Lectures, analyses et réflexions de Raphaël

Vous trouverez ici des comptes rendus de lectures livresques concernant essentiellement l'histoire des Noirs d'Afrique et celle des Afrodescendants des Amériques et d'Europe. Les actualités de la diaspora africaine ne sont pas oubliées.

25 février 2011

Black Rock (Amanda Smyth)

                                          Black Rock

                                   (Un roman d’Amanda Smyth)

           

Black_Rock_Amanda_Smyth            Trinité et Tobago ! Un nom qui évoque sans doute pour beaucoup des îles perdues quelque part dans l’océan Atlantique. « Quelque part » parce que rares sont ceux qui seraient capables de les situer de manière précise sur une carte. Ce premier roman d’Amanda Smyth invite le lecteur à prendre conscience de la dimension de la vie quotidienne dans cet univers étroit où tout semble se réaliser sous les yeux de tous, où les rêves semblent implacablement déboucher sur les réalités peu variées à moins qu’elles vous emportent vers les continents que chacun imagine aussi immenses que le ciel.

 

            Quel peut être l’avenir d’une jeune fille noire dans un pays aussi minuscule que Trinité et Tobago, situé à douze kilomètres au large du Venezuela ? Que peut espérer de l’avenir Célia, vivant dans la petite ville de Black Rock sur l’île de Tobago avec sa tante et ses deux cousines. Visiblement, le monde qui gravite autour d’elle semble ne rien promettre de bon.

 

            Violée au lendemain de ses seize ans, elle fuit vers l’autre île, Trinidad, où, à Fort of Spain (la capitale) elle trouve un emploi de domestique chez un médecin blanc qui, séduit par sa fraîcheur juvénile, en fait sa maîtresse. Visiblement, cette situation ne déplaît guère à Célia. Elle est même convaincue de vivre le grand amour. Mais bientôt, des circonstances défavorables viennent assombrir son horizon. Elle entreprend donc de se montrer plus volontaire contre les forces du mal qui se dressent contre sa passion. Dans sa juvénile et naïve conviction, la jeune Célia ne se doutait pas évoluer dans un monde d’adultes où ce genre de relation entre un homme blanc marié et une jeune domestique noire semble réglé comme du papier à musique.

 

            Ce livre nous permet de découvrir - en même temps que le personnage principal - que l’univers des jeunes filles de ces îles est bien borné et que leurs rêves s’agrippent invariablement à la bienveillance intéressée des blancs locaux et des marins américains. Quand on regarde avec attention les différentes expériences des membres de sa famille, on comprend avec elle que sur ces îles « tous les chemins ne mènent nulle part ». Heureusement qu’il y a la famille. Dans ses moments difficiles, à quelques kilomètres de là, les bontés d’une tante vivant dans une plantation laissent un moment espérer à Célia qu’elle sortira grandie de sa folle passion et peut-être même accéder à une vie meilleure.  

 

            Le charme de Black rock réside surtout dans la peinture sobre et chatoyante des villes de Trinidad et Tobago s’opposant aux drames des intérieurs des maisons. On a comme le sentiment que le soleil et les belles maisons bien entretenues constituent un manteau trompeur.  C’est dans les demeures que se jouent les destins des hommes. Aussi, la plus grande partie des scènes du livre sont des scènes d’intérieur. Mais il faut reconnaître que la peinture des nombreux ébats amoureux d’une jeune fille qui n’a que dix-neuf ans à la fin du roman peut donner au lecteur masculin d’un certain âge le sentiment d’être "un vieux qui lit des romans d’amour".

 

Raphaël ADJOBI

 

Titre : Black Rock (349 pages) ; traduit de l’anglais

          par Bruno Boudard.

Auteur : Amanda Smyth

Editeur : Phébus (Paris, 2010)

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14 février 2011

Côte d'Ivoire postélectorale : Eburnie maintenant !

                               Côte d'Ivoire postélectorale :

                                              Eburnie maintenant !

Eburnie_I_0003_crop            Quand il s'agit de l'Afrique, les démocrates ne sont pas ceux que l'on croit. Qui de Laurent Gbagbo et de Alassane Ouattara veut une résolution pacifique de la crise postélectorale en Côte d'Ivoire ? Le premier propose de recompter les voix, en d'autres termes ouvrir tout le dossier des élections afin de juger le vrai du faux. Le second « souhaite discuter seulement si Laurent Gbagbo reconnaît que le peuple ivoirien (l')a élu président » (entretien publié dans le Journal français La croix du jeudi 20 janvier 2011). Je laisse aux fins démocrates  le soin de juger du caractère pacifique de chacune des propositions.

            Comme le fait remarquer un ancien chef militaire français en Côte d'Ivoire, on ne peut se contenter des aboiements de la communauté internationale pour fixer le sort de ce pays. L'épisode irakien est dans toutes les mémoires ; les grandes puissances sont capables de fabriquer du faux avec la complicité de l'Onu. Il propose pour sa part de reprendre le deuxième tour des élections. Dans ce cas, je pense qu'il ne serait absolument pas sage de le faire sans une réunification préalable du pays et l'instauration de la loi républicaine de manière égale sur l'ensemble du territoire comme cela était prévu dans les accords de Ouagadougou. Car le fait d'avoir sauté cette étape explique les dérapages à l’origine de cette nouvelle crise. Cette dernière solution apparaît donc inenvisageable dans l'immédiat.        

            Dans le journal français La croix du 20 janvier 2011, à la question du journaliste lui demandant s'il pense vraiment que la Cedeao va passer des menaces à une action sur le terrain, Alassane Ouattara répond : « Tout est en train d'être mis en place. L'intervention militaire est déjà prévue, organisée. Elle sera programmée. J'ai parlé avec le président nigérian Goodluck Jonathan dimanche, il m'a assuré de sa détermination. C'est pour cela que les chefs d'état-major des pays de la Cedeao se sont réunis mardi à Bamako. Des arrangements sont en cours pour qu'ils aillent faire des reconnaissances à Bouaké, qui sera peut-être le centre de regroupement des soldats ».            

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            Que le monde entier le sache de manière très claire : si demain, par une force extérieure, Laurent Gbagbo venait à être renversé, ce serait contre la volonté des Ivoiriens qui lui ont donné le pouvoir contre le général Guéï en 2002 et lui ont confirmé leur attachement en s'opposant au coup d'état de la France en 2004 ; contre la volonté de ces Ivoiriens qui refusent de répondre aux appels au boycott d’Alassane Ouattara. Et soyez certains que leur  leçon de patriotisme sera extraordinaire. Ils ne permettront jamais à Alassane Ouattara de diriger la Côte d’Ivoire depuis le sud où vivent les 3/4 de la population du pays ! Après avoir menacé, la France a fini par dire au locataire de l’Hôtel du Golf qu’elle ne peut s’engager militairement aux côtés d’une partie de la Côte d’Ivoire contre l’autre partie. Elle a estimé que cette « sale besogne » revenait aux Africains eux-mêmes comme à l’époque de la traite négrière où ils allaient lier les mains et les pieds de leurs frères pour les livrer aux Européens. Quel pays africain aura l’audace de renouer avec l’histoire des traites négrières en prenant les armes contre la Côte d’Ivoire ? Quel pays africain se croira un idéal de démocratie au point de donner des leçons dans ce domaine aux institutions ivoiriennes ?

N'oubliez pas ceci : dans l'Afrique francophone, seuls les Ivoiriens du sud ont été capables de se dresser contre la France pour défendre un des leurs ! D'autre part, il ne faut pas oublier que la population de la Côte d'Ivoire est constituée de 40% d'étrangers essentiellement originaires des pays voisins comme le Burkina, le Mali, et d'autres pays plus lointains comme le Sénégal et le Nigéria. Où iront ces étrangers quand les Ivoiriens du sud seront attaqués par les pays de ceux qui vivent chez eux ? Inutile de vous faire un dessin. Avec beaucoup de sagesse, les soldats ghanéens se sont retirés de l'Onuci de Côte d'Ivoire refusant de jouer les négriers.

                        Les incohérences d’Alassane Ouattara

            Tout en traitant Laurent Gbagbo de « génocidaire » et de « dictateur », c'est dans le Sud qu'affluent les nordistes qui désertent la zone des rebelles. Personne ne veut vivre au Nord ; pas même Alassane Ouattara, Soro et les autres chefs rebelles qui envoient leurs enfants dans les écoles de Laurent Gbagbo parce qu'ils sont incapables d'en créer de correctes dans les zones qu'ils administrent.

            

            Malheureusement pour Alassane Ouattara, dans le Sud, il est chez son adversaire. Les foyers de populations nordistes à Abidjan ne représentent rien par rapport au reste des Ivoiriens favorables à Laurent Gbagbo.  Adjamé et Abobo dont vous parle sans cesse la presse européenne ne sont que des îlots insignifiants dans un océan de populations qui lui sont favorables. Les 54% des Ivoiriens qui auraient voté pour Alassane Ouattara n'existent nulle part ailleurs que dans les bulletins frauduleux et les calculs fallacieux. On comprend alors aisément pourquoi aucun de ses appels à la désobéissance n'a rencontré d'écho. Pourquoi ce que les seuls partisans de Laurent Gbagbo ont fait contre l'armée française en 2004, 54% d'Ivoiriens partisans d'Alassane Ouattara ne peuvent-ils le réaliser contre le pouvoir en place ? Ils ne le peuvent parce que la coquille est vide et parce que le chef du RDR est chez son adversaire !

                                              

            A vrai dire, en refusant d'ouvrir le dossier des élections pour juger du vrai du faux, Alassane Ouattara s'enferre dans l'impasse. Comment en sortir ? Il ne me reste qu'à lui poser une question ; à lui et à ses partisans : à quoi sert-il d'avoir confisqué la moitié du territoire national depuis huit ans ? Pour moi, il est temps de verser la question de la partition du pays dans le débat final. Au moment où de l’étranger on tente d’assécher les finances du pays par des mots d’ordre aux exportateurs de cacao et aux sociétés étrangères afin de pousser des militaires à la révolte, au moment où les états africains ont décidé de confier la clef du compte de la Côte d'Ivoire à la BCEAO à Alassane Ouattara pour lui permettre d'acheter les armes nécessaires à la reconquête du pouvoir - dans le cas où ils ne pourraient pas tenir la promesse qu'ils lui ont faite - une seule alternative s'impose : l'officialisation de la partition de la Côte d'Ivoire qui deviendrait donc définitive !

                                           Eburnie maintenant !

            On ne cesse d’accuser les Européens d’avoir tracé des frontières arbitraires séparant des peuples frères et associant des peuples qui n’ont rien en commun. Il est temps de reconnaître que l’on ne peut pas continuer à attacher les populations du Nord proches linguistiquement et culturellement des Burkinabés et des Maliens aux peuples de forêt que sont les Akan et les Krou. Cependant, il faut reconnaître qu'il y a des nordistes (au moins la moitié des Mandé et le quart des Gour) qui, avec le temps, ont développé en eux la fibre nationale ivoirienne et sont désormais convaincus de n'avoir rien de commun avec les peuples voisins du nord ni avec ceux qui font alliance avec eux. Il y en a même qui, comme notre "griot" national Balla Kéïta (ancien ministre d’Houphouët-Boigny) ont payé de leur vie le refus du chantage. Un Eburnéen, un vrai, qu'il soit du nord ou du sud, qu'il soit Akan, Krou, Mandé ou Gour, ne s'allie jamais avec l'étranger pour porter le fer dans le sein de sa mère. C'est à cette marque essentielle que l’on reconnaît les Eburnéens. C’est cette marque qui explique pourquoi, opposé à Houphouët-Boigny, Laurent Gbagbo n’a jamais pris les armes contre lui. Emprisonné par Alassane Ouattara, il n’a pas appelé l’étranger à l'aider à prendre les armes contre lui. Mais puisque ce dernier et ses rebelles ont tracé leur territoire depuis 2002, qu’ils la gardent et que l’on les laisse s’associer avec leurs semblables.

Enfin, au président Wade qui veut attaquer Eburnie, que l’on lui renvoie ses 500 000 Sénégalais et l’on verra bien si son pays sera capable de les absorber. A Compaoré qui joue les gros bras, qu’Eburnie lui renvoie ses 3 millions de Burkinabés et nous verrons s’il ne sera pas chassé du pouvoir par ses compatriotes renvoyés !

            On ne peut pas continuer à vivre avec des gens qui sont capables d’appeler des étrangers pour venir attaquer leur pays ; des gens qui saccagent des ambassades de leur pays à l'étranger ; des gens qui mettent le feu au Trésor public de leur pays pour empêcher le paiement des salaires des fonctionnaires. Les Eburnéens ne ressemblent pas à ces hommes là. Et pour ne pas leur faire la guerre, il vaut mieux ne pas chercher le même destin avec eux. Le Soudan s'est résolu à une partition pour un sud proche des populations noires et un nord proche des populations arabes. La vie des deux pays se fera désormais hors des limites coloniales souvent décriées. En Côte d'ivoire, cette séparation doit être sérieusement envisagée pour en finir avec les palabres interminables des esprits querelleurs.

            

Raphaël ADJOBI

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10 février 2011

Venus noire (un film d'Abdellatif Kechiche)

                              Venus noire

                                      (Un film d'Abdellatif Kechiche)

Venus_noire_I_0001            L'un des films qui, en France, a profondément marqué la fin de l'année 2010 est sans aucun conteste La venus noire d'Abdellatif Kechiche. Il retient l'attention tout d'abord par le fait qu'il se classe parmi les rares films historiques qui ne flattent pas la conscience européenne sur un sujet ayant une relation avec l'Afrique noire. Il retient ensuite l'attention par sa technicité : les gros plans et la répétition de la scène qui fait du personnage principal une bête que l'on n'apprécie que sortant d'une cage pour être livrée en pâture aux rires et quolibets du public, sous la direction autoritaire et humiliante d'un maître dompteur. Un spectacle dans lequel l'Europe du début du 19è siècle reconnaissait l'Afrique sauvage qui alimentait son imaginaire.

            

            La Venus noire est l'histoire de "La venus hottentote" - Saartjie Baartman, de son vrai nom - cette jeune Noire originaire de la colonie du Cap (région de l'actuelle Afrique du Sud) au postérieur sans doute atteint par quelque éléphantiasis qui, pour cette raison, au début du 19è siècle a été emmenée en Europe (en Angleterre puis en France) pour être exhibée dans les foires publiques comme l'on montrait les ours et autres animaux des contrées sauvages. Présentée comme une semi-sauvage, elle suscita aussi la curiosité des naturalistes français qui en firent un objet d'observation aussi bien de son vivant qu'après sa mort.

            La Cubaine Yamina Torres qui interprète le rôle de la Venus hottentote rayonne dans ce film dans la nature obscure de la femme humiliée qui tente de sauvegarder sa féminité tout en essayant de donner un sens au rôle qu'on lui inflige mais dans lequel elle voudrait se voir artiste. Pas simple. Et c'est ce caractère obscur de l'être dont on ne lit le mal être que dans sa pesante impassibilité qui a dérangé beaucoup de spectateurs quand il ne les a pas bouleversés. « La Venus dérangeante et bouleversante de Kechiche », titrait Le Monde (7 octobre 2010) ; « Cet obscur objet du martyre », notait Télérama (27 octobre 2010).

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            Que le spectateur blanc de ce début du 21è siècle éprouve un malaise à regarder les images d'un tel spectacle, je le comprends fort bien. Et je dis heureusement ! Mais pousser l'écoeurement jusqu'à conclure qu'en dénudant sa Venus de toute émotion et les autres personnages de toute compassion enlève tout humanisme au film et en fait même « une oeuvre hautaine [...], un miroir glauque dans lequel Abdellatif se regarde complaisamment haïr » comme le dit Cécile Mury dans Télérama, c'est faire au réalisateur un procès qui n'a pas lieu d'être. Pourquoi faut-il que certains Blancs voient toujours dans le miroir du passé qu'on leur tend et qui ne les flatte pas une haine à leur égard ? Il est malheureux de voir trop de gens incapables de regarder notre passé commun en face. Cette attitude est la cause des nombreuses falsifications de certains pans de notre histoire commune.

            Si l'on veut que nos descendants lisent de la compassion dans les récits des vies d'aujourd'hui, c'est maintenant qu'il nous faut montrer un coeur tendre et compatissant les uns à l'égard des autres. Quand on n'est pas capable de comprendre ceux qui vous entourent, on ne doit pas se permettre de chercher l'amour dans son passé.

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            Pour ma part, le jeu peu expansif du personnage de la Venus m'a semblé conforme au caractère des femmes africaines. Aussi, je rejoins l'avis de Samuel Douhair qui voit dans la diction presque atone et le regard dénué d'expression du personnage « une opacité délibérée (qui) est le plus bel hommage qu'Abdellatif Kechiche pouvait rendre à cette femme, opprimée par le regard des autres, jusque dans la mort. » (Télérama du 27 octobre 2010). En effet, comme le dit si bien Thomas Sotinel dans Le Monde du 27 octobre 2010, « Cette pornographie à alibi scientifique née autour des attributs physiques de la jeune femme (son sexe en particulier) peut-elle être montrée sans troubler ? » On peut même se permettre de lui reprendre cette autre question et la généraliser en la posant à tous ceux qui ont vu ou verront le film : « Suffit-il de voir et de s'indigner pour acquitter sa dette à l'égard de la victime ? » Nous transformer pour que ce qui nous indigne aujourd'hui ne se reproduise plus n'est-il pas ce que nous avons de mieux à faire ?

Raphaël ADJOBI

Film français d'Adellatif Kechiche et Ghalya Lacroix (2h39)

Avec : Yamina Torres, André Jacobs, Olivier Gourmet.

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16 janvier 2011

La couleur des sentiments (Kathryn Stockett)

                                 La couleur des sentiments

 

 

La_couleur_des_sentimts_crop            Je suis très reconnaissant à Pierre Girard, le traducteur de ce premier roman de Kathryn Stockett (The Help), pour ce titre accrocheur qui a immédiatement retenu mon attention. Ayant, pendant quelques années, côtoyé de près des collègues blancs entourés de leur valetaille noire à longueur de journée, je n'ai jamais cessé de me demander le type de sentiments que celle-ci nourrissait à l'égard de la relation qui la liait à ses maîtres et surtout aux enfants dont elle avait la charge quotidienne. D'autre part, parmi mes connaissances blanches personnelles, certains comportements des enfants nés et élevés en partie en Côte d'Ivoire par des domestiques noires ont suscité en moi bien des interrogations pour que La couleur des sentiments soit pour moi un titre très évocateur. La relation maîtres blancs et domestiques noires avec au milieu les enfants est en effet le sujet du livre.

 

            Au début des années soixante, dans la petite ville de Jackson dans le Mississipi, ce sont les négresses qui s'occupaient de la maison des Blancs. Entendez par là, la cuisine, le ménage, les enfants ; exactement comme dans les villes africaines au temps doré des coopérants blancs. En Amérique comme en Afrique, nous savons que dans cette relation de maîtresses blanches et de domestiques noires, les enfants des premières élevés par ces dernières finissent presque toujours par épouser les pensées de leurs parents et suivre leurs habitudes. Mais plus qu'ailleurs, dans les pays où le racisme est institutionnalisé, ceux-ci leur apprennent à tuer en eux tout sentiment d'amour à l'égard de la race de leurs nourrices en les avilissant sous leurs yeux et en leur enseignant à les mépriser. Mais il arrive qu'un jour, un des enfants dise « mais maman, c'est elle qui m'a élevé », devenant ainsi une excroissance, une « anomalie » de la société blanche. Voilà donc un livre qu’une Blanche issue de cette catégorie d’enfants écrit sur ce qui la dérange, « en particulier sur ce qui ne dérange qu'elle ».

 

            Pour ma part, malgré le lien étroit qui l’a liée à un moment de sa vie aux Noirs, j'ai tout de suite douté qu'une Blanche soit capable d'écrire un livre aussi vrai sur les sentiments des Noirs à l'égard des Blancs. Non, me disais-je, il n'est pas possible qu'une Blanche sache avec autant de précision les sentiments des Noirs ! J’ai la ferme conviction qu'à force de dire des mensonges sur les Noirs sans qu'ils aient leur mot à dire, ceux-ci ont pris depuis longtemps  l'habitude de ne jamais dire la vérité sur leur société. Ils préfèrent confier des mensonges aux Blancs afin de juger de l'usage qu'ils en feront. C'est d'ailleurs leur manière à eux de se moquer des Blancs. Car, comme dit la fable, « c'est un double plaisir de tromper le trompeur ». Puis, au fur et à mesure que j'avançais dans le roman, j'avais commencé à soupçonner l’auteur d'assembler les écrits de quelques bonnes sur leur condition et sur leurs expériences avec leurs maîtresses pour se bâtir une gloire. Oui, j’ai soupçonné l’auteur d’une telle vilénie.

 

            Tout lecteur de ce livre me pardonnera mes soupçons de plagiaire ou d'exploiteuse que j'ai eus pour Kathryn Stockett, et cela pour la simple raison qu'elle-même avait prévu ces sentiments à son égard. Du moins la narratrice blanche. Oui, il y a chez la narratrice blanche de ce livre la reconnaissance de cette incapacité à pénétrer les sentiments des Noirs. Et c’est cet aveu qui l'obligea à s'en remettre aux domestiques noires pour exprimer la réalité de leur expérience professionnelle et leurs sentiments. Ce détail est d'une grande importance parce qu'il grandit l'auteur dans l'estime du lecteur noir. Elle sait que dans ce livre, elle fait découvrir « de petites choses que d'habitude un Noir ne dirait pas à un Blanc ». Pour y parvenir, il lui a fallu peu à peu convaincre les bonnes d'accepter de se confier à une Blanche. Dans ce livre, l'auteur - comme la narratrice - tente constamment de montrer au lecteur que les domestiques qui livrent leurs témoignages sont les premières bâtisseuses de l'ouvrage.

 

            Le livre est en effet construit comme une série d'expériences domestiques vécues. Des expériences cruelles mais aussi savoureuses compte tenu de la personnalité de certains personnages aussi bien du côté des noires que du côté des maîtresses blanches. Trois personnages principaux - une Blanche à la recherche de sa nourrice et deux Noires - se relaient pour non seulement livrer leurs expériences ou cheminement mais aussi leur regard sur la vie des deux autres personnages. Les deux domestiques nous peignent ici des portraits d'une extraordinaire beauté de leurs maîtresses et de la vie quotidienne dans les foyers blancs. Un livre cruel certes, mais aussi plein de drôleries et de plaisantes réflexions. Le lecteur tremble pour les trois personnages si dissemblables quand, dans cette Amérique raciste des années 60, leur collaboration se fixe pour objectif la publication du livre qui deviendra La couleur des sentiments.

 

            Ce livre est un océan de plaisirs qui ne laissera indifférents ni les Blancs du monde de la coopération dans les pays africains ni les Noirs qui se posent tant de questions sur la vie que mènent les domestiques derrière les immenses clôtures des maisons des Blancs. Mais comme avec La couleur des sentiments nous sommes dans un pays où le racisme était érigé en principe social, les relations entre Noirs et Blancs sont faites de tensions permanentes qui tiennent le lecteur en haleine. 

 

Raphaël ADJOBI

Auteur : Kathryn Stockett

Titre : La couleur des sentiments

           Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par

           Pierre Girard.

 

Editions : Jacqueline Chambon, 2010

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31 décembre 2010

Sékou Touré, Patrice Lumumba, mes étoiles des indépendances africaines (2)

                    Sékou Touré, Patrice Lumumba,

 

       mes étoiles des indépendances africaines (2)

         

 

Patr            Dans la galerie des portraits des hommes illustres africains, celui dont l’histoire m’était la plus étrangère jusqu’à ces cinq dernières années était bien Patrice Lumumba. Qu’avait-il fait pour que son nom soit sur toutes les lèvres et son portrait partout exhibé ? J’étais incapable de répondre à cette question. C’est pour combler cette lacune que j’ai décidé de m’intéresser à l’homme et particulièrement à ce fameux discours du 30 juin 1960 qui avait définitivement scellé son destin. Comme son devancier Sékou Touré, c’est donc par un discours public au ton ferme et clair que Patrice Lumumba va entrer dans l’histoire. Mais en considérant le contexte, on peut franchement se poser la question de l’utilité ou de la pertinence de ce discours.

Patrice-Emery Lumumba :C’est le 30 juin 1960, jour de la proclamation de l’indépendance du Congo, que son discours au ton laudatif et unilatéralement orienté vers le peuple congolais va lui conférer son galon d’homme africain célèbre. Cependant, en lisant avec attention ce discours et en le replaçant dans son contexte, on peut se demander si la célébrité de Patrice Lumumba n’est pas exagérée : non seulement on peut douter de l’opportunité du discours mais aussi de son rayonnement pour faire de son auteur une figure historique de l’Afrique.

 

            On ne peut, en effet, faire une analyse du discours de Patrice Lumumba sans avoir à l’esprit le contenu des deux discours qui l’ont immédiatement précédé le jour-même. Le premier à prendre la parole en cette occasion solennelle fut Baudouin Ier, Roi des Belges. Son discours est absolument un merveilleux monument du paternalisme européen à l’égard des peuples noirs.

                       Du discours paternaliste du roi des Belges

            Les premiers mots du roi des Belges clament de manière solennelle que l’indépendance du Congo que tout le monde célèbre ce jour-là était l’œuvre exceptionnelle du génie de son père, le roi Léopold II, et de la « persévérance » de la Belgique. Point n’est question des artisans congolais, hommes politiques ou populations laborieuses. Non ! Il est bien connu, les Africains sont paresseux et n’ont jamais rien fait de bon. Sûr que cette indépendance est l’aboutissement du travail bien accompli par les siens, le roi demande à ce que les pionniers de la colonisation (Léopold II et les administrateurs belges) - hissés au rang de « civilisateurs » - soient inscrits au panthéon de la mémoire congolaise afin d’y être célébrés comme ils le seront en Belgique. Quelle audace ! mais surtout quelle assurance de son bon droit ! C’est clairement indiquer aux Congolais la manière dont ils doivent rédiger l’histoire de leur pays.

            La suite du discours du roi des Belges reste sur le même ton, plein d’encens pour l’administration coloniale belge. Quand il ose enfin parler des Congolais, c’est pour leur dire : « c’est à vous, Messieurs qu’il appartient maintenant de démontrer que nous avons eu raison de vous faire confiance». En d’autres termes,  il faut donc que les Congolais se montrent des enfants sages qui prennent bien soin du jouet qui leur est remis. Quel paternalisme offensant ! Et relevant « l’inexpérience des populations à gouverner » et la tendance qu’auraient les Africains à « la satisfaction immédiate des jouissances faciles », il se perd dans une série de recommandations : « l’indépendance (…) se réalise (…) par le travail. (…) Ne compromettez pas l’avenir par des réformes hâtives (…). N’ayez crainte de vous tourner vers nous. ». N’allons pas plus loin dans l’analyse de ce texte ; la coupe est pleine.

 

            Quand le premier président du Congo, M. Joseph Kasa-Vubu prend la parole à son tour, il oriente pour ainsi dire le projecteur des éloges vers « ces artisans obscurs ou héroïques de l’émancipation nationale » qui par leurs privations, leurs souffrances et parfois même au prix de leur vie voient « se réalise(r) enfin leur rêve audacieux d’un Congo libre et indépendant. » A ce moment du discours, pour la première fois dans la salle, des applaudissements viennent interrompre l’orateur. L’assistance noire respire enfin ! Elle a le sentiment qu’enfin on la regarde dans les yeux, qu’on panse ses plaies au lieu de l’accabler du poids de l’avenir.

            Mais dans le discours du président Kasa-Vubu, cet éloge reste bref et dit d’un ton humble sans aucune recherche pathétique. Et en homme courtois, il va saluer « la Belgique (qui) a eu alors la sagesse de ne pas s’opposer au courant de l’histoire et (…) a su (…) faire passer directement et sans transition (le) pays de la domination étrangère à l’indépendance ». A ce moment aussi, l’assistance a applaudi, sans doute à la fois par courtoisie à l’égard du roi et aussi pour se faire pardonner le bref moment où elle s’est laissé emporter par la fierté nationale.

 

Enfin, comme pour répondre au roi, le président de la république assure que les réformes seront menées « sans hâte ni sans lenteur ». Puis, comme pour assumer un peu plus son indépendance vis à vis des recommandations du roi, il ajoute qu’il faudra bien avancer « sans se complaire dans l’admiration béate de ce qui est déjà fait. » C’est, à vrai dire, la première fois, dans ce discours, que M. Kasa-vubu prend fermement de la distance avec les vues du roi affirmant ainsi son rôle de président de la république. La deuxième fois, c’est quand, en écho à la confiance des Belges que doivent mériter les dirigeants congolais, le président dit que ceux-ci tâcheront de se montrer « dignes de la confiance que le peuple a placée en (eux) ». En clair, c’est au peuple congolais que les dirigeants auront des comptes à rendre et non point à la Belgique.

 

            De toute évidence, le discours du président Kasa-Vubu a recadré pour ainsi dire les envolées paternalistes du roi. Mais cela est fait avec tant de courtoisie et de finesse et en si peu de mots que cela semble passer inaperçu dans l’ensemble du discours. Seul le bref hommage aux artisans congolais de l’indépendance et les applaudissements qui l’ont accompagné ont sans doute retenu l’attention de l’assistance ce jour-là.

                                               Un discours anticolonial

 

            J’avoue que j’ignore pourquoi la parole a été donnée au premier ministre après l’intervention du président au nom du peuple de la jeune République. Etait-il nécessaire que le premier ministre intervînt ? Au nom de qui prit-il la parole ce jour-là ? Au nom de son gouvernement ? Son intervention suite à celle du président de la République n’était-elle pas déjà l’image d’un clivage au sommet du jeune état ? Même s’il faut retenir le fait que Patrice Lumumba avait des visions à la mesure du Congo belge alors que Kasa-Vubu avait au départ des revendications territoriales et ethniques, l’indépendance se célébrait ce 30 juin 1960 sous le sceau de l’unité nationale congolaise. On pouvait donc logiquement s’attendre à ce qu’aucune marque de dissension ne vînt ternir la fête. En tout cas, sans que l’on puisse s’expliquer la nécessité de deux discours des deux premiers dirigeants de la jeune République, on donna la parole au premier ministre dont on n’ignorait pas l’ardent nationalisme.

            Le discours de Patrice Lumumba débute sur un ton martial, sans aucune formule protocolaire à l’adresse des invités belges. C’est aux « Congolaises et Congolais, combattants de l’indépendance aujourd’hui victorieux » qu’il s’adresse et à eux seuls ! Et en rupture totale avec les propos du Roi des Belges saluant l’indépendance offerte, il affirme que « nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier (…) que c’est par la lutte qu’elle a été conquise ». L’orateur récolte à ce moment ses premiers applaudissements. Il y en aura en tout six dans ce discours pourtant moins dense que celui du président.

Patrice_Lumu_N0001_crop            Avant d’aller plus loin dans l’analyse de ce discours, il convient de faire une remarque d’une grande importance. Alors que l’hommage du président Kasa-Vubu aux combattants de l’indépendance semblait bien conventionnel – en une telle occasion, on ne peut pas oublier ses morts et ceux qui ont souffert sous une époque sur laquelle on referme la porte – les paroles et le ton de Patrice Lumumba semblent dire aux Congolais « je ne veux pas vous laisser voler votre victoire ! » Alors que l’hommage du président apparaît comme la réparation d’un oubli de la part du roi, celui de Patrice Lumumba affirme que les seuls héros du jour, ce sont les combattants congolais. Aussi son hommage à ces combattants occupera la moitié de son discours. Il y souligne les  privations, les souffrances, les humiliations, les injustices, la discrimination pendant les quatre-vingts ans de colonialisme belge. C’était comme s’il voulait dire à ses invités « voilà la réalité de la vie que vous nous offriez et contre laquelle nous luttions ». 

       

            Après cet hommage appuyé, salué par des applaudissements, l’orateur va répondre à certaines recommandations offensantes du roi. Celui-ci conseillait de ne point hâter les réformes. Le président à répondu que les choses seront faites « sans hâte ni lenteur ». Quant à Patrice Lumumba, il n’a cure de ce conseil. Il annonce de façon claire et nette : « Nous allons revoir toutes les lois d’autrefois et en faire de nouvelles qui seront justes et nobles. » A la Belgique qui se pose en conseiller incontournable de la jeune nation congolaise – « n’ayez crainte de vous tourner vers nous » - Patrice Lumumba annonce que son pays pourra « compter (…) sur l’assistance de nombreux pays (…) dont la collaboration sera loyale et ne cherchera pas à nous imposer une politique, quelle qu’elle soit. » Et l’assistance d’applaudir, comme pour dire « bien envoyé ! Ils se prennent pour qui, ces Belges ?  Nos parents ? »

Mais ce n’est pas tout. Non seulement les Congolais vont collaborer avec tout le monde, dit-il, mais encore ils demeureront maîtres chez eux puisque « si la conduite de ces étrangers laisse à désirer, (la) justice sera prompte à les expulser du territoire de la République ». Un Noir, chasser un Blanc ? C’est nouveau ! Voilà qui est très audacieux et inattendu dans la bouche d’un jeune dirigeant africain. « Il ne fera pas long feu, celui-là », ont dû se dire les Belges dans l’assistance. Ceux-ci s’appliqueront en effet à faire en sorte que le projet de celui qui veut « montrer au monde ce que peut faire l’homme noir lorsqu’il travaille dans la liberté » ne se réalise jamais de son vivant !

Un mois seulement après ce discours, le calvaire de Patrice Lumumba va commencer. Les conflits suscités par les Belges vