caractérisaient les lettres secrètes de l’époque n’auraient pas fait l’économie de l’information.
L’on peut donc dire que si l'enfant de la reine, né en novembre 1664, n'avait nullement la peau noire, c'est que cette histoire a été inventée comme un contre-feu aux naissances des enfants de Louis XIV. Oui, on peut imaginer que pour détourner l’attention de la cour et du peuple de ce qui lui arrivait, l’entourage du roi a propagé une nouvelle absolument fallacieuse. Et comme l’enfant de la reine est mort quelque temps après sa naissance, le public n’a pu, à l’époque, savoir la véracité de l’histoire.
Cette lecture de l'Histoire que fait Serge Aroles lave non seulement la reine de la calomnie qui la couvre depuis des siècles, mais confirme aussi le fait que Marie-Thérèse ne pouvait en aucune façon être la mère de la religieuse noire de Moret qu'elle n'a d'ailleurs pas souvent visitée. Cette présentation tend plutôt à montrer que ses zélés calomniateurs ne cherchaient et ne cherchent qu’à protéger l’honneur de Louis XIV. En juillet 2014, un article publié sur le site internet du journal Paris Match était ainsi intitulé : « Scandale à la cour : la reine Marie-Thérèse accouche d’un bébé noir ». Un article apparemment écrit pour dire que le déshonneur du roi de France est venu de l’Espagne, le pays de naissance de la reine. Son auteur ne tient aucun compte des documents d’archives et tend plutôt à déformer l’histoire quand il dit que le roi allait voir la négresse de Moret parce qu’il avait entendu dire que celle-ci avait des dons pour l’occultisme et aussi parce que « le roi, bon père pour tous ses enfants, ne se résignait peut-être pas à abandonner la fille de Marie-Thérèse, victime avec Nabo d’une faiblesse passagère à laquelle lui-même, des années durant, n’avait cessé de s’abandonner ». Ces lignes montrent de manière éclatante que la grossière tentative de falsification de l’Histoire poursuit son cours parmi nous. Mais cette fois, elle est devenue plus que ridicule ; elle est risible !
Raphaël ADJOBI
° Serge Bilé : La Mauresse de Moret, la religieuse au sang bleu ; édit. Pascal Galodé, 2012.
° Serge Aroles, L’énigme de la fille noire de Louis XIV résolue par les archives ? (sur Internet).
4 ans et demi après !
Dans la revue L'Histoire de mars 2019, c'est-à-dire quatre ans et demi après moi, un petit article (p.43) signé Joël Cornette fait la même analyse avec les mêmes éléments sans me citer ! Alors que jamais, avant moi, personne n'avait fait mention de Serges Aroles. Il finit son billet par une pirouette qui voudrait entretenir le négationnisme sans se rendre compte que son sentiment est aussi risible que celui de Paris Match : «Aucun document cependant ne permet d'étayer ces hypothèses. Le dossier Boinet 89 aux archives de la bibliothèque Sainte-Geneviève porte la mention manuscrite : "La Moresque Fille de Louis 14". Mais le dossier... est vide», affirme-t-il. Si le seul fait que le dossier est vide annule tous les indices qui trahissent la vérité, on peut conclure que peu de récits de l'histoire de France mériteraient d'entrer dans les livres d'histoire et dans les manuels scolaires. Le grand soin pris pour faire disparaître le dossier trouvé dans les affaires du roi est la preuve même que cette femme est la fille de Louis XIV ; le sentiment de Joël Cornette n'y change rien ! Joël Cornette aurait dû se poser cette question essentielle et élémentaire avant de conclure son article : pourquoi le dossier (même vide) d'une négresse se trouvait-il dans les affaires du roi de France ? Pourquoi n'a-t-on trouvé aucun document de cette fille dans les affaires de la reine ?
Serge Aroles a cité le livre de Serge Bilé sur son site Internet, par probité, parce que celui-ci a été le premier à aller très loin dans les recherches pour affirmer que la Mauresse de Moret n'est pas la fille de la reine. Suite à mon article, Serges Aroles m'a adressé des documents relatifs à "l'Homme au masque de fer" en me suggérant de les exploiter pour un travail équivalent à celui que je venais d'accomplir.
03 septembre 2014
Les trois fautes capitales d'Houphouët-Boigny ou l'historique naufrage d'un capitaine mal inspiré
Les trois fautes capitales d'Houphouët-Boigny
ou l'historique naufrage d'un capitaine mal inspiré
Dans l'histoire de la jeune Côte d'Ivoire, l'image d'Houphouët-Boigny demeure en ce début du XXIe siècle une référence essentielle. Cependant, depuis quelques années, elle est sérieusement bousculée par celle de Laurent Gbagbo apparaissant de plus en plus éclatante parce que chargée d'un symbole qui parle au cœur de l'humain : la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes.
En effet, dans l'Afrique des années soixante à quatre-vingt-dix, Houphouët-Boigny et la Côte d'Ivoire qu'il dirigeait représentaient pour la France et le reste du monde l'Afrique prospère quand elle accepte de marcher à l'ombre tutélaire de son ancien colonisateur. Les puissances européennes ayant lâché leur emprise sur leurs anciennes colonies - qui se débattaient dans les difficultés propres à des états nouvellement indépendants - apparaissaient alors comme de piètres humanistes.
Ardemment opposé à l'indépendance des pays africains, quand l'heure des indépendances sonna, Félix Houphouët-Boigny ne ménagea aucun effort pour arrimer la Côte d'Ivoire et l'Afrique francophone à la mère patrie : la France. Auréolé de tous les qualificatifs inventés par ses parrains – « père de la nation », « le sage de l'Afrique » – il se fit l'excellent ambassadeur de la France auprès de ses pairs africains et son zélé commissionnaire des basses besognes dans les conflits locaux.
Il se montra si soucieux de l'intérêt et du prestige de la mère patrie qu'il oublia l'essentiel : la Côte d'Ivoire. Certes, son rôle de « préfet français », lui faisant bénéficier de toutes les indulgences – et peut-être aussi de certaines largesses – lui permit de donner à la Côte d'Ivoire un visage séduisant qui attirait tous les regards et aussi la jalousie de ses voisins. En effet, en une vingtaine d'années, son pays se révéla, dans ce désert de l'ouest africain, une oasis enchantée vers laquelle accouraient les pauvres hères assoiffés de bonheur matériel.
Malheureusement, bien vite, certains, comme René Dumont – auteur de L'Afrique noire est mal partie, publiée en 1962 – reconnaissant le miroir aux alouettes, crièrent au mirage économique d'une terre en perdition. Rien ne sert en effet de s'ériger en bâtisseur d'œuvres titanesques si les populations ne peuvent bénéficier de soins, payer les études de leurs enfants, si les paysans qui sont les mamelles de l'Etat doivent vivre pauvrement. Ces voix qui s'alarmaient indiquaient que si le peuple restait écarté de la politique qui dessinait son destin, et si les lettrés ne devaient avoir pour seule visée que la place du colon, les grands projets seraient toujours inadaptés et insuffisants pour faire de la Côte d'Ivoire un pays développé. Selon ces esprits éclairés, la contribution volontaire des populations aux décisions politiques paraissait nécessaire pour mieux cibler les besoins et contribuer aussi à une meilleure cohésion nationale pouvant déboucher sur une vraie indépendance économique.
Absence d'héritage politique de sa présidence
Effectivement, sur le plan national, pendant très longtemps, Houphouët-Boigny s'est fermement opposé à tout projet pouvant aboutir à une sortie du giron français. Pour lui, la Côte d'Ivoire devait demeurer rivée à la France par ce que François Mattei appelle si joliment les « trois piliers de la cathédrale françafricaine » : le président du pays est choisi par la France ; l'armée française est installée sur le sol ivoirien ; la monnaie ivoirienne, le franc Cfa – vestige colonial – est contrôlée par la France. Ce qui voudrait dire que l'idéal d'Houphouët-Boigny, c'est une Côte d'Ivoire sous la telle de la France.
Il y avait pourtant un domaine où le prétendu « père de la nation » aurait pu, s’il avait voulu, amorcer une brèche dans l'édifice françafricain. C'était celui de la démocratie. Un effort dans ce sens aurait permis l'émergence rapide d'idées nouvelles et de projets nouveaux aidant à la marche vers la véritable indépendance du pays. D'ailleurs, à cette époque, certains croyaient - naïvement ou non - que ne voulant pas lutter frontalement avec le colonisateur, il avait au fond de lui l'intime conviction qu'il fallait préparer les armes qui permettraient plus tard aux Ivoiriens d'arracher leur pays à l'emprise de la France. Il n'en fut rien. A aucun moment, « le vieux » – comme on l'appelait affectueusement – ne montra à ses compatriotes que cette conquête lui tenait à cœur, qu'elle était primordiale. A aucun moment, il ne pensa à leur confier un héritage qui leur deviendrait cher au point de les pousser à consacrer toutes leurs énergies, leur vie, à le défendre.
Il commit même le crime de s’opposer fermement à l’instauration du multipartisme inscrit dans la constitution ivoirienne ! Sans l’entêtement de Laurent Gbagbo – qui a pris tous les risques et essuyé toutes les humiliations – jamais la Côte d’Ivoire n’aurait connu les balbutiements de la démocratie qu’elle a vécue avant le coup d’état français d’avril 2011. C’est grâce à la conquête du multipartisme par Laurent Gbagbo – qui n’a jamais remis en cause les institutions et particulièrement la composition du Conseil constitutionnel, le seul juge des résultats des élections – que chaque nouveau président de la république a été incontestablement le chef de l’armée nationale laissée par Houphouët-Boigny à sa mort.
En effet, une armée nationale qui fait allégeance à l’élu du peuple proclamé et investi par le Conseil constitutionnel est la preuve que les institutions du pays fonctionnent et que la démocratie est bien en marche. Grâce à l'adoption du multipartisme, les Ivoiriens avaient donc enfin un bien commun à défendre. La preuve qu'ils s’imprégnaient peu à peu des principes de la démocratie et en reconnaissaient les valeurs se vérifie dans ce qui s’est passé après l'épisode du pouvoir militaire avec le général Robert Guéi. En 2000, après des élections chahutées, l’armée s’est placée sous l’autorité de celui qui été reconnu l'élu du peuple par le Conseil constitutionnel. Malheureusement, ce processus démocratique avec des institutions fortes a pris fin en avril 2011, lorsqu'un nouveau pouvoir s’est installé hors de l’investiture prononcée par le Conseil constitutionnel avec une armée autre que celle héritée des précédents présidents. Or, toute armée, suppléant celle existante grâce à la volonté d'un seul homme, est une armée prétorienne, c'est-à-dire une armée privée. Les FRCI sont en effet l'armée personnelle d'Alassane Ouattara et de ses amis et constituent un danger pour l'avenir de la République.
