24 mars 2013
Côte d'Ivoire : le crime des médias français
Le crime des médias français
Depuis que l'ONG Amnesty International a publié son
rapport sur les presque deux années de gouvernance d'Alassane Ouattara,
quelques rares journaux français se sont permis des commentaires s'attirant les
foudres de leurs employeurs ou financiers. Mais avant cela, en février dernier,
le procès de Laurent Gbagbo à la Cour Pénale internationale à la Haye a mis en
évidence le mutisme criminel des médias français sur la réalité ivoirienne
pendant et après la crise postélectorale. On peut redire que les
journalistes (qui ne peuvent accuser que leur absence d'indépendance) sont les
premiers responsables de l'ignorance des Français sur l'implication de leur
pays dans les affaires africaines.
Lire l'article sur les pages politiques de Raphaël
26 février 2013
La circoncision, cette mutilation que l'on veut ignorer
La circoncision, cette mutilation
que l'on veut ignorer
Il est difficile d'imaginer la misère quand on ne l'a pas vécue. Voir des miséreux ou même panser leurs plaies ne suffit pas pour faire de vous une victime de la misère. Ce que vivent les femmes excisées, les sentiments qui les animent quotidiennement, nuit et jour, aucun homme, aucune femme non excisée ne peut le connaître et le peindre dans toute sa plénitude. Même à la femme excisée il manque souvent le mot juste pour peindre la dépossession de son être. Quant à l'homme circoncis, nul besoin de le plaindre. C'est du moins ce que l'on croit. Mais si personne n'ose parler de ce qu’il éprouve, c'est bien de sa faute. Parce que son orgueil lui interdit d'émettre des plaintes, il se mure dans le silence.
Puisque l'on parle si peu des sentiments du circoncis, penchons-nous ici sur son cas. Osons ce que l’on cache à la multitude. Osons l’indicible vérité sur le circoncis. Mais avant toute chose, il convient de distinguer celui qui a été circoncis dès l’enfance et celui qui l’a été adulte après avoir connu des relations sexuelles. Cette distinction est de la plus haute importance ; car le circoncis qui n’a jamais connu de relation sexuelle dans l’état d’incirconcis est incapable de juger de la différence entre les deux états. Un aveugle de naissance peut-il avoir le même jugement sur le monde visible que celui qui a perdu la vue adulte ? Un manchot de naissance a-t-il la même souffrance de l’absence de son bras que celui qui l’a perdu adulte dans quelque accident ? Je ne le crois pas. Je ne le crois absolument pas du simple fait que l’un porte la nature de son être alors que l’autre porte en lui le traumatisme de la perte de ce qu’il possédait et dont il avait pleinement conscience.
L’adulte circoncis se considère avant tout comme un mutilé, au moins durant les dix premières années. Tout adulte ayant connu une vie sexuelle avant d’être circoncis et qui viendrait à nier cela est un menteur ! En fouillant mon passé, je ne vois que deux personnes qui ont osé publiquement reconnaître dans la circoncision une mutilation semblable à l’excision. Dans les années soixante-dix, sur l’unique chaîne de télévision ivoirienne, répondant à la question d’un journaliste, l’ethnologue Niangoran Boa avait mis sur le même pied d’égalité la perte de la sensibilité de la femme excisée et celle de l’homme circoncis. Une dizaine d’années plus tard, c’est un cousin qui, au cours d’une discussion entre amis, avoua regretter d’avoir choisi d’être circoncis. Me référant à ma propre expérience, j’osai un jour, lors d’une assemblée entre hommes, demander à mes amis pourquoi ils n’avaient pas prévenu les autres des graves conséquences de cette opération. Toute l’assemblée s’était alors fendue d’un éclat de rire. Personne ne répondit à ma question. On se taquina puis on se quitta. L’homme est orgueilleux. Sur sa vie intime, il n’aime guère reconnaître qu’il a eu tort.
Une mode née de l’imitation des musulmans
Quand on réfléchit bien, on se dit : « Comment ces jeunes gens pouvaient-ils reconnaître publiquement qu’ils avaient eu tort ? » Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, l’histoire de tous ces jeunes africains qui n’étaient pas nés dans la religion musulmane était partout la même ; à quelque chose près. Partout, ils entendaient clamer les bienfaits de la circoncision. En Côte d'Ivoire, ceux qui avaient osé subir cette opération s’en vantaient et usaient d’un terme bambara censé être péjoratif pour désigner ceux qui n’ont pas passé leur pénis par le tranchant de la lame : « Bracro » ; une déformation de « bilakoro » qui, selon Amadou Hampâté Bâ, signifie « laissé à vieillir », c’est-à-dire « en voie de maturité » (1). Ainsi donc pour les circoncis, les non-circoncis étaient des gens « en voie de maturité », des gens qui étaient encore dans l’enfance. Devant les moqueries de leurs amis, les jeunes gens couraient vers les infirmiers qui pratiquaient cette opération pour qu’ils les délivrassent du fardeau dont ils croyaient être chargés par la nature. C’est ainsi qu’en Afrique, dans les zones non musulmanes, de nombreux jeunes ont allègrement embrassé la mode de la circoncision.
