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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël

23 février 2021

Des migrations au métissage suivi de L'image de la femme à travers 25 auteurs d'Afrique (Liss Kihindou)

                          Des migrations au métissage

                                                         et 

L'image de la femme à travers 25 auteurs d'Afrique

                                             (Liss Kihindou)

Numérisation_20210223 (2)

         Des migrations au métissage et L’image de la femme à travers 25 auteurs d’Afrique sont deux conférences données par l’écrivaine Liss Kihindou en 2016 et en 2018 ; la première à Cozes, en Charente-Maritime (17), et la deuxième devant les étudiants de Sciences-Po Paris durant la semaine africaine organisée par cette institution. En clair, ces deux conférences montrent la dimension intellectuelle de l’écrivaine qui, avec patience et persévérance a indubitablement acquis, pour ainsi dire, ses lettres de noblesse en traçant les deux voies dans lesquelles elle excelle : le métissage sous toutes ses formes et la condition de la femme subsaharienne.

         Le thème de la première conférence rappelle en effet son premier essai, donc une passion de longue date : L’expression du métissage dans la littérature africaine, ouvrage publié en 2011 et dont j’ai fait une analyse la même année. Ici, elle élargit ses vues ; elle parle de l’Europe pour montrer que le métissage qui l’a construite à travers les âges en fait un excellent microcosme d’un phénomène universel, pour ne pas dire propre à la nature humaine. Quant à la condition ou à l’image de la femme subsaharienne à travers les œuvres d’écrivains d’Afrique, objet de la plus longue des deux conférences, l’on peut dire que c’est une thématique qui révèle une qualité extraordinaire de Liss Kihindou. Avec ce sujet, elle démontre sa très grande connaissance des auteurs qui ont mis la femme subsaharienne au coeur de leurs productions littéraires. Un véritable travail d’érudition. La précision des nombreux textes de référence témoignent d’une longue expérience de lectrice mais aussi d’un esprit particulièrement soucieux de la condition de la femme.

          Assurément, ces deux textes sont très intéressants. Le premier se présente comme une balade instructive sur les traces de cultures paraissant toujours en mouvement. Tous ceux qui oublient que la France, à l’image de la Grèce et de la Rome antiques, est non seulement diverse et métissée mais qu’en plus elle n’est pas uniquement européenne – parce qu’éclatée sur plusieurs continents – ont ici matière à réflexion. Le deuxième texte pourrait susciter quelques interrogations quant à la place que les littératures européennes accordent à la condition de la femme par rapport à la place que lui accordent les œuvres des auteurs d’Afrique. Les écrivains subsahariens auraient-ils, oui ou non, la plume plus critique sur le sort réservé à la femme que leurs homologues européens ? A l’heure où, en Europe, certains abus connus mais rarement dénoncés font l’objet d’attaques frontales, la question mérite d’être posée. Et pour y répondre, il faut lire le travail très analytique de Liss Kihindou en ayant à l’esprit quelques classiques de la littérature française ou européenne ainsi que les événements qui nous rappellent qu’ici comme là-bas la culture du mythe de la virilité – pour paraphraser le titre du livre d’Olivia Gazalé – n’est pas une vaine expression. 

Raphaël ADJOBI

Auteur : Liss Kihindou

Titre : Des migrations au métissage suivi de L’image de la femme à travers 25 auteurs d’Afrique, 79 pages.

Editeur : L’Harmattan, février 2021

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22 février 2021

AFROPEA - Utopie post-occidentale et post-raciste (Léonora Miano)

AFROPEA - Utopie post-occidentale et post-raciste

                                                (Léonora Miano)

Afropéa - Léonora Miano

          Voici un beau projet pour la fraternité ! Un projet apparemment utopique, certes, vu son ampleur ; mais comme le dit si bien Alphonse de Lamartine, « les utopies ne sont souvent que des vérités prématurées ». Il faut donc y croire et s’y attacher fermement pour qu’il devienne réalité.

          En 2014, l’Assemblée générale de l’ONU a décrété la décennie 2015 – 2024, Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine, demandant que des programmes divers soient mis en place par les Etats membres pour les mettre en valeur et contribuer ainsi à les inclure dans tout discours portant sur l’identité de chacun des pays. Nous savons que la France est membre de l’Onu, et qu’elle fait partie de l’instance appelée Communauté internationale. Nous savons aussi que non seulement la France n’est pas exclusivement européenne – parce qu’éclatée sur plusieurs continents – mais encore qu’elle compte, au nombre de ses citoyens, une bonne quantité de personnes d’ascendance africaine du fait de son histoire esclavagiste et coloniale. On s’attendrait donc, en toute logique, à ce que l’État français dévoile un programme à mettre en œuvre dans le cadre de cette décennie. Mais voilà : sur cette terre « polluée par le racisme, angoissée à l’idée d’être envahie par des hordes de Subsahariens », dans cette France où « le simple fait d’indiquer qu’il existe des personnes d’ascendance africaine apparaît une provocation », mettre en place un programme à leur intention semble inconcevable à nos autorités. Celles-ci oublient toujours que « leurs choix déterminent le climat social ». En tout cas, elles ont décidé de faire la sourde oreille. Ne rien faire ! Ne rien changer à nos habitudes ! Et çà et là, dans l’indifférence totale, on continue de fermer la porte aux associations porteuses de projets permettant de cheminer les uns vers les autres pour mieux se connaître et respecter nos différences.

          Puisque nos compatriotes du groupe majoritaire, les privilégiés de notre système, ne veulent pas faire le premier pas vers la construction de la fraternité, Léonora Miano demande aux Afro-Européens (Afropéens) de faire ce pas vers eux. Elle pense que les Afropéens ne doivent pas s’interdire de prendre cette initiative sous prétexte qu’il revient aux autres de le faire, sous prétexte qu’ils ont le pouvoir et sont les inventeurs de l’occidentalité, cette « sorte de cannibalisme symbolique, stylisé » qui se repaît sans beaucoup d’émotion des vies humaines à travers la planète au point qu’elle a fini par la dégrader considérablement. Alors, la première, l’écrivaine franco-camerounaise se lance dans l’entreprise par le biais de cet essai. 