Qui peut dire ce que Houphouët-Boigny a laissé à ses compatriotes et pour quoi ils seraient prêts à se battre ? Nous mesurons la vacuité de son héritage politique aujourd’hui d'autant plus que la démocratie – disparue en 2010 – apparaît véritablement chère au cœur des Ivoiriens. Oui, le multipartisme a enseigné à chaque Ivoirien la force nécessaire des institutions avec ses bienfaits immédiats : l’absence de prisonniers politiques, la liberté de la presse et d’opinion, le respect de la vie. Et force est de constater que l'architecte de cette grande œuvre, qui constitue la vraie construction d’une nation, n’est pas celui que l’on a pompeusement appelé « le père de la nation », mais le Prométhée national – Laurent Gbagbo – qui, aujourd'hui, le supplante largement dans le cœur des Ivoiriens. Sans ce dernier, « le vieux » les aurait laissés démunis au bord d'un précipice insondable, sans héritage politique, sans idéal à défendre. Grâce à Laurent Gbagbo, entre 2000 et 2010, quand les Ivoiriens descendaient dans la rue, ce n'étaient pas pour crier qu'ils avaient faim mais pour défendre la démocratie menacée.
Absence de mémoires ou de manuscrit
Si Houphouët-Boigny n’a laissé aucun héritage politique à ses concitoyens, il n’a pas songé non plus à les instruire par des écrits. Pas de mémoire de son vivant, pas de mémoire après sa mort !
Pour se dédouaner de ce manquement, il aimait à clamer que les deux personnes les plus célèbres de notre ère – Jésus et Mohamed – n’ont jamais rien écrit. Il a oublié qu’il n’est ni l’un, ni l’autre. Il avait surtout perdu de vue que Jésus et Mohamed ont beaucoup agi, exposant leur vie à l’adversité. S’il avait été plus attentif à l’Histoire, il aurait constaté que l’esprit de l’humanité se nourrit de deux sources : l’attachement, d’une part, à ceux qui ont donné leur vie pour un idéal, et d’autre part à ceux qui ont laissé des idées fortes pour instruire les générations futures.
Un vrai pouvoir d’Etat, lorsqu’il est confronté à des situations particulières, doit être capable de prévenir ses successeurs de certains dangers, leur faire partager ce qu’il a pu ou n’a pas pu faire dans le secret, afin que ceux-ci puissent avancer d’un pas plus serein. A-t-on forcé la main à Houphouët-Boigny pour qu’il favorise l’immigration de ses voisins sahéliens sur la terre ivoirienne afin d’éviter à la France d’être inondée de Burkinabés et de Maliens ? Dans quelles conditions a-t-il nommé Alassane Ouattara Premier ministre alors que personne ne le connaissait ni d’Eve ni d’Adam ? Que savait-il réellement de son dernier Premier ministre, dont il prenait publiquement la défense devant ses compatriotes qui voyaient très mal sa présence à ce poste ? A-t-il passé un contrat avec lui ? Que croyait-il avoir réussi et quel projet avait-il pour l’avenir politique de la Côte d’Ivoire qu’il n’a pu réaliser ? Que de questions sans réponse !
Par des écrits, Houphouët-Boigny aurait pu nous éclairer et nous éviter certaines crises fâcheuses et déchirantes. S’enorgueillir d’être un grand bâtisseur de monuments ne fait pas de vous un bâtisseur de nation. Quand on avoue sa faiblesse intellectuelle et politique, on choisit de se refugier dans le pouvoir de l’argent en élevant des édifices à sa propre gloire et à celle de ceux que l’on aime. On se montre dépensier pour s’attirer les faveurs des uns et des autres. Mais la nation se construit avant tout en esprit et en politique, c’est-à-dire en pensant à l’homme attaché à son milieu, en lui donnant l’occasion de tendre vers un idéal où son bonheur peut se réaliser par son travail et sa persévérance. Que pensait Houphouët-Boigny de tout cela ? Nous n'en savons rien parce qu'il est parti sans nous laisser un seul mot pour nous éclairer.
Absence d'héritage familial
L'élément qui a fini par convaincre, rétrospectivement, bon nombre de ses concitoyens que « le vieux » était indigne de leur admiration et de leur considération, c'est la bataille qui s'est engagée autour des biens qu'il n'a pu emporter dans sa tombe. Personne ne peut dire qu'il a été surpris par la mort, puisqu'il n'a pas quitté ce monde dans la fleur de l'âge. D'autre part, nous savons qu'il a longtemps vécu en France et côtoyé les pratiques de ce pays.