Peu à peu, l’habitude s’est installée. Accédant au rang de père de famille, cette génération s’est empressée de faire circoncire ses enfants – presque toujours dès le berceau - pour leur éviter l'infamie. La pratique se généralisant, on prit soin de la justifier afin de la rendre nécessaire là où il lui manquait la force de la tradition musulmane. On se mit à vanter la propreté du pénis circoncis, à soutenir qu’il protégeait les femmes de certaines maladies comme le cancer du col de l’utérus et même du VIH.
Des maigres bénéfices de la circoncision
Pour ce qui est du bénéfice que les femmes tireraient de la circoncision, on peut dire que ceux qui y croient - médecin ou pas - sont dans le fantasme absolu tant que la démonstration de sa véracité ne sera pas faite et que l’ordre ne sera pas donné de les sauver en passant tous les pénis de la terre par la lame du rasoir. Quant à la propreté qu’assure la circoncision, elle est vraie. En tout cas, en Afrique, elle semble se justifier dans les zones sahéliennes et désertiques où les populations jouissent de peu d’eau et où la toilette se limite très souvent à de simples ablutions. Dans les zones de forêt où l’eau abonde et où les hommes et les femmes sont habitués à la douche quotidienne, la circoncision ne s’impose pas comme une pratique hygiénique. C’est une mode imbécile qui l’a imposée. S’il est vrai que l’argument hygiénique reste le seul valable pour la circoncision, il est également vrai que celui qui a conscience de la nécessité d’une hygiène quotidienne de son sexe et s’y plie n’a pas besoin de recourir à la circoncision. Cela laisse croire que tous les hommes de la terre gagneraient à veiller quotidiennement à la propreté de leur sexe. Cette recommandation s’adresse aussi aux femmes, même si l’excision n’a pas les vertus hygiéniques que l’on reconnaît à la circoncision. En tout cas, pour accoutumer les garçons à l’hygiène de leur sexe, dans certains hôpitaux, on conseille aux mères de commencer très tôt à libérer le gland du prépuce afin de laver l’un et l’autre lors de la toilette de l'enfant. Leçon à retenir par toutes les familles.
S'il est vrai que l'homme ne tire aucun bénéfice de la femme excisée qu'il trouve d'ailleurs moins expressive au lit, la femme de son côté n’éprouve pas plus de plaisir avec un circoncis qu’avec un incirconcis. Mais il est également certain que la sensibilité du gland étant plus faible, l’homme qui éjacule précocement voit ce phénomène diminuer considérablement une fois circoncis. Ce n’est pas pour autant qu’il faut conseiller la circoncision aux éjaculateurs précoces.
L’adulte nouvellement circoncis a besoin de beaucoup de temps pour retrouver un plaisir sexuel proche de son premier état. Une dizaine d’années lui sont nécessaires pour développer pleinement des sensations palliant l’insensibilité du gland. C’est comme celui qui a perdu un membre et qui développe une capacité ou une habilité nouvelle compensatrice. L’expérience laisse penser que le plaisir devient plus cérébral que « sensitif », intérieur qu’extérieur. Il faut dire que le gland ayant perdu ses propriétés sensitives externes au point de se frotter sans blessure aux sous-vêtements ou à tout autre corps extérieur, l’esprit cherche à lire le plaisir ailleurs que dans son frottement contre la paroi vaginale. Il paraît qu’il y a un médecin qui, dans son galimatias médical, affirme que ce n’est pas la sensibilité du gland que perd le circoncis mais son hypersensibilité ; apparemment, il est le seul à ne pas se rendre compte qu’il y a forcément perte de quelque chose.
Certes, le circoncis ne voit pas son orgasme altéré par son nouvel état. Ce qui change radicalement chez lui, c’est que le gland qui avait la sensibilité d'une plaie que l'on pouvait couvrir et découvrir devient comme une peau ordinaire supportant le frottement aux corps extérieurs et aux caresses. Or, la sensibilité aux caresses fait partie du plaisir sexuel. Le gland étant devenu insensible, le sexe du circoncis n’est plus sensible aux caresses que dans sa partie haute encore recouverte par la peau. Tel est l’état réel du circoncis, qu’il le soit depuis l’enfance ou pas. Aussi comme la femme excisée qui ne tire aucun plaisir de l’excitation du clitoris qu’elle n’a plus mais du seul frottement vaginal, l’homme circoncis ne tire pas du plaisir dans la caresse de son gland mais du désir d’atteindre l’orgasme.
L'excision et la circoncision contre l'autosexualité
De toute évidence, il semble que la circoncision comme l'excision ont été inventées par l'homme pour lutter contre l'autosexualité – communément appelée masturbation - qui aurait été jugée à certaines époques comme nuisible ou contraire à la morale. Dans cette vision des choses, les hommes s'en sont pris aux femmes pour s'assurer leur fidélité et aux jeunes gens afin de les empêcher de gaspiller dans la solitude leur semence devant être réservée à la production d'une grande progéniture. Car outre le gland dont la sensibilité ou l'hypersensibilité procure un grand plaisir en se frottant à la paroi vaginale, le pétrissage ou la trituration du prépuce est un geste très agréable qu'ignorent les circoncis. On connaît aujourd’hui la peur de l’Angleterre victorienne pour la dégénérescence mentale. A la fin du XIXe siècle, elle a promu la circoncision pour prévenir la masturbation qu’elle redoutait pour la santé physique et surtout mentale.
La description même du prépuce et du gland du non circoncis suffit pour faire comprendre aux partisans de la circoncision le bénéfice dont jouissent ceux qui demeurent dans l'état naturel des choses. Une leçon d'anatomie simple montre que la vision de ceux qui affirment que le prépuce n'est pas un organe mais « un repli de peau inutile et antihygiénique » ne peut tenir ; et cela pour deux raisons :
« Tout d'abord, le prépuce est une lèvre avec une fonction similaire à celle des autres lèvres du corps (paupières, lèvres de la bouche, de la vulve, narines, anus) : celle de frontière entre l'intérieur et l'extérieur. La grande caractéristique des lèvres est d'avoir une double face : peau d'un côté, muqueuse de l'autre. L'extérieur protège l'intérieur du frottement et de la dessiccation (dessèchement). Elles sont aussi particulièrement fournies en terminaisons nerveuses de toucher fin. Ensuite, comme le clitoris, le prépuce a une innervation érogène particulièrement dense, renforcée par l'innervation de toucher fin. Aussi, l'enroulement et le déroulement de ce store à double face permettent, outre un nettoyage facile, une stimulation particulièrement agréable à la fois de lui-même et du gland. Puisqu'il peut être supprimé sans empêcher la reproduction, le prépuce, comme le clitoris, n'est pas un organe génital. C'est néanmoins l'organe spécifique de l'autosexualité masculine » (2) ; en d’autres termes, un organe du plaisir.
(1) Préface de Textes sacrés d’Afrique noire choisis et présentés par Germaine DIETERLEN, Gallimard 2011.
(2) extrait d'un article de "Psychologie.com".
Raphaël ADJOBI
04 février 2013
Django unchained ou quand Tarantino revisite l'esclavage aux Etats-Unis
Django unchained
ou quand
Tarantino revisite l'esclavage aux Etats-Unis
"Django unchained" est un film absolument singulier. Sur un air de western pour amuser la galerie, ce film séduit par la profondeur du discours de ses protagonistes et par certaines images qui vous jettent la réalité de l'histoire à la face.
Libéré par un chasseur de prime parce qu'il pouvait l'aider à retrouver trois personnes qui étaient sur sa liste, Django (Jamie Foxx) se retrouve bientôt spectateur des us de l'Amérique blanche régnante. Quentin Tarantino semble, par ce film, mettre le nez du spectateur dans une réalité historique à graver à jamais dans les mémoires. L'aisance cynique des chasseurs de prime ainsi que la facilité des bandits à se transformer en hommes de loi ou riches propriétaires étonnent. Quant au Ku Klux klan, il préfère en rire qu'en pleurer. Ici, Les Etats-Unis apparaissent clairement comme un pays construit sur la violence et la loi du plus fort, du plus truand, du plus cynique.
En échange de ses services, le surprenant chasseur de prime (Christoph Waltz) propose à Django de l'aider à retrouver sa belle. C'est dans cette partie du film que Quentin Tarantino nous révèle sa qualité de grand conteur. Les rebondissements qui structurent le film sont simplement magnifiques ! Parodiant une légende allemande dans laquelle le héros fait preuve d'une audace extraordinaire pour sauver sa belle prisonnière d'un terrible dragon, il nous fait visiter l'Amérique esclavagiste. Il semble interroger le spectateur blanc sur le bien fondé de certaines pratiques barbares des colons. Peut-on comprendre, justifier et soutenir la vue des exécutions gratuites singulières dont ces gens se sont rendus coupables ? Quant aux Noirs, même victimes d'un système social construit sur leur force de travail, ils ne sont pas épargnés par la critique féroce et crue de Quentin Tarantino. En tout cas, pas certains dont l'excessive soumission au colon reçoit ici une magistrale satire par le discours du sadique propriétaire terrien incarné par Leonardo Di Caprio, effrayant d'intensité.
Il paraît que le film a été mal reçu par les Noirs américains. La violence de la vérité les aura-t-elle assommés ? Tant mieux. Le discours de Quentin Tarantino vise à réveiller tous les Noirs qui acceptent trop facilement d'être soumis, tous ceux qui se disent "Mon Blanc est bon". Qu'en pensera le public africain ? Certains pourraient y voir un appel à la révolte, tant bon nombre de leurs dirigeants ressemblent au personnage du valet béni-oui-oui excellemment joué par Samuel L. Jackson.
D'une façon générale, la violence est omniprésente dans cette peinture de la société américaine du XIX e siècle. Cependant, l'humour et la dérision choisis par son auteur rendent les éclaboussures de sang supportables et parfois même presque drôles. Pour Quentin Tarantino, Django libéré des chaînes de l'esclavage doit être en mesure de se donner les moyens de briser tous les obstacles pour libérer l'amour de son coeur. Django doit être capable de mettre sa liberté au service de la Liberté et même être capable de pulvériser les marques d'une domination qu'il juge injuste.
Raphaël ADJOBI
° P.S. : Que ceux qui douteraient de la bonne foi de Quentin Tarantino lisent l'entretien qu'il a accordé à Télérama (n° 3288 du 19 au 25 janvier 2013). Ils apprécieront ses sentiments sur l'esclavage et comprendront mieux la dureté des discours du film.
15 janvier 2013
Corps et âme (Franck Conroy)
Corps et âme
(Frank Conroy)
Surprenant et envoûtant grâce aux nombreux rebondissements, ce roman est de ceux que l'on peut hisser fièrement au nombre des meilleurs sans risquer la contestation. Frank Conroy a réussi ici une peinture sociale et humaine d'une très grande intensité.
Quotidiennement, quand sa mère partait travailler avec son taxi, c'est enfermé à clef dans leur appartement situé au sous-sol que Claude Rawlings passait les heures des longues journées de son enfance. En cherchant à découvrir le secret du vieux piano désaccordé placé dans un coin de sa chambre, il va se découvrir une passion extraordinaire qui ne le lâchera plus et qui le mènera à une succession de rencontres qui seront autant de portes sur le monde merveilleux de la musique.
Quand, à quinze ans, son talent de jeune musicien prodige l'introduit dans le monde des artistes de renommée et lui ouvre les portes de la haute société et des grandes manifestions new-yorkaises, l'aventure ne se remplit pas seulement de notes musicales mais aussi d'aspiration à l'amour. Mais, à l'exception de Weisfeld, le marchand de musique de son quartier qui l'a découvert, « Nul ne savait que la musique avait sauvé Claude Rawlings. Que grâce à elle, il l'avait échappé belle ». Et que par conséquent, « Diplôme de Cadbury ou pas, sans musique il n'était rien ». Car Claude vient de nulle part ; enfant d'une femme pauvre qui refuse de lui révéler l'identité de son père, il semble n'être qu'un prodige aux pieds d'argile. Et si « les gens ne parlent pas de classe et de situation sociale comme ils le faisaient autrefois, cela ne signifie pas qu'ils les aient oubliées. »
Frank Conroy présente dans ce roman un personnage exempt de toute ambition débordante mais dont le talent permet d'évoluer dans le monde comme dans un conte merveilleux. Cette démarche lui permet de brosser des portraits absolument magnifiques des différents personnages auxquels le héros a affaire : Weisfeld son mentor, très attentif mais cachotier sur son passé, ses maîtres de musique fantasques et parfois théâtraux, Al, le grand Noir au grand cœur ; et surtout les femmes avec les secrets de leur vie amoureuse ou sexuelle dont les révélations seront comme la touche éblouissante d'un récit déjà très surprenant.
Mais ce roman est avant tout une fantastique plongée dans le monde de la musique. Les termes techniques, très nombreux, ne gênent nullement sa compréhension ; bien au contraire, ils nous révèlent la complexité de la construction de l'oeuvre musicale et le génie du personnage principal. Le roman nous découvre aussi la difficile expansion du jazz « censé être de la musique sauvage », la naissance du be-bop avec le saxophoniste Charlie Parker, et un zeste des mésaventures des musiciens noirs du milieu du XXè siècle comme Miles Davis. Il apparaît d'ailleurs que plus on avance dans le roman, plus la musique classique cède de la place au jazz tout en gardant la splendeur de ses concerts publics. En tout cas, Corps et âme est le roman de la musique fait pour mettre d'accord les techniciens de la musique et les amoureux des belles oeuvres littéraires bien construites.
Raphaël ADJOBI
Auteur : Frank Conroy
Titre : Corps et âme, 683 pages
Editeur : Gallimard, Collection Folio 2010 (1er dépôt, 2004)
02 janvier 2013
Petite histoire des colonies françaises (T.4 : La Françafrique) de Grégory Jarry et Otto T.
Petite histoire des colonies françaises
(Grégory Jarry & Otto T.)
Comme le livre, ce billet s'adresse à chaque Français en particulier. Aussi je vais reprendre à peu près les termes de son introduction pour m'adresser à vous. Comme tout Français normalement constitué, vous savez comme moi qu'en 1960 notre gouvernement a accordé l'indépendance à nos colonies d'Afrique. Et c'est sans doute avec un pincement au coeur que vous en parlez parfois ; mais au moins nous pouvons tous dire que maintenant les Africains sont maîtres de leur destin, et ce n'est pas de notre faute s'ils n'arrivent pas à se gouverner et s'ils crèvent de faim.
Nous sommes d'accord pour dire que nous n'avons plus rien à voir avec les problèmes de ces Africains incapables de tirer profit des aspects positifs de la colonisation après l’indépendance que nous leur avons accordée.
Cependant, voilà que Grégory Jarry et Otto T., deux individus sortis de je ne sais où, auteurs de ce manuel d'histoire qui s'inspire de la bande dessinée sans en être totalement une, nous interpellent en ces termes : « Réfléchissons deux secondes. Croyez-vous que notre président de l'époque, le général de Gaulle, ait pu lâcher notre empire colonial comme ça pouf, parce qu'un vent de liberté soufflait sur le monde ? » Et l'air désolé, ils se disent obligés de nous avouer comment, en 1958, de Gaulle a pu installer "une monarchie non héréditaire" (Pierre Mendès France) baptisée Ve République, permettant à partir des années 1960 de « confisquer le pouvoir aux peuples fraîchement émancipés. Et tout cela depuis le palais de l'Elysée, dans le plus grand secret, sans passer par l'Assemblée nationale, sans contrôle démocratique », grâce, au départ, au talent du fils d'une blanche créole guadeloupéenne : Jacques Foccart. Le colonialisme, il s’y connaît ; il est tombé dedans quand il était petit.
Cette démonstration faite, ils passent en revue - tantôt avec humour, tantôt avec une déconcertante brutalité - le pilotage de tous les conflits africains depuis l'Elysée avec les médias comme caisse de résonance ou de propagande. La guerre d'Algérie tout d'abord, ensuite les élections au Gabon avec Léon M'ba et son successeur Omar Bongo, la mort de Barthélémy Boganda, le premier président centrafricain, et l'installation au pouvoir de Jean Bedel Bokassa, la guerre au Biafra, et le premier président du Togo, Sylvanus Olympio, qui donna du fil à retordre à la France. Le génocide rwandais, le Burkina avec la mort de Sankara et l'avènement au pouvoir de son bourreau Blaise Compaoré, ainsi que le Congo de Patrice Lumumba et de son bourreau Mobutu ne sont pas oubliés. Bref, toute une série d'intrigues africaines menées de main de maître par les locataires de l'Elysée qui perpétuent une tradition gaullienne.
On imagine aisément les morts innombrables que toute cette manipulation des événements africains a causés. Aussi ce livre se termine sur une note d'espoir pour les Africains. L'espoir qu'un jour, les grands manipulateurs et leur cellule élyséenne pourraient être « inculpés de corruption et de détournement de fonds, de soutien à des dictatures totalitaires, d'organisations de coup d'Etat ayant conduit à l'assassinat de présidents démocratiquement élus, de complicité de génocide, tout cela avec préméditation et abus de pouvoir. »
Franchement, tout Français normalement constitué doit-il être reconnaissant à ces deux auteurs de nous ouvrir les grilles opaques du "domaine réservé" du président de la république que sont les affaires étrangères et plus particulièrement les affaires africaines ? Ne commettent-ils pas là un crime de lèse-majesté en offrant à chaque citoyen le droit de savoir et de juger ce que le président fait dans son "domaine réservé" de notre république démocratique ? Pour nous convaincre de leur sérieux, ils nous démontrent à la fin du livre que leurs propos sont basés sur une riche bibliographie faite d'auteurs de grande renommée. Ou bien vous lisez ce livre pour être assuré de ne pas dire d'ânerie sur l'Afrique, ou bien vous ne le lisez pas et vous vous interdisez tout commentaire sur les événements africains. Dans les deux cas, vous évitez de paraître bête. A vous de choisir !
Raphaël ADJOBI
Titre : Petite histoire des colonies françaises (Tome 4 : La Françafrique)
Auteur : Grégory Jarry & Otto T.
Editeur : Editions FLBLB, 2011, prix 13 euros
22 décembre 2012
Tribulations d'un précaire (Iain Levison)
Tribulations d'un précaire
(de Iain Levison)
Depuis cinq ou six ans, en France, le discours politique relatif au monde du travail tourne autour de deux termes qui nous sont devenus familiers : la flexibilité et la mobilité. A vrai dire, alors qu'ils rythment la réalité quotidienne des Américains et des Anglais, rares sont les Français qui savent exactement ce qu'ils recouvrent. Quand vous aurez lu ce livre, la flexibilité et la mobilité professionnelles auront un sens concret pour vous ; et vous pourrez enfin donner votre avis sur l'avenir économique et social d'une France qui aura ces deux facteurs comme moteurs d'action.
N'importe quel lecteur sera écoeuré par les techniques que les entreprises mettent en œuvre afin que la mobilité des travailleurs ne soit que tout bénéfice pour elles. Pour que l'économie du pays soit forte, il faut que les entreprises fonctionnent sans contrainte liée au personnel. Il faut donc que l'arrivée (l'embauche) et le départ (le licenciement) de l'employé ne génèrent que des bénéfices et non des charges. En d'autres termes, il est absolument nécessaire de pouvoir se séparer de l'employé avant d'entrer dans l'engrenage de ses droits. Car pour les patrons, là où commencent les droits de l'employé s'arrêtent les intérêts de l'entreprise.
Et pour que cette politique économique soit réalisable, les patrons ont deux armes essentielles : le temps partiel qui oblige à avoir plusieurs emplois en même temps, et le contrat à durée déterminée qui vous oblige à faire du zèle, à travailler comme un fou avec l'espoir de le transformer en contrat définitif alors que le patron sait bien que vous garder signifierait pour lui des charges ou des procès dans le cas où il ne voudrait plus de vous. Voilà comment la société condamne des milliers de gens à une vie précaire. Et comme avoir son appartement, sa voiture avec l'assurance, sa télévision à écran plat avec le câble, est devenu une nécessité, tout précaire pourra se demander avec l'auteur "quel est l'emploi qui à lui seul peut apporter à un individu un mode de vie confortable ?" Pourtant, on ne manquera pas de vous dire que c'est bien votre faute si vous ne gagnez pas assez pour vous assurer le confort et l'assurance médicale.
Au regard des tribulations de l'auteur (licencié ès lettres) qui accumule les boulots sans avoir le temps de se reposer et passe d'une contrée de son pays à l'autre jusqu'à devenir pêcheur en Alaska - et tout cela sans jamais obtenir la couverture médicale toujours promise et toujours espérée - le lecteur français se dira que nous avons au moins la chance d'avoir la sécurité sociale chez nous. Malheureusement, nous savons tous qu'il est question de réduire les charges de notre sécurité sociale et la protection qu'elle procure au seul motif qu'elle coûte chère. On oublie que derrière ce discours, les assurances privées attendent comme des vautours pour nous manger la chair sur le dos.
En lisant Iain Levison, le lecteur français s'imaginera aisément que la perte de la couverture sanitaire - plus de sécurité sociale - jointe à la flexibilité et à la mobilité, le mettrait exactement dans la même situation que l'auteur. Une situation due au fonctionnement d'un système économique dont ce livre est une peinture à la fois magnifique et effrayante. Quarante-deux emplois en six Etats différents en dix ans, est-ce encore une vie ? L'amie qui m'a conseillé Tribulation d'un précaire m'avait dit : « Je sais que le sujet ne fait pas partie de tes thèmes habituels. Mais lis ce livre ; je suis sûre qu'il te plaira ». A mon tour, je vous dis : lisez-le ; il vous plaira assurément.
Raphaël ADJOBI
Titre : Tribulations d'un précaire
Auteur : Iain Levison
Editeur : Editions Liana Levi, 2002 (traduct. franç.)
17 décembre 2012
Les tueries par arme à feu : l'Amérique récolte ce qu'elle a semé
Les tueries par arme à feu :
L'Amérique récolte ce qu'elle a semé
« De 7 à 17 ans, les fusils Daisy feront de vos Noëls des moments inoubliables », clame une publicité américaine pas très ancienne. Mais, en cette année 2012, il est certain que la dinde de Noël aura un goût de chair humaine dans de nombreuses demeures du pays de l'oncle Sam.
« L'Amérique pleure ses enfants et se demande "pourquoi ?" » C'est ce que l'on lit et entend çà et là. L'Amérique chercherait-elle vraiment à comprendre ce qui lui arrive ? Absolument pas. On ne peut nullement croire à ces interrogations de circonstance.
En juillet dernier, après la fusillade qui a suivi la première du film Batman à Aurora, dans une banlieue de Denver, et qui a fait 12 morts et 58 blessés, nous avons eu droit aux mêmes questions et aux mêmes lamentations. Cette fois, à une semaine de Noël, ce sont 20 enfants et 6 adultes qui sont les victimes d'un jeune de 20 ans, à Newtown, dans le Connecticut au nord de New York. Mais quand tout le monde aura essuyé ses larmes, chaque Américain défendra avec force et vigueur la liberté de se protéger des autres citoyens. Et cette liberté passe par le droit de disposer d'une arme à feu ! C'est un droit auquel de nombreux Américains tiennent comme à la prunelle de leurs yeux.
Ce qui arrive à l'Amérique aujourd'hui n'est rien d'autre que la conséquence de la construction d'une très vieille tradition, d'une très vieille culture. Pour bien la comprendre, il faut aller au-delà des lobbies des armes qui n'ont fait que tirer profit d'une volonté politique longtemps considérée comme le moteur de la construction d'une Amérique blanche et forte. Il faut remonter à la conquête des terres de cette partie du monde contre les Indiens, puis passer par la traite négrière et enfin par la ségrégation raciale pour en saisir les racines profondes. Oui, c'est dans la volonté de construire une nation blanche et puissante contre les Indiens puis contre les Noirs qu'est née la culture des armes. Avant que chaque Américain ne puisse jouir de ce droit, il était exclusivement réservé aux seuls Blancs.
Il fallait chasser le sauvage indien, le tirer comme un bison ou le parquer dans des réserves afin de se faire de la place. Une fois ce travail réussi, il fallait prévenir les révoltes des esclaves noirs et se protéger de leurs petits larcins. N'oublions pas non plus la belle époque où on allait à la chasse au nègre après la messe du dimanche ! Pour accomplir tout cela, pour montrer la domination d'une race blanche et forte, sûre d'elle-même, le port d’une arme était évidemment nécessaire. D'où les belles publicités américaines dans lesquelles les armes à feu faisaient partie des cadeaux que l'on offrait à ses chers enfants non seulement pour leur faire plaisir mais encore pour leur apprendre à devenir des Américains forts sachant défendre leurs positions raciale et sociale. Tout un programme d'éducation !
Malheureusement, l'être humain à la mémoire courte. Quel journal de notoriété nationale ou internationale oserait porter cette explication sur la place publique maintenant que posséder une arme n'est plus réservé aux seuls Blancs ? On se contente de poser des questions et d'étaler sa grande affliction mais on n'est pas capable de dire la vérité pour ne pas jeter la pierre au passé de toute une nation. Que les Américains se disent qu'ils meurent par les armes parce que leurs ancêtres les ont condamnés à vivre l'arme à la main. Si réellement ils en souffrent, qu'ils aient l'audace d'interdire sa vente au public. Quand des citadins achètent librement des armes, ce n'est point pour chasser le pigeon.
° Les images sont extraites de l'excellent livre d'Annie Pastor, Les pubs que vous ne verrez plus jamais, édit. Hugo Desinge, sept. 2012.
Raphaël ADJOBI
26 novembre 2012
Laurent Gbagbo, démocrate avant Fillon et Copé
Un tract sur la toile pour réhabiliter Laurent Gbagbo
19 novembre 2012
Du cannibalisme
Du cannibalisme
Une mise au point s’impose dès lors que l’on entreprend de parler du cannibalisme. Il convient de balayer le préjugé qui fait de cette pratique une spécificité de l’Afrique, de l’Australie et des deux Amériques. Il faut l’affirmer tout net : c’est une pratique universelle ! A un moment ou à un autre, dans toutes les parties du monde – donc en Europe et ailleurs – les hommes ont été amenés à consommer de la chair humaine. Les guerres effroyables en Europe et les famines qui les ont accompagnées ont poussé les hommes, çà et là, à cette résolution. On peut croire aussi que dans de nombreuses contrées du monde ou de nombreuses civilisations, à des périodes de l'histoire humaine, cet usage a pu être un élément incontournable des rites mystiques.
Cela dit, si l’image des Africains cannibales a prospéré jusqu’à une époque récente, c'est bien dans l'histoire de ces peuples qu'il faut chercher l'explication. Aucun Blanc n’a vu des Africains tuer un être humain et le manger. Ce qui est par contre sûr, c’est que durant la traite atlantique, les négriers blancs nourrissaient les captifs noirs qu’ils transportaient vers le Nouveau Monde avec de la chair humaine. La raréfaction des vivres et les risques du voyage, écrit Lino Novas Calvo (Pedro Blanco, el negrero, 1933), obligeaient les cuisiniers à sacrifier des bien portants pour nourrir les autres captifs. Vous n’allez tout de même pas croire qu’ils nourrissaient quatre à cinq cents nègres avec du pain et du fromage pendant les quatre ou cinq semaines de traversée ? C’est clairement avec les récits des négriers que s’était propagée l’idée que les Noirs étaient des cannibales. Celle-ci a été ensuite entretenue grâce aux diverses expositions coloniales et les affiches vantant la passion des Noirs pour la chair humaine. Lors de ces expositions, on prenait soin de tenir certains Noirs dans des enclos pour bien faire croire au public blanc leur dangerosité.
Pour terminer, voici une information réjouissante : selon la revue Beaux Arts de septembre 2012, l'exposition "Exhibitions, l'invention du sauvage", projet emmené par le commissaire Lilian Thuram du 29 novembre 2011 au 3 juin 2012, fut l'exposition d'anthropologie la plus visitée depuis l'ouverture du musée du quai Branly. Durant les 152 jours d'exposition, il y eut 266 774 entrées ; soit 1755 entrées par jour. Beau succès donc pour ce projet !
Raphaël ADJOBI
10 octobre 2012
Congo (Eric Vuillard)
Congo
(Eric Vuillard)
Après le beau et très émouvant roman de Mario Vargas Llosa qui va certainement contribuer à populariser le grand dénonciateur des crimes de Léopold II au Congo que fut Roger Casement, voici un petit livre dans lequel Eric Vuillard ressuscite quelques figures des représentants des quatorze nations européennes qui ont orgueilleusement décidé du dépeçage de l’Afrique en 1884, à Berlin, et permis, par la même occasion, la tragédie congolaise.
L’auteur commence par nous plonger dans l’ambiance très aristocratique de cette réunion des Grands, et souligne d’un ton moqueur sa théâtralité. C’est d’ailleurs sur ce ton qu'il peint ensuite les représentants de la France, des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de la Belgique, de la Turquie,… et du maître de cérémonie, le chancelier allemand Bismarck. « On n’avait jamais vu ça. On n’avait jamais vu tant d’Etats essayer de se mettre d’accord sur une mauvaise action. » Si l’auteur se joue des personnages choisis, il reste très soucieux de la vérité sur leurs vies personnelles. Sans doute pour bien souligner l’insignifiance de ces êtres malgré le grand décor de théâtre, de « comédie », mis sur pied pour l’histoire.
L’auteur n’oublie pas non plus les acteurs de terrain comme Henry Morton Stanley qui viendra, devant les représentants des grandes puissances, défendre l’urgence du projet de Léopold II. D’ailleurs, précise Eric Vuillard, très vite la conférence a tourné autour du Congo. Nous découvrons aussi Fiévez, celui qui a eu l’idée géniale de faire couper des mains pour justifier le bon usage des balles. Il faut dire que les surveillants avaient tendance à tuer des animaux pour leur nourriture plutôt que de donner la chasse aux hommes qui abandonnaient la récolte du caoutchouc.
C’est un petit livre plaisant par son ton ironique et aussi très instructif parce que, outre le regard rapide jeté sur les intrigues des sociétés privées qui dominent le monde, nous avons enfin les portraits des décideurs, des instigateurs, de ceux à qui profite le crime ! Un livre écrit à la fois comme un roman historique et un essai, avec un zeste de poésie quand le ton semble une prière pleine d’interrogations lancées à la face du ciel.
Raphaël ADJOBI
Titre : Congo (Récit), 95 pages
Auteur : Eric Vuillard
Auteur : Actes Sud, mars 2012