Léonra Miano 2

          Depuis un peu plus de vingt ans, des Subsahariens descendants de colonisés et descendants de déportés se désignent sous le terme « Afropéens », mettant ainsi en évidence leur besoin de se construire dans un espace européen où leur situation minoritaire les confine à l’invisibilité et à l’étrangeté. « Il faut imaginer ce que c’est de n’avoir de soi aucune représentation, sinon caricaturale, dégradante ». Or, dit Léonora Miano, leur terroir, c’est le sol où ils ont poussé ; et ils veulent assumer leur vécu d’Afrodescendants en Europe. Se saisissant de cette ferme volonté qu’elle voit s’exprimer partout en Europe où les pays membres de l’ONU ne leur proposent rien de significatif, l’écrivaine demande aux Afropéens de « s’occuper de leurs affaires » sans « se laisser impressionner par les accusations de communautarisme ». En effet, le groupe majoritaire se réfugie dans son patrimoine qu’il ne cesse de vanter, dans son régionalisme, dans son pouvoir. Les Afropéens, eux, ont tout à construire, en commençant par leurs histoires françaises qui font leur singularité, c’est-à-dire en commençant par être soi ; car « l’on ne voit pas bien vers où aller s’il est question, pour s’y rendre, de déposer son bagage mémoriel […]. On aurait l’impression de se présenter nu devant ce monde à faire... » Elle conclut d’ailleurs son texte par ces mots que personne ne doit négliger : « C’est à partir de soi et de son lieu que chacun est invité à oeuvrer pour transformer le monde ». Et les pistes qu’elle propose méritent que le lecteur y prête une grande attention. L’essentiel, pour réaliser ce grand projet fraternel, dit-elle, c’est de prendre garde de ne rien construire sur l’amertume et la frustration.

          Afropéa est un essai éblouissant, fait d’analyses séduisantes parce que pertinentes. Le projet qu’il propose pour transformer une situation sociale où l’Afrodescendant a été longtemps ignoré va forcément déranger « le confort des ayants droit proclamés ». Cependant, ceux-ci doivent comprendre que, après avoir envahi les terres et les autres populations qu’ils ont baptisées selon leur imagination et leur mépris – alors que « la première marque de respect à témoigner aux peuples devrait consister à les désigner comme ils le font eux-mêmes » – de sérieuses révisions s’imposent. Et sur un plan plus large encore, les Français d’ascendance européenne unique doivent réaliser que pour les autres, « il est problématique et forcément préjudiciable d’établir sa demeure dans les formes choisies par des tiers pour exprimer leur mépris ».

Raphaël ADJOBI

Titre : Afropéa, 223 pages.

Auteur : Léonora Miano

Editeur : Grasset, 2020

8 février 2021

L'éducation des enfants blancs dans les colonies à l'époque de l'esclavage des Noirs (Raphaël ADJOBI)

    L'éducation des enfants blancs dans les colonies

                     à l'époque de l'esclavage des Noirs 

                                          (Raphaël ADJOBI)

 

Education coloniale - texte

          A ma connaissance, l’éducation des enfants blancs dans les colonies est un sujet jamais étudié par les historiens. Par exemple, aucun historien français ne s’est intéressé à la vie que menaient les émissaires des royaumes européens, administrateurs des nombreux forts servant de prisons aux captifs africains avant leur déportation vers les Amériques. Une étude aurait montré comment étaient élevés leurs enfants dans ce cadre. On ignore tout de ces hommes – jamais des femmes ? - jusqu’à leur nom. Alors que le seul Noir qui a géré un « barracon » - de très moindre importance qu’un fort – sur la côte de Guinée est connu : il s’agit du Brésilien métis Chacha. Rien non plus sur la vie de famille des colons européens dans les Amériques. Or, il nous semble important d’aborder ce thème pour bien comprendre comment le système esclavagiste du « colonat » - ou d’occupation d’une terre étrangère et son exploitation par un peuple pour son profit personnel – a pu se perpétuer durant des siècles. En effet, savoir comment on éduque un colon – pour ne pas dire comment on le fabrique – c’est étudier un élément clef du mécanisme de la domination de l’homme blanc qui, depuis qu’il a quitté l’Europe pour s’implanter sous d’autres cieux, ne s’est jamais intégré aux populations locales. Jouissant de la supériorité que lui conférait la force des armes à feu, il n’a jamais envisagé sa relation avec l’Autre qu’à la seule mesure des canons. Etat de chose qui a abouti à cette réalité sociale partout où l’Européen s’est établi : « deux peuples différents, deux mondes vivent près d’un siècle l’un à côté de l’autre sans vraiment se rencontrer » (Emmanuel Dongala, Le feu des origines).

          Avant d’aller plus loin, disons tout de suite qu’il y a deux principes fondateurs de la vie coloniale : 1) ne jamais s’intégrer aux autres, dits sauvages, du fait évidemment de la supériorité de sa « race » ; la carnation différente des peuples d’Europe étant synonyme de la raison s’oppose aux autres carnations renvoyant à la nature, donc à la sauvagerie. 2) chercher constamment les moyens de maintenir sa domination en la rendant incontestable.

          Reconnaissons cependant qu’il y a une réelle difficulté, depuis les siècles passés, à trouver des récits sur la vie des colons. De toute évidence, les historiens d’hier et d’aujourd’hui sont plus attachés à leur travail de cabinet plutôt qu’à prêter attention à ce qui se dit autour d’eux. Or, souvent, la vérité de l’histoire n’est pas dans les récits officiels mais dans la vie des hommes. Au XVIIIe siècle, Condorcet conseillait à ceux de ses contemporains qui voulaient avoir une idée de ce qui se passait dans nos territoires des Amériques de ne pas interroger les colons sur leur mode de vie avec les esclaves qui les environnaient. « Faites-vous la violence de vous taire, disait-il, […] alors vous entendrez d’eux la vérité. Ils vous raconteront sans y penser, ce qu’ils n’auraient osé vous répondre » (Réflexions sur l’esclavage des nègres, note du ch. XII, Flammarion 2009). Le lecteur comprend donc que seules la patience et la persévérance dans la quête des traces laissées çà et là nous ont permis d’avoir un tableau de l’éducation des jeunes colons. En effet, les marques des soins pris à les former se retrouvent dans de nombreux romans et essais. Il suffit donc de prêter attention à ces écrits pour être éclairé sur le sujet.

Esclave nourricière

          Il y a un point commun entre la structure éducative de l’enfant blanc des colonies du XVIe siècle au XXe siècle. Durant tous ces siècles, les enfants étaient élevés par des esclaves ou domestiques noires. Et c’est ce caractère commun qui semble expliquer la permanence de la dureté des sentiments aussi bien que les valeurs ou les comportements que les parents exigent de leur progéniture au fur et à mesure qu’elle avance en âge. Nous pensons donc que pour mieux comprendre l’éducation du jeune colon, il convient d’avoir à l’esprit la catégorie de la population européenne qui s’installait dans les colonies pour y prendre racine.

                     Les caractéristiques de la population coloniale

          Si des indésirables ont été envoyés en Australie et ailleurs pour préserver la pureté de la race blanche en Europe à l’heure où l’eugénisme y faisait fureur, très souvent c’était la volonté de chaque royaume de s’approprier des territoires lointains qui l’a poussé à encourager l’installation de ses populations pauvres sur ces terres. Constituer des colonies, c’est aussi concrètement indiquer aux autres royaumes la marque de sa présence, donc le signe que le territoire vous appartient. Le discours de Victor Hugo à l’adresse des Français en mai 1879 au banquet anniversaire de l’abolition de l’esclavage en France en est un très bel exemple. « Versez votre trop-plein dans cette Afrique, leur dit-il, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires ». Et dans les colonies des Amériques vouées à l’esclavage depuis le XVIe siècle, outre les aventuriers en quête de fortune rapide, ce sont également des familles pauvres qui acceptaient de gérer les plantations pour le compte des nobles et des riches bourgeois. « D’ailleurs, dit Condorcet, les habitations sont gouvernées par des procureurs, espèces d’hommes qui vont chercher la fortune hors de l’Europe, ou parce que toutes les voies honnêtes d’y trouver de l’emploi leur sont fermées, ou parce que leur avidité insatiable n’a pas pu se contenter d’une fortune bornée. C’est donc à la lie de nations déjà très corrompues, que les nègres sont abandonnés » (Réflexions sur l’esclavage des nègres, Ch. XII.). Ce sont donc presque tous des gens quelque peu lettrés – qui savent lire et écrire - et de moralité douteuse qui avaient la gérance des plantations des colonies. Et parce que « moins le Blanc est intelligent, plus le Noir lui paraît bête » (André Gide, Voyage au Congo), il fallait s’attendre à ce que la volonté de puissance du colon soit plus aiguë et déraisonnable que chez le négrier-financier de la métropole. A cela, il faut ajouter le fait que jusqu’au XVIIIe siècle, les colons étaient presque partout minoritaires par rapport à la population servile et étaient donc animés d’un profond sentiment d’insécurité permanente. Et ce sentiment justifie la présence de deux autres catégories de la population européenne largement illettrée et inculte : les soldats des royaumes et les milices des planteurs. En effet, on ne peut passer sous silence la présence des militaires que les royaumes destinaient à la protection de leurs colonies à la fois contre les autres puissances et et aussi pour réprimer les éventuelles rébellions serviles. Enfin, « la surveillance du territoire et la poursuite des marrons (esclaves fugitifs) exigent la mobilisation coûteuse de milices de Blancs » (Aline Helg – Plus jamais esclaves, éd. La découverte, 2016) à la solde des colons.

          Sur les gravures que les artistes européens ont léguées à la postérité, on constate que ce sont presque toujours des esclaves noirs qui sont chargés d’infliger les supplices à l’esclave à punir. Cette popularisation de l’esclave bourreau à un objectif clair : montrer la sauvagerie de l’homme noir. Et pourtant, les nombreuses plaintes enregistrées dans les colonies visent les maîtres blancs et leurs milices blanches dont les fameux chasseurs d’esclaves marrons. Ces bourreaux blancs, presque absents dans l’iconographie de l’esclavage, sont omniprésent dans les récits des voyageurs et les comptes rendus des tribunaux.

                                              L’éducation à la violence

          Mais une chose est indéniable : partout dans les colonies, la proximité des Blancs avec les Noirs était permanente puisque les domestiques étaient quotidiennement sous les toits de leurs maîtres. Ainsi, depuis la naissance de l’enfant blanc jusqu’à son adolescence, et souvent même jusqu’à son mariage – pour les filles – une personne noire était attachée à son service. Si la domestique noire avait un enfant, celui-ci était élevé en compagnie de l’enfant blanc et lui servait de compagnon ou de compagne de jeu en grandissant. De nombreux écrivains ont fait de cette intimité des enfants blancs et noirs grandissant ensemble dans un cadre colonial un sujet de roman. Nous pouvons citer Philida d’André Brink, Les montagnes bleues de Philippe Vidal, et Un autre tambour de William Melvin Kelley. Il est à remarquer que ces amitiés d’enfance se sont presque toujours mal terminées. Et cela n’est pas étonnant parce que partout minoritaires, les Blancs tenaient à la perpétuation de leur pouvoir et donc à l’esprit sécuritaire qui les animait ainsi qu’aux techniques de leur domination sur les Noirs.

          Dans ses Réflexions sur l’esclavage des nègres, publié en 1781 sous le pseudonyme de Joachim Schwartz – un soi-disant pasteur biennois (Suisse) – Condorcet explique de façon très claire l’état d’esprit des colons qui dirigeait l’éducation des filles, des garçons, et même des épouses : « Souvent les nègres sont mis à la torture en présence des femmes et des filles des colons, qui assistent paisiblement à ce spectacle, pour se former dans l’art de faire valoir les habitations (les plantations) ». Et il ajoute : « la jeune Américaine assiste à ces supplices ; elle y préside quelquefois : on veut l’accoutumer de bonne heure à entendre sans frémir les hurlements des malheureux : on semble craindre qu’un jour sa pitié ne tente de désarmer le coeur de son époux ». Comme l’assure Jean-Paul Doguet dans son étude critique de cette œuvre de l’auteur, c’était effectivement un usage attesté chez les planteurs de faire assister épouses et enfants aux supplices d’esclaves, pour se prémunir du danger que représenterait une certaine sensibilité féminine et enfantine. Donc « les Blancs se permettent de tuer les marrons, comme on tue des bêtes fauves. […] Plus d’une fois on en a fait brûler dans des fours. […] Ces actions infâmes ne les déshonorent point entre eux, ils osent les avouer, ils s’en vantent, et ils reviennent tranquillement en Europe parler d’humanité, d’honneur et de vertu ». Cette absence de scrupule à donner publiquement la mort aux Noirs devant femmes et enfants s’exprimera par des photographies que les familles blanches échangeront à travers l’Europe du milieu du XIXe siècle jusque dans les années 1950.

          Il y a un aspect de cette éducation coloniale qui, apparu tardivement, mérite de retenir l’attention de toutes les familles de ce XXIe siècle : la relation entre l’enfant colon et sa poupée. Bien sûr, jouer à la poupée fait partie de toutes les cultures humaines. Il est seulement à noter qu’entre le XVIe et le milieu du XIXe siècles, les enfants noirs n’ont jamais connu cette complicité avec cet objet qu’on humanise au gré de son imagination ; l’une des spécificités de l’esclavage des Noirs dans les Amériques étant l’absence de cellule familiale sur une longue durée – particulièrement dans les colonies françaises, anglaises et hollandaises où le rachat de la liberté est chose exceptionnelle. Seuls des esclaves des colonies portugaises et espagnoles ainsi que les marrons ayant fui cette condition ont pu jouir d’une vie de famille devenue un privilège aux yeux des colons européens des Amériques. On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que c’est seulement au milieu du XIXe siècle – vers 1848 – que sont apparues les premières poupées noires. Et elles ne seront fabriquées en série qu’à la fin des années 1960. Quant à l’enfant du colon, ont peut aisément croire qu’il a toujours tenu une poupée dans ses bras ; poupée souvent fabriquée par des domestiques noires. Mais voilà qu’au XIXe siècle, apparaît dans les sociétés d’Amérique du Nord une pratique qui vient compléter l’éducation de l’enfant colon.

          On note en effet que dans cette Amérique où le racisme et la ségrégation ont été longtemps érigés en principe social, au XIXe et au XXe siècles, les Blancs avaient coutume d’offrir à leurs enfants des poupées noires afin qu’ils apprennent à « les mutiler, les égorger, les couper entre les jambes, et aller jusqu’à les pendre ou les brûler » (Britt Bennett, Je ne sais pas quoi faire des gentils Blancs, édit. Autrement, 2018). Comme le disait si bien Bernstein, «l'amour et la violence n'étaient pas antinomiques, mais fréquemment interdépendants» (cité par Britt Bennett, idem). Cette pratique était même très vite devenue une mode et s'était diversifiée à travers tout le territoire américain : des poupées noires à abattre avec des balles de base-ball dans les foires, des effigies de bébés noirs servant d'appâts aux alligators, des publicités vantant les «poupées de chiffon Nigger» qui supportent bien la maltraitance.... Oui, il y a de la créativité dans la cruauté raciste !

          Il est donc clair que de même qu'à l'époque de l'esclavage les Blancs dressaient des chiens spécialement pour s'attaquer aux Noirs et les mettre à mort, de même au XIXe et au XXe siècles ils apprenaient à leurs enfants à mépriser les corps noirs afin de passer plus aisément à leur mutilation ou leur mise à mort. Raison pour laquelle n'importe quel Blanc qui tue un Noir dit toujours : « je croyais bien faire ».

          Quand de génération en génération on a été éduqué dans la haine du Noir, quand de génération en génération on a été éduqué à participer gaiement à des parties de chasse au nègre le dimanche après le culte, quand depuis l'enfance on a été éduqué à assister à des flagellations et à des pendaisons, quand on a appris à mutiler, égorger et pendre des poupées noires, à l'heure de la démocratie que fait-on de tout ce bagage culturel que l'on aimerait voir se perpétuer ? Eh bien, on s'engage dans la police pour accomplir légalement ce qui est interdit aux citoyens ordinaires. On comprend donc aisément, par exemple, que les partisans du Ku Klux Klan n'arborent plus des cagoules blanches coniques mais plutôt l'uniforme de la police pour poursuivre en toute impunité leur volonté d'éradiquer les Noirs du sol américain. Séduits par cette pratique de dissimulation, les suprématistes français semblent également avoir choisi cette voie pour s'exprimer impunément.

Raphaël ADJOBI         

28 janvier 2021

Le "premier-né" de Raphaël ADJOBI est un essai sur l'enseignement du français

               Le "premier-né" de Raphaël ADJOBI

Les impliqués 1

Les impliqués 2

 

                                 © Electre 2021 (réseau de librairies)

« Un essai sur l’importance de l’apprentissage de la langue française et comment l’Education nationale échoue à l’inculquer, nuisant ainsi aux valeurs culturelles que la langue véhicule et aux réflexions qu’elle permet. L’auteur insiste sur le rôle des enseignants, critique l’enseignement personnalisé et évoque le surdiagnostic de la dyslexie et de l’hyperactivité ».

                    Lire l'article de Liss kihindou : valetsdeslivres

17 janvier 2021

Un autre tambour (William Melvin Kelley)

                             Un autre tambour

                                   (William Melvin Kelley)

Un autre tambour - William Melvin Kelly

          Selon l’auteur, le titre du livre – Un autre tambour – fait référence à quelques vers d’un poème de l’Américain Henry David Thoreau disant « Quand un homme ne marche pas du même pas que ses compagnons, c’est peut-être parce qu’il entend battre un autre tambour » ; et les vers complétant cette pensée sont un encouragement à celui qui se trouve dans cette situation : « Qu’il accorde donc ses pas à la musique qu’il entend, quelle qu’en soit la mesure ou l’éloignement ». Le lecteur peut donc deviner à quoi il doit s’attendre s’il ajoute à ces vers le contenu de la quatrième de couverture précisant que dans ce livre « toute une population déserte une ville » après le geste d’un seul homme qualifié de fou. Aussi, plutôt que de donner ici une analyse de ce roman de William Melvin Kelley, nous nous limitons à dire tout simplement qu’il peut être dédié, avec beaucoup de reconnaissance, à deux catégories de personnes :

- A tous les Blancs qui, conscients de la différence de leur carnation, n’acceptent pas que les lois et autres mesures de l’État valident les injustices que soutiennent et revendiquent certains à l’égard de ceux qui n’ont pas leur couleur de peau. En effet, dans ce monde, nombreux sont les Blancs qui, devant les injustices, les humiliations, le refus de la prise en compte par l’Etat des spécificités des minorités visibles, se taisent, refusent de s’engager, ou parfois même poussent l’ignominie jusqu’à dire que les choses ont toujours été ainsi et que l’on ne peut rien y changer. Dans une société à majorité blanche, où femmes et hommes sont accrochés à leurs certitudes comme des moules à leur rocher, voir certains de cette communauté considérer les choses sous un autre angle et se dire « non, les choses ne peuvent pas continuer ainsi », cela mérite assurément un hommage appuyé. Car dans certains pays, ces Blancs sont « blacklistés », c’est-à-dire classés comme des traîtres de leur propre communauté.

- A ceux qui, continuellement exploités, humiliés et méprisés, décident un jour de briser la chaîne des injustices qui les frappent comme un sort éternel. Mais dans cette catégorie, il s’agit presque toujours d’un seul homme ou une seule femme osant poser le premier acte qui amorce le mouvement d’un autre, puis d’un autre encore jusqu’à ce que la chaîne brisée donne à la société un autre visage. Dans ce livre, c’est justement l’action incompréhensible – parce que brutale et inhabituelle – du premier modèle qui sert de fil conducteur au récit et tient le lecteur en haleine jusqu’au dénouement final. Ce modèle fait partie de ces héros qui permettent à d’autres personnes – Blanches ou Noires – de dire « sans votre acte de défi […], je n’aurais peut-être pas fait ce que j’ai fait » (Le feu des origines, Ch. V, Emmanuel Dongala), ou encore « Il s’est libéré : cela a été capital pour lui. Mais il m’a libéré aussi, d’une certaine manière » (propos d’un personnage blanc d’Un autre Tambour).

          Nous appuyant sur une conversation entre un jeune homme blanc d’ Un autre tambourdéçu par le jugement de sa mère sur les Noirs – et son père, nous disons ceci : à l’heure où Blancs et Noirs se côtoient quotidiennement dans les mêmes écoles et les mêmes universités, devant les propos méprisants et les choix injustes de certains adultes, il serait très agréable que les jeunes Blancs soient plus nombreux à dire à leurs parents « Je trouve assez injuste de votre part de m’envoyer à l’école fréquenter des Noirs, puis de me demander de rester un bon petit Blanc » avec des idées racistes. Et ce serait aussi très réjouissant d’entendre les parents répondre : « Tu as raison. Nous ne pouvons nous attendre à ce que tu sortes de l’école pareil à ce que tu as toujours été » parmi nous (p. 215 et 217). En effet, si l’école et la compagnie des autres ne nous changent pas, qu’est-ce qui peut faire grandir notre humanité ?

Raphaël ADJOBI

Titre : Un autre tambour, 283 pages.

Auteur : William Melvin Kelley

Editeur : Delcourt, 2019.

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13 janvier 2021

Trop de Raphaël ADJOBI en Côte d'Ivoire : une histoire d'usurpation d'identité (Raphaël ADJOBI)

               Trop de Raphaël ADJOBI en Côte d’Ivoire :

                      une histoire d’usurpation d’identité

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          Jusqu’à la fin des années 1990, Bonoua était une commune où presque tous les jeunes se connaissaient. J’étais indiscutablement le seul Raphaël ADJOBI connu dans cette ville. Donc normalement, il ne peut exister sur cette terre deux Raphaël ADJOBI né à Bonoua et ayant plus de 55 ans ! Mais chose extraordinaire, aujourd’hui, il y a une dizaine de Raphaël ADJOBI dans le monde ayant à peu près mon âge – au regard de leur physique repéré sur Internet (4 aux Etats-Unis !).

          De l’ethnie abouré, le nom ADJOBI est déjà rare. Cette ethnie peuple les villes de Bonoua et Bassam, et les villages de Moossou, Yahou, Adiaho, Ebra et Vitré. Tous mes amis qui ont fait leur scolarité à Bassam m’assurent n’avoir jamais connu un autre Raphaël ADJOBI. D’ailleurs, le prénom Raphaël était aussi très rare en Côte d’Ivoire, à mon époque. Mis à part l’ancien ambassadeur français Jacques Raphaël Leygues et un camarade de classe en sixième, durant toutes mes années passées en Côte d’Ivoire, jamais je n’ai rencontré et n’ai entendu parler d’un autre Raphaël. Comment est-il donc possible de trouver aujourd’hui une dizaine d’Ivoiriens s’appelant Raphaël ADJOBI et ayant à peu près mon âge ? C’est cette question sans réponse qui justifie ce billet. Mais j’ai des raisons personnelles de m’inquiéter et soupçonner certains d’usurpation d’identité.

          En 1978, après deux années d’études en France, je bénéficie d’un billet de vacances en Côte d’Ivoire. Je profite de l’occasion pour aller retirer l’original de mon diplôme de baccalauréat qui m’était exigé pour une inscription à l’université d’Abidjan. En effet, j’avais alors la ferme intention de poursuivre en Côte d’Ivoire mes études de lettres modernes que je menais en France parallèlement à celles de l’espagnol.

          Parce que je bénéficiais toujours de ma bourse pour mes études en espagnol en France, et aussi parce que la fin de validité de mon billet approchait, j’ai finalement pris la décision de rentrer en France ; mais sans prendre la peine d’aller retirer mon dossier d’inscription à l’université d’Abidjan. Depuis cette date, j’étais certain de trouver en Côte d’Ivoire plusieurs personnes – physiquement proche de mon âge - portant le même nom et le même prénom que moi. Le vol de diplôme ainsi que la falsification des actes de naissance sont choses courantes en Côte d’Ivoire (et dans un autre pays réputé que je ne nommerai pas). Et immanquablement, ce qui était attendu est arrivé.

          Retenez que si vous connaissez un autre Raphaël ADJOBI que moi né le 10 mai à Bonoua, c’est une preuve indubitable que c’est un usurpateur. (Cliquez sur ma photo pour m’écrire)

          Si vous connaissez un autre Raphaël ADJOBI ayant obtenu son baccalauréat en Côte d’Ivoire en 1976, c’est sûrement un usurpateur. (Cliquez sur ma photo pour m’écrire).

          Une chose est certaine, tous ceux qui ont changé de nom sont connus dans leur famille, dans leur village et parmi leurs connaissances. Changer de nom et prénom à l’âge adulte, cela ne peut pas se cacher trop longtemps. Les gens finissent par se poser des questions. Si vous volez un diplôme de baccalauréat, personne ne peut dire qu’il a été votre camarade de classe dans le primaire, au collège ou au lycée. Testez tous les Raphaël ADJOBI autour de vous et vous verrez. Commencez par leur demander leur date de naissance et l'année d'obtention de leur baccalauréat et vous verrez leur comportement. Il n'y a pas deux Raphaël ADJOBI ayant obtenu le bac en 1976 !  

          Mon parcours scolaire est le suivant : collège Voltaire - collège saint-Simon - Collège de Cocody - Lycée classique d'Abidjan. Si vous avez connu un camarade de classe qui s’appelait aussi Raphaël ADJOBI, dites-moi dans quel établissement et en quelle année. Merci. (Cliquez sur ma photo pour m’écrire). 

° Vous vous appelez aussi Raphaël ADJOBI, vous devez m'aider à éclaircir le problème. Vous avez le devoir de vous poser des questions.

Raphaël ADJOBI
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10 janvier 2021

Le feu des origines (Emmanuel Dongala)

                           Le feu des origines

                                             (Emmanuel Dongala)

Le feu des origine - Emmanuel Dongala

          N’est-il pas vrai que nous convenons tous, au regard de nos connaissances actuelles, que l’Afrique est le berceau de l’humanité ? Alors lire Le feu des origines c’est découvrir comment l’homme est apparu sur ce continent, comment il a évolué dans les premières sociétés jusqu’à sa rencontre avec son lointain descendant se disant Blanc. Pour réussir le récit de cette évolution de l’homme, Emmanuel Dongala prend à rebours l’annonce de la naissance divine de Jésus, conçu dans la virginité de Marie ! On assiste alors à un vrai chemin de croix du héros. Une belle fiction d’un pan de l’histoire de l’humanité qu’il convient de découvrir sous l’angle du regard d’un Africain pétri par les récits de sa terre natale.

          Au commencement des sociétés humaines, à l’image de Jésus, le héros du récit comprend – en cherchant la puissance qui se cache derrière les choses – que « pour construire, il faut détruire. […] et qu’ il faut souvent partir pour mieux revenir ». En effet, la personnalité de Mankunku bouscule les habitudes séculaires que son clan veut maintenir immuables quand bien même ces habitudes froissent terriblement certains individus. Pour lui, les choses sont claires : « entre préserver ce qui nous est commun et se soumettre aveuglément à des ancêtres morts, il y a quand même une grande marge ». Il choisira donc ce qui peut préserver et nourrir le présent plutôt que la soumissions au passé. Belle réflexion à méditer par les Français blancs accrochés à des certitudes et aux statues de quelques ancêtres comme des moules à leurs rochers.

          D’ailleurs, aucune société ne vit indéfiniment repliée sur elle-même. Un jour où l’autre, une jonction s’établit avec un peuple inconnu. Et c’est ce qui se produit quand des hommes rouges débarquent avec la ferme volonté de coloniser la terre du clan de Mankunku. Ces hommes recrutent des miliciens parmi les ethnies soumises et entreprennent d’étendre leur domination en terrorisant les populations pour obtenir d’elles une matière qui semble avoir une très grande valeur à leurs yeux : le caoutchou ! Parce que la vie de tout le monde était entièrement consacrée à la récolte de ce produit, les femmes n’avaient « plus le temps de cultiver le manioc, les arachides ou les ignames » nécessaires à l’alimentation de la famille. Partout, l’administration de l’étranger rouge n’avait qu’une solution à toutes les situations qui se présentaient : la force, la violence ! Bientôt, les étrangers apprennent au clan de Mankunku que tous font partie de leur pays appelé la mère patrie et qu’ils doivent aller la défendre. C’est ainsi que les populations africaines accompagneront les Français sous tous les cieux pour défendre leurs intérêts. Puis, un autre jour, on les couvrit de médailles et on leur annonça « l’indépendance ». Mankunku ne vit pas la différence. Il était alors temps pour lui de se demander ce qu’il pourrait attendre de cette Afrique dite traditionnelle qui semblait être une « société dont l’idéal était sa propre perpétuation ».

          Emmanuel Dongala signe ici un récit magnifique que les enseignants – et tous ceux qui veulent avoir une idée précise de la colonisation – doivent lire pour apprécier la magnifique démonstration de puissance de l’Européen sur le continent africain, grâce aux armes à feu. Mais il laisse aussi croire au lecteur que les Africains postcoloniaux – comme ceux d'avant la colonisation – sont condamnés à se battre contre certaines traditions qui les empêchent de prendre leur envol. En effet, ils sont obligés de se répéter que entre préserver ce qui leur est commun et se soumettre aveuglément à des pratiques qui bafouent la liberté de chacun de vivre avec qui il veut, il y a quand même une grande marge. Le feu des origines apparaît donc comme une histoire de l’humanité qui semble un éternel combat.

Raphaël ADJOBI

Titre  : Le feu des origines, 292 pages.

Auteur  : Emmanuel Dongala

Editeur : Actes Sud, 2018 (Première publication, 1987, Albin Michel).

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12 décembre 2020

Le matamorisme dans la police française

          Le matamorisme dans la police française

              (Thomas Legrand / France Inter – nov. 2020)

Le mot matamore vient de l’espagnol « matamoros » : littéralement « tueur de Maures », ces soldats noirs des armées arabes qui ont occupé l’Espagne durant huit siècles. Aujourd’hui, il est difficile de trouver sur Internet une définition en accord avec les représentations du passé qui montrent les Maures avec une peau noire à l’image de celle de Saint-Maurice.

La police française vrai visage

          Les modèles politiques de Gérard Darmanin, ce sont Clémenceau et Sarkozy qui, pense-t-il, ont assis leur autorité et leur popularité au ministère de l’intérieur en incarnant l’ordre. Mais l’ancien maire de Tourcoing a cru que le rétablissement de la sécurité c’était de complaire à toutes les demandes sociales et sécuritaires de la police. C’est en réalité avoir le pouvoir sur les policiers et ne pas se laisser influencer ni par leurs détracteurs ni par leur laudateurs systématiques.

          Comme le disait Clémenceau, « la guerre est une chose trop grave pour la confier à des militaires ». Cette maxime peut s’appliquer à Gérard Darmanin sous la forme suivante : « l’élaboration de la politique du maintien de l’ordre est une chose trop grave pour la confier à la seule police ». La police - c’est inhérent à sa fonction – proposera toujours l’escalade plutôt que la désescalade : plus de moyens, plus d’armements, plus de latitude. Avec Gérard Darmanin, Emmanuel Macron voulait un vrai politique à l’Intérieur. Mais à vouloir se servir de Beauvau (Ministère de l’Intérieur) pour asseoir sa propre autorité, Gérard Darmanin a laissé la logique policière prendre le pas sur le politique. Il croyait faire preuve d’autorité ; il a fait preuve de soumission envers la police. Et voilà qu’il est obligé, grâce à des images, de s’inquiéter des dérives de ceux sur qui il ne pèse plus. 

         

Robocop 2

          C’est vrai que lorsqu’il est arrivé au ministère de l’Intérieur, déjà les forces de l’ordre étaient dans un état d’esprit de surpuissance. Le macronisme ne disposant pas de parti politique ayant pied dans la société ni de lien avec des syndicats de salariés en mesure d’encadrer la colère sociale, ce sont donc les policiers, et eux seuls, qui ont sauvé l’exécutif et le coeur névralgique du pouvoir menacé physiquement au plus fort de la crise des gilets jaunes. Ils se sentent dès lors créditeurs et assez libres de leurs mouvements. Le ministre répète en permanence que c’est le corps le plus contrôlé ; mais il l’est avant tout par ses pairs et les condamnations sont rares, les dérapages violents : par exemple l’affaire du commissariat de police du XIXe arrondissement, l’affaire Théo, les mutilations par flash-ball, la technique de « ninçage », les fins de manif jamais contrôlées, les gardes à vue humiliantes. Tout s’est dégradé en matière de violences policières depuis des années. Eux-mêmes subissent les conséquences de cette escalade. 

         

Robocop

          Arrivant à Matignon, Jean Castex avait expliqué qu’il fallait se garder de tout matamorisme. Il avait expérimenté cette pratique qu’il nomme par ce mot imagé auprès de Nicolas Sarkozy. Coups de menton après promesse de Karcher, durcissement des peines après robocopisation des policiers, les courbes de l’insécurité ne se sont pas inversées. Et ce fut la défaite politique au bout ! Le matamorisme, disait Castex, vous revient toujours dans la figure. Il l’avait bien vu ; il ne l’a pourtant pas évité.

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26 novembre 2020

La monarchie républicaine française et la démocratie allemande (Jean-Marc Four / Raphaël ADJOBI)

              La monarchie républicaine française

                     et la démocratie allemande

                              (Jean-Marc Four)

France - Allemagne 3

le 24 novembre 2020, alors que le président Emmanuel Macron s’apprêtait à s’adresser aux Français pour leur annoncer les mesures qu’il a prises en vue d’un « déconfinement » échelonné, en Allemagne, la Chancelière Angela Merkel s’apprêtait le lendemain à réunir les patrons des 16 régions du pays pour discuter de la gestion du même problème. C’était l’occasion choisie par France Inter pour redire encore une fois combien ce que nous appelons en France une démocratie a tout du fonctionnement d’une monarchie. Voci le billet de Jean-Marc Four montrant qu’au-delà des résultats sanitaires qui témoignent d’une meilleure gestion de la crise du COVID-19 en Allemagne, avec trois fois moins de morts qu’en France, c’est bien le fonctionnement de deux systèmes politiques totalement opposés qui structurent les deux pays. Il nous convie à reconnaître qu’en France, nous avons une monarchie, alors que l’Allemagne a une démocratie.

Le billet de Jean-Marc Four

          « En Allemagne, le compromis et la consultation sont prioritaires. C’est une conséquence directe du fédéralisme. Ce qui explique la réunion des chefs de toutes les régions autour de la Chancelière, comme celle-ci le fait toutes les deux ou trois semaines, pour trouver des compromis sur les restrictions pour le mois de décembre. Là-bas, le système politique est horizontal : le pouvoir et les responsabilités sont partagés entre l’État central et les régions. Bien sûr, de temps à autres, cela crée des cacophonies. Mais ce fonctionnement a le mérite d’imposer la recherche d’un terrain d’entente ; le consensus est une vertu cardinale. En France, presqu’à l’inverse, le compromis est systématiquement soupçonné d’être entaché de collaboration ou de compromission ; on préfère les querelles, donc pas de compromis. Conséquence : le système est vertical ; les décisions tombent d’en haut. Cela saute aux yeux dans la gestion du virus. Un risque de penchant autoritaire est évident.

          En Allemagne, la question des libertés est centrale. Le mot revient à vingt-cinq reprises dans la Loi fondamentale - l’équivalent de notre Constitution. Et depuis le début du confinement en mars, le débat est permanent et transparent sur l’équilibre à trouver entre restrictions sanitaires et préservation des libertés. Les juges en sont les garants. Le pouvoir judiciaire allemand a été saisi à plus de 250 reprises sur les limitations liées au confinement. Et parfois les juges ont mis fin aux restrictions - en autorisant par exemple les réouvertures des bars à Berlin. On y réfléchit à trois fois avant de limiter les droits sans doute parce que, avec les dictatures nazie et communiste, on a déjà payé pour voir. La France, elle, gère la crise dans un conseil de défense qui n’est guère transparent. Conseil de défense ! Tout est dit. C’est la métaphore guerrière, présente depuis la première intervention de Macron. Et c’est logique parce que la cinquième République s’est bâtie sur un logiciel militaire en pleine guerre d’Algérie. L’arsenal répressif est donc toujours prêt à ressortir avec l’assentiment d’une grande partie de la population. On le voit aussi avec la loi sur la sécurité globale.

          La Presse allemande n’en revient pas. Pour elle, certaines mesures françaises sur le confinement, comme les autorisations de déplacement, relèvent d’un « Absurdistan autoritaire ». Cela nous oblige à regarder du côté du rôle du chef. Evidemment en Allemagne, la Chancelière rend des comptes devant le parlement, en toute transparence. Elle ne concentre pas tous les pouvoirs. En France tout est pyramidale ; c’est une monarchie républicaine : le chef de l’État doit décider de tout, tout le temps ! C’est la tradition bonapartiste revue et corrigée par le général de Gaulle avec l’instauration de l’élection du président au suffrage universel en 1962. Un principe du plébiscite dans les faits. Cela comporte d’ailleurs une part de risque, parce que le chef de l’État est seul en première ligne. On voit cela avec la gestion de la pandémie.

          […] Il s’agit ici de dresser un constat sur le fossé entre les deux sociétés. Là où les Français attendent un ordre venant d’en haut - « Restez confinés ! » - pour mieux obéir à cet ordre ou le contester, les Allemands, eux, décident collectivement - « Nous allons nous confiner ». C’est très différent. Il y a quelques jours, un journal allemand signait un article au vitriol sur la France. On y lit cette phrase : « En France, le sommet a toujours raison, même quand il se trompe ». Et il conclut : « Il est temps de faire une mise à jour démocratique ».

France Inter - 24 novembre 2020.

14 novembre 2020

Meurtres à Atlanta ou l'indiscutable talent de James Baldwin (Raphaël ADJOBI)

                            Meurtres à Atlanta

         ou l’indiscutable talent de James Baldwin 

Meurtres à Atlanta - James Baldwin

          En 2020, parce que l’indignation et la colère qui ont suivi la mise à mort de l’Américain George Floyd par un policier ont invité les Etats européens à s’interroger sur leur passé colonial et esclavagiste ainsi que le racisme qui en découle, tous ceux qui avaient jugé La prochaine fois le feu de James Baldwin une œuvre dépassée ont dû reconnaître – je l’espère – qu’ils avaient eu tort. Pour ma part, adhérant à ses analyses, j’affirme ici que tant que l’attribution d’une couleur aux êtres humains scellera le destin des peuples, la menace d’une confrontation persistera toujours au sein même des communautés nationales. Les meurtrières et humiliantes frictions en sont la preuve. Dans Meurtres à Atlanta, James Baldwin revient de manière indirecte sur « le gouffre terrifiant qui le sépare de son frère à la peau plus foncée » que l’Européen a installé en ce monde ; « cet abîme (qui) menace à chaque moment d’engloutir toute possibilité de vie consciente ou morale ».

          En juin 1981, Wayne Williams, un garçon noir de vingt-trois ans est arrêté à Atlanta pour le meurtre de deux hommes qualifiés de « demeurés » - sans doute parce qu’ils étaient alcooliques. Mais voilà : depuis vingt-deux mois, on a dénombré vingt-huit cadavres d’enfants noirs dans cette ville. La loi de « série » est donc vite établie entre les différents meurtres. Pour attribuer la totalité des cadavres à la seule volonté prédatrice de Wayne Williams, les enquêteurs et les juges assurent qu’il a pris les deux adultes pour des enfants du fait qu’ils étaient des « demeurés ». « Comment un homme inculpé de deux homicides peut-il être jugé légalement pour trente meurtres ? » Cette logique implacable permettant la condamnation d’un homme sans preuve est l’occasion pour James Baldwin d’analyser chacune des étapes du procès afin de nous dévoiler l’esprit et l’âme profonde de l’Amérique et dans une large mesure celle des Européens. Il analyse les sentiments des mères et des pères noirs, les sentiments des enfants noirs, des administrateurs noirs d’Atlanta face aux discours, aux résultats des enquêtes, aux comportements des membres du jury, à ceux des juges et des avocats, tout en gardant à l’esprit que « la situation des Noirs dans ce pays constitue à elle seule une condamnation à l’encontre de l’histoire juridique et morale de l’Amérique ». 

          Parmi la multitude de thèmes que la démarche adoptée par l’auteur lui permet d’aborder, nous retiendrons avant tout ce mal étrange appelé « la sorriness, une sorte de pitié de soi-même qui atteint particulièrement la communauté noire ». Une maladie transmise par les mères dont l’instinct – mû par le sentiment de fatalité qui les anime – est de protéger le mâle noir de la destruction suspendue en permanence sur sa tête dès sa naissance comme une épée de Damoclès. En effet, le système érigé par les Blancs semble n’avoir pour seul objectif que l’émasculation du Noir. Et les mères noires savent que « la virilité est le minimum en deçà duquel l’homme n’existe pas ». Elles considèrent donc le mâle noir comme un être fragile à protéger dans le système érigé pour le Blanc. Un passage du livre qui mérite d’être connu et sérieusement analysé. On y voit d’ailleurs un lien étroit avec ce que Olivia Gazalé appelle Le mythe de la virilité. Nous avions été également sensibles à l’édifiante comparaison que l’auteur établit entre la situation de la minorité noire américaine et celle des pays du tiers-monde dits émergents. Les uns et les autres n’existent que « comme source de capital pour les pays développés ». Selon James Baldwin, ils ne peuvent rien faire de l’argent que les Européens leur payent sinon acheter des marchandises européennes, participant ainsi à la création d’emplois en Europe. Quant aux Noirs qui comptent se sauver par la richesse, il leur demande de ne pas confondre richesse et aisance financière : « La richesse, dit-il, n’est pas le pouvoir d’acheter des marchandises mais le pouvoir de dicter les règles de ce marché magique – ou tout au moins de l’infléchir. [...] La richesse, c’est le pouvoir de faire sentir ses besoins aux autres et de les contraindre à les satisfaire ». Retenons aussi « l’intégration », cette invention européenne qui « a toujours été une voie à sens unique » puisque les Blancs n'ont jamais réussi à s'intégrer sur aucun continent étranger au leur. On peut croire avec James Baldwin qu’après avoir érigé leur droit coutumier en loi, c’est-à-dire en lui conférant le sceau de la légalité dans les pays où règne la diversité, l’invention de l’intégration permet aux Blancs d’avoir le droit de traiter les autres humains comme des bêtes de somme ou des chiens alors que ceux-ci ne demandent qu’à être reconnus et traités comme des humains par les institutions.

          Meurtres à Atlanta est indiscutablement un livre dont la richesse et la limpidité des idées séduisent. On ne peut que tomber en admiration devant l’analyse de certains pans de l’histoire européenne et de ses migrants, de la brève analyse de la déportation des Noirs dans les Amériques, du racisme et du sort des premiers Blancs anti-racistes aux Etats-Unis, de la religion, des valeurs des communautés… bref ! tous les éléments qui font que « un étranger à notre planète trouverait peut-être surprenant que les Noirs aient quand même réussi à survivre » dans ce pays. Mais ici, le ton de James Baldwin est calme et posé, comme constamment dominé par la sagesse. Et quand on lève le nez du livre, on a hâte de l’y remettre pour apprécier davantage certains passages.

Raphaël ADJOBI 

Titre : Meurtres à Atlanta, 181 pages.

Auteur : James Baldwin (1924 – 1984).

Editeur : Stock, 1985, 2020.

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