Malheureusement, on constate aujourd'hui qu'il a vécu parmi les Français qu'il a servis, de près et de loin, sans jamais avoir été imprégné de l'esprit de leurs pratiques qu'il copiait cependant. Tel le crocodile dont il a fait son animal de compagnie parce qu'il l'inspirait, la rivière dans laquelle il se baignait quotidiennement ne l'a jamais rendu meilleur.
Houphouët-Boigny est demeuré, durant sa vie entière, un paysan baoulé, gérant ses affaires familiales de la même façon qu'il gérait celles de l'Etat. Il est demeuré dans l'oralité alors que la société moderne se construit sur la base de l'écrit, sur des textes de lois, sur des témoignages palpables.
Imbu de sa personne, méfiant des siens, il ne plaça sa confiance qu'en ses amis Blancs qui savaient le flatter comme il aimait. Aussi confia-t-il la gestion de sa fortune aux Européens. Normal donc que personne ne sache aujourd'hui ce que sont devenus tous ses biens immobiliers sur le territoire français. On prétend çà et là qu'ils ont été vendus. Par qui ? Pour le compte de qui ? Qui en avait la gestion ? La France et ses médias, toujours prompts à accuser Laurent Gbagbo de tous les maux, n'ont pas osé lui imputer ce vol, même au nom de la Côte d'Ivoire.
Parce qu'il était doué pour ne jamais faire confiance aux siens, les nombreux comptes que Houphouët-Boigny se vantait publiquement d'avoir ouverts en Suisse sont aujourd'hui introuvables. A qui la faute ? A lui tout seul, bien sûr. Il est normal que des comptes ouverts sous le sceau du secret se perdent dans la nature - pour ne pas dire dans les poches des banquiers - après la mort du détenteur du code. Sans testament écrit officiel ou officieux désignant les bénéficiaires et contenant les éléments nécessaires pour accéder aux biens cachés, courir après l'héritage familial d'Houphouët-Boigny, c'est courir après un mirage.
Que peuvent retenir les Ivoiriens de la présidence d'Houphouët-Boigny ? Une seule image : le précipice béant qui s'ouvre devant eux ! Résultat, on se jette dans le vide, on se déchire, on se fait la guerre. A sa mort, les Ivoiriens n'ont même pas eu l'honneur d'être perçus comme une famille se disputant un héritage ; parce qu'il n’y en avait pas. Aussi, ils ont assisté, indifférents, à la querelle entre Konan Bédié et Alassane Ouattara pour le fauteuil présidentiel. Par contre, quand Laurent Gbagbo leur offrit le multipartisme et la démocratie, ils devinrent fiers et jaloux de leur patrie et se mirent à la défendre ardemment contre l'adversité et même contre la puissante armée française. C'est dire combien un héritage national, bien reconnaissable par tous, est nécessaire à la cohésion d'un pays. Grâce à Laurent Gbagbo, tout le monde sait ce que les Ivoiriens défendent contre le pouvoir installé par la France en avril 2011. Houphouët-Boigny est donc définitivement écarté des valeurs qui animent le combat des Ivoiriens.
Raphaël ADJOBI
21 août 2014
La vie sans fards (Maryse Condé)
La vie sans fards
(Maryse Condé)
Disons tout de suite notre reconnaissance à Maryse Condé pour cette autobiographie qui nous livre les premiers pas chaotiques de l'Afrique sur le chemin des indépendances. En effet, quand on a eu la chance de vivre ces événements, qui ont profondément marqué les peuples africains, et quand on a eu l'opportunité de côtoyer les hommes qui sont devenus aujourd'hui des références historiques, donner son témoignage revient à faire un précieux cadeau aux générations à venir.
Reprenant à son compte la formule de Jean-Jacques Rousseau au début de ses Confessions, Maryse Condé déclare : « je veux montrer à mes semblables une femme dans toute la vérité de la nature et cette femme sera moi ». C'est en effet sa « vie sans fards » qu'elle nous offre. Son récit autobiographique nous montre clairement que c'est autour de sa sexualité – plus qu'autour de sa vie amoureuse – que s'est construite sa vie de mère et de femme de lettres. Même si elle a connu les premiers pas de la Guinée de Sékou Touré et ceux du Ghana de Kouamé N'Krumah – alors le berceau des réfugiés politiques africains – même si elle a fréquenté des hommes illustres comme Hamilcar Cabral, Richard Wright et son épouse Ellen, Wole Soyinka, et assisté à des conférences de Malcom X et de Che Guevara à Accra, on ne peut pas dire que Maryse Condé fut une militante.
Ce ne sont donc pas des convictions politiques que vous trouverez dans ce livre. Ce n'est pas pour elles qu'elle est partie en Afrique en 1959, à une époque où triomphait la négritude et où Conakri et Accra étaient les deux foyers africains du militantisme révolutionnaire et du panafricanisme. Une époque où « le Ghana [...] appartenait aux Afro-Américains. Ils y étaient aussi nombreux que les Antillais en Afrique francophone, mais considérablement plus actifs et plus militants ».
Enseignante à Bingerville, en Côte d'Ivoire, puis dans un collège de jeunes filles à Conakry, c'est au rythme de ses enfants nés rapidement - comme par accident - qu'elle va tenter d'organiser sa vie entre l'Afrique, la France, l'Angleterre et de nouveau l'Afrique. Les trente premières années de sa vie nous montrent qu'elle a été l'objet du jeu de sa vie sexuelle.
C'est un récit éblouissant de vérité et de lucidité sur sa vie et celle des sociétés où elle a vécu. Son style agréable nous permet d'apprécier de belles pages sur la société antillaise, sur les communautés d'Antillais en Afrique, sur la vie quotidienne à l'époque de Sekou Touré et de Kouamé N'Krumah, sur les sociétés musulmanes africaines.
Deux réflexions
Au regard des relations de Maryse Condé avec les hommes, nous nous permettons deux réflexions : l'attitude de son premier compagnon témoigne du sentiment de supériorité que les métis antillais éprouvaient à l'égard des Noirs. Eux aussi avaient intégré en leur for intérieur la hiérarchie des races et défendaient ingénieusement le palier qui leur revenait contre les occupants du rang inférieur. Concernant les Africains, il convient de dire que toutes les femmes européennes doivent se méfier de tous ceux qui se disent très respectueux de leurs traditions. Ces hommes sont à fuir ! Ce sont indubitablement des dictateurs qui leur promettent l'enfer dans la vie conjugale. Dans le même ordre d'idée, il est prudent de ne jamais épouser une personne dont les convictions politiques sont opposées aux vôtres.
Raphaël ADJOBI
Titre : La vie sans fards, 285 pages
Auteur : Maryse Condé
Editeur : Jean-Claude Lattès, 2012.
13 août 2014
J'irai cracher sur vos tombes (Boris Vian)
J’irai cracher sur vos tombes
(Boris Vian)
Voici un classique de la littérature française qui n’a rien à voir avec la littérature française parce que son auteur l’a voulu ainsi. D’abord, le style rappelle étrangement celui des grands auteurs américains de romans policiers. Boris Vian parle lui-même de « l’influence extrêmement nette de Cain […] et celle également des plus modernes Chase et autres supporters de l’horrible ». Ensuite, l’histoire est celle d’un Américain dans les Etats-Unis de la première moitié du XXe siècle. Enfin, pour convaincre le lecteur que le style et le sujet ne peuvent être maniés avec justesse que par un Américain, Boris Vian a pris soin de publier ce livre sous un pseudonyme qui n'a rien de français : Vernon Sullivan.
C’est un récit étrangement provocateur, palpitant et sobre à la fois que nous propose l’auteur. Un récit qui nous livre une page singulière du racisme et d'un de ses effets secondaires tout aussi singulier.
Puisqu’il est reconnu aux Etats-Unis que l’on est Noir quand on a une goutte de sang noir, Lee Anderson va revendiquer sa négritude et profiter de sa peau blanche pour venger sa « race ». Dans ce sud des Etats-Unis au racisme excessif où les Noirs risquent quotidiennement leur vie, son grand frère – dont la peau métissée ne passe pas inaperçue – lui conseille plutôt d’oublier la vengeance et de se fondre dans la société des Blancs. « Toi tu as une chance, tu n’as pas les marques », lui dit-il.
Lee Anderson va se fondre dans le monde des Blancs, sans cependant jamais oublier la vengeance qu’il porte dans son cœur. Avec sa voix particulière qui trouble ses amis blancs et les notes de musique qu’il arrache à la guitare, il s’applique à séduire toutes les filles blanches qui croisent son chemin. Quelle félicité pour un jeune homme de vingt-six ans ! Cependant, quand il pense aux siens, il sent « le sang de la colère, (son) bon sang noir, déferler dans ses veines et chanter à (ses) oreilles ». Et il se dit alors qu’il ne faut pas qu’il abandonne son projet. Il ne faut pas qu'il cède à cette humilité abjecte, odieuse que les Blancs ont donnée aux Noirs, peu à peu, comme réflexe. Les Noirs sont trop honnêtes ; c'est ce qui les perd.
Mais coucher avec toutes ses amies blanches – surtout les deux sœurs qu’il vient de séduire et qui sont si différentes – n’est pas l’objectif final de Lee Anderson. Non. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, notre homme n’est pas un dépravé cynique voulant seulement copuler avec toutes les filles blanches qu'il rencontre pour pouvoir leur crier à la fin : « le nègre vous a bien eus ! » Non. L’objectif final de Lee Anderson est, en un sens, un peu plus noble que cela. Et froidement, il va le poursuivre.
Raphaël ADJOBI
Titre, J’irai cracher sur vos tombes, 209 pages.
Auteur : Boris Vian
Editeur : Christian Bourgois Editeur, Collection 10/18, 1973
J'irai cracher sur vos tombes (Boris Vian)
J’irai cracher sur vos tombes
(Boris Vian)
Voici un classique de la littérature française qui n’a rien à voir avec la littérature française parce que son auteur l’a voulu ainsi. D’abord, le style rappelle étrangement celui des grands auteurs américains de romans policiers. Boris Vian parle lui-même de « l’influence extrêmement nette de Cain […] et celle également des plus modernes Chase et autres supporters de l’horrible ». Ensuite, l’histoire est celle d’un Américain dans les Etats-Unis de la première moitié du XXe siècle. Enfin, pour convaincre le lecteur que le style et le sujet ne peuvent être maniés avec justesse que par un Américain, Boris Vian a pris soin de publier ce livre sous un pseudonyme qui n'a rien de français : Vernon Sullivan.
C’est un récit étrangement provocateur, palpitant et sobre à la fois que nous propose l’auteur. Un récit qui nous livre une page singulière du racisme et d'un de ses effets secondaires tout aussi singulier.
Puisqu’il est reconnu aux Etats-Unis que l’on est Noir quand on a une goutte de sang noir, Lee Anderson va revendiquer sa négritude et profiter de sa peau blanche pour venger sa « race ». Dans ce sud des Etats-Unis au racisme excessif où les Noirs risquent quotidiennement leur vie, son grand frère – dont la peau métissée ne passe pas inaperçue – lui conseille plutôt d’oublier la vengeance et de se fondre dans la société des Blancs. « Toi tu as une chance, tu n’as pas les marques », lui dit-il.
Lee Anderson va se fondre dans le monde des Blancs, sans cependant jamais oublier la vengeance qu’il porte dans son cœur. Avec sa voix particulière qui trouble ses amis blancs et les notes de musique qu’il arrache à la guitare, il s’applique à séduire toutes les filles blanches qui croisent son chemin. Quelle félicité pour un jeune homme de vingt-six ans ! Cependant, quand il pense aux siens, il sent « le sang de la colère, (son) bon sang noir, déferler dans ses veines et chanter à (ses) oreilles ». Et il se dit alors qu’il ne faut pas qu’il abandonne son projet. Il ne faut pas qu'il cède à cette humilité abjecte, odieuse que les Blancs ont donnée aux Noirs, peu à peu, comme réflexe. Les Noirs sont trop honnêtes ; c'est ce qui les perd.
Mais coucher avec toutes ses amies blanches – surtout les deux sœurs qu’il vient de séduire et qui sont si différentes – n’est pas l’objectif final de Lee Anderson. Non. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, notre homme n’est pas un dépravé cynique voulant seulement copuler avec toutes les filles blanches qu'il rencontre pour pouvoir leur crier à la fin : « le nègre vous a bien eues ! » Non. L’objectif final de Lee Anderson est, en un sens, un peu plus noble que cela. Et froidement, il va le poursuivre.
Raphaël ADJOBI
Titre, J’irai cracher sur vos tombes, 209 pages.
Auteur : Boris Vian
Editeur : Christian Bourgois Editeur, Collection 10/18, 1973
04 août 2014
Nous serons contraints de brûler la Côte d'Ivoire pour sauver l'honneur de l'Afrique et de Laurent Gbagbo
Nous serons contraints de brûler la Côte d’Ivoire
pour sauver l’honneur de l’Afrique et de Laurent Gbagbo
« Ceux qui rendent une révolution pacifique impossible rendront une révolution violente inévitable » (John F. Kennedy, discours du 13 mars 1962).
Comme Toussaint Louverture enlevé de sa terre natale et emprisonné en France, au fort de Joux, pour laisser la place à un pouvoir colonial illégitime, Laurent Gbagbo est emprisonné depuis trois ans dans les geôles de l’Europe pour que la colonisation française poursuive sereinement son œuvre sous la direction du préfet qu’elle a oint avec l’assentiment de l’ONU. Deux siècles n’ont donc rien changé à l’histoire des relations entre le Noir, contraint à courber l’échine sous sa livrée d’homme inférieur, et le Blanc, triomphant sous sa couronne d’homme supérieur et tout-puissant.
C’est au regard de notre indignation par rapport à cet événement du passé que je fais appel à votre indignation par rapport à la réalité d’aujourd’hui. Si les crimes du passé vous indignent, double doit être votre indignation à l’égard des crimes d’aujourd’hui. Si la déportation de Toussaint Louverture en Europe vous indigne, votre indignation doit être encore plus grande contre celle de Laurent Gbagbo survenant deux siècles plus tard au sein d’un monde dit en progrès d’humanité et d'une Afrique plus libre de son destin.
Laurent Gbagbo place l’Africain à la croisée des chemins
Personne ne demande la libération de Laurent Gbagbo pour qu’il devienne le président de la Côte d'Ivoire. S’il revenait et qu’il exprimait le désir de diriger ses compatriotes, il serait contraint de passer par les voies démocratiques qui s’imposent à tous. Cependant, sa libération pure et simple apparaît à tous les Africains et à tous les Ivoiriens comme un principe incontournable, parce qu’il y va de l’honneur de l’Afrique et de la Côte d’Ivoire.
En effet, pour l’honneur de l’Afrique et de la Côte d’Ivoire, aucun Noir, aucun démocrate, ne doit se permettre d’accepter qu’après Toussaint Louverture, après Béhanzin, tous deux morts en terre étrangère par la volonté des Européens dans les siècles passés, un fils de l’Afrique subisse le même sort au XXIe siècle ! Les peuples noirs d'Afrique ne peuvent accepter que ceux-là mêmes qui sont responsables des nombreux crimes qui causent la misère sur le continent africain et ailleurs exigent de Laurent Gbagbo l'infaillibilité ! Sa seule présence dans une prison européenne est l’humiliation de trop pour l’Afrique. C’est le message clair que nous adressons à la France, à l’Europe et à l’ONU qui seront rendus responsables de la révolution violente qui pourrait embraser la Côte d’Ivoire. Que les fiers héritiers de la mise en esclavage des Noirs et de l’humiliation permanente des colonisés entendent ici le lourd grondement de la liberté qui enfle le coeur des opprimés.
Quant aux personnalités de l’opposition ivoirienne, elles ont le devoir de peser le poids de l’Histoire et bien analyser l’occasion que leur offre le combat de Laurent Gbagbo pour rappeler au président français qu’un de ses prédécesseurs, socialiste de surcroît – François Mitterrand – s’est incliné sur la tombe de Toussaint Louverture, honorant ainsi son combat digne et juste. Elles ont le devoir de rappeler à l’actuel chef d’Etat français, socialiste lui aussi, que s’il n’est pas capable du même geste, il doit tout au moins s’honorer de ne pas applaudir le crime semblable à celui de Napoléon. Si l’opposition ivoirienne ne soutient pas la libération de Laurent Gbagbo comme le principe purificateur de l'humiliation de l’Afrique par la France, alors cela voudra tout simplement dire qu’elle et l’Afrique tout entière n’ont pas tiré les leçons du colonialisme qui n’a eu de cesse de mépriser les enfants du continent noir.
La révolution, stade suprême de la résistance
«Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément». Telle est la proclamation de l’article III de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 que Laurent Gbagbo n’a eu de cesse de rappeler à son adversaire, à la France, à l’ONU et à la terre entière en proposant le recomptage des voix au deuxième tour des élections de 2010. Comme Rosa Parks refusant de céder son siège devant l’intransigeance des Blancs racistes, Laurent Gbagbo s’est accroché au siège que le droit ivoirien lui avait accordé.
Balayant du revers de la main ce principe cardinal devenu une référence pour l’humanité tout entière, c’est par les armes que la France, s’instituant illégitimement la mère de la Côte d’Ivoire, a installé illégitimement l'adversaire de Laurent Gbagbo dans le fauteuil présidentiel. Comment la raison humaine peut-elle accepter qu'une force étrangère puisse en ce XXIe siècle installer le pouvoir de son choix dans un Etat qui est librement et indépendamment capable de réaliser son propre destin ? Au nom de quelle justice universelle l'accepterait-elle ? Peut-elle tolérer que l'Europe juge l'Afrique indigne de la démocratie qui proclame le gouvernement du peuple par le peuple ?
L’indignation des Ivoiriens et des Africains fut grande. A la promesse de la démocratie irréversible à laquelle ils avaient tendu l’oreille, succéda un pouvoir de terreur ayant officiellement choisi la préférence ethnique comme forme de gouvernement. Comment peut-on espérer bâtir une nation en pratiquant la terreur contre ses adversaires politiques ? Un tel agissement est un crime contre l’humanité parce qu’il fait de l’homme un loup pour l’homme.
Depuis trois ans, la raison humaine marche contre le régime en place en Côte d’Ivoire. Depuis trois ans, le génie humain menace ce pouvoir qui n’est plus guère soutenu que par la lassitude des populations, par la terreur de ses adorateurs, et surtout par la ligue des riches bailleurs de fonds de l’ancien colonisateur déclaré «mère patrie». En leur nom et au nom de leur propre logique, les occidentaux qui ont installé ce pouvoir condamnent Laurent Gbagbo alors qu’ils assassinent des millions d'hommes par la guerre et réduisent des populations à la misère en les obligeant à céder leurs terres pour nourrir l'Europe. Les images des camps de concentration de prisonniers politiques en Côte d’Ivoire ne les émeuvent pas. Les bombes lâchées sur les populations dans ce pays en 2004 puis en 2010, ensuite en Lybie, au Mali et ailleurs en Afrique ne comptent pas.
En maintenant Laurent Gbagbo dans ses geôles, l’Europe se déclare donc la reine des Africains et fait sienne cet article du code de la monarchie : «Tu ne voleras pas, à moins que tu ne sois le roi, ou que tu n’aies obtenu un privilège du roi : tu n’assassineras pas, à moins que tu ne fasses périr, d’un seul coup, plusieurs milliers d’hommes» (1).
Devant cette logique européenne qui jette un voile de silence sur les crimes du régime en place en Côte d’Ivoire, devant cette logique européenne pour laquelle les vertus universelles embrassées par les Africains – notamment par Laurent Gbagbo – sont des crimes contre leurs intérêts et donc dignes d’être jugés à la CPI, la résistance ivoirienne a épuisé toutes ses forces dans la lutte pour la justice et le rétablissement de la démocratie. Ayant épuisé les armes démocratiques, elle ne dispose plus désormais que de la violence révolutionnaire. Et celle-ci n’a pour seul programme que le désordre purificateur permettant le passage du règne du crime à celui de la justice.
Ce n’est plus dans les structures démocratiques que doit se poursuivre le combat. Celui-ci ne peut être l’œuvre des partis politiques mais d’individus regroupés dans de petits comités structurés et convaincus de mener des actions efficaces contre les infrastructures participant à l’exploitation du pays au profit de l’Europe et des rapaces qui sévissent sur les terres ivoiriennes. En coupant pour ainsi dire les vannes de l’approvisionnement de l’Europe, on débranche également celles qui mènent aux caisses enregistreuses du pouvoir et de ses milices FRCI et dozos.
Puisque les Ivoiriens sont chassés de leurs terres et de leurs plantations de cacao et de café, puisqu’ils sont chassés de leurs villages devenus des camps d’occupation étrangère, puisqu’ils ont perdu leurs maisons au profit des miliciens et de leurs familles, puisqu’ils sont écartés de toutes les structures productives du pays, il ne leur reste plus qu’à faire ce que d’autres peuples ont fait en pareilles circonstances.
L'Histoire nous enseigne que devant l’occupant nazi et le pouvoir complaisant de Vichy, les Français ont refusé le fait accompli. Ils s’armèrent individuellement et en groupuscules de moyens dérisoires et d'une ferme volonté pour s’attaquer à l’usurpateur. Par des actions de sabotage des outils de production et des voies d’acheminement des produits devant profiter à l’affameur du peuple, ils troublèrent sérieusement sa quiétude.
C'est encore l'Histoire qui nous conduit à la première République noire du monde : Haïti. Comment opérèrent les pauvres esclaves, sans arme, pour venir à bout du puissant colonisateur français ? Comment de pauvres esclaves de Saint-Domingue ont pu vaincre les canons de la puissante armée française ? Ils avaient tout simplement compris que le feu pouvait venir à bout de tout. C'est par le feu qu'ils firent disparaître les immenses champs qui enrichissaient le colonisateur. Oui, le feu est l'arme des opprimés qui n'ont pas les moyens de s'acheter des canons. Et le feu est toujours vainqueur. En cela, ils furent les dignes imitateurs des révolutionnaires français qui incendièrent la Bastille un an plus tôt.
Enfin, l'histoire de la Guinée nous enseigne que devant le refus de Sekou Touré d'admettre la tutelle proposée par Charles de Gaulle, les trois mille Français résidant dans ce pays n'ont pas laissé intactes les infrastructures coloniales au moment de le quitter. Ils emportèrent tout ce qui pouvait être emporté, et brûlèrent ou saccagèrent purement et simplement tout ce qui ne le pouvait pas : écoles, bâtiments publics, voitures, outils d'exploitation...
Ce sont là des expériences qui doivent inspirer la résistance ivoirienne. L'heure n'est plus à l'organisation de débats sur la prochaine élection présidentielle. Il n'est plus question de discuter du caractère équitable ou non de la constitution de la Commission électorale indépendante (CEI). Il n'est plus question de participer à des projets de réconciliation nationale. Ce temps est révolu ! L'insolence du pouvoir et le silence méprisant de ses protecteurs français et onusiens nous en ont convaincus. La moitié nord du pays est encore gérée par les milices dozos et FRCI. Les populations qui ont envahi le Sud quand les rebelles ont occupé le Nord n'ont pas rejoint leur cadre de vie habituel à cause du règne sans partage de ces miliciens. Cette zone à l'origine des conflits post-électoraux des dernières élections présidentielles n'est toujours pas sécurisée. Les opposants politiques sont toujours en prison. Les camps de concentration et de torture ne sont toujours pas vidés. Les milliers d'exilés de l'Ouest du pays ne sont toujours pas rentrés chez eux. Des milliers d'Ivoiriens ayant quitté leur zone traditionnelle occupent illégalement les villages et les champs des exilés dans l'Ouest. Des étrangers venus des pays voisins ont érigé de vrais villages dans les immenses forêts de l'Ouest, souvent classées, qu'ils occupent illégalement.
Peut-on passer outre tant de maux qui sont autant d'embûches à la reconstruction nationale pour aller à des élections présidentielles ? Peut-on poursuivre un tel projet sans éprouver le sentiment de se moquer de son pays et des Ivoiriens ? Devant tant de maux qui montrent que la Côte d'Ivoire échappe totalement aux Ivoiriens, ceux-ci ne doivent avoir aucun scrupule à détruire par le feu tout ce dont ils ont été dépossédés. Quiconque fuit son champ et laisse son ennemi l'exploiter sans rêver d'aller le brûler est un fou ! Quiconque abandonne sa maison et son village sans les brûler et les laisse occuper par l'ennemi est un fou ! Quiconque voit son ennemi s'enrichir en exploitant le champ qu'il a fui sans rêver d'y mettre le feu est indigne de toute considération !
Si la Côte d'Ivoire ne te profite pas, Ivoirien, tu dois empêcher l'ennemi d'en tirer sa fortune. Nous devons savoir prendre des risques. La liberté est à ce prix. La liberté n'est pas gratuite. Elle ne peut être gagnée qu'avec la vie en jeu. Refusons de mourir de notre propre mort ou par quelque futile accident. Quelle tristesse que de mourir sous une dictature sans jamais l'avoir combattue ! Quelle mort glorieuse est celle qui arrive dans la lutte pour la liberté ! Chaque jour, chaque Ivoirien doit se poser cette question : qu'est-ce qui dans mon comportement, dans mes résolutions contribue à la libération de mon pays du joug de la dictature et de la domination coloniale ? La Résistance est terminée. Vive la Révolution !
Raphaël ADJOBI
(1) Robespierre : Discours sur la religion, la République, l’esclavage (éditions de L’Aube, 2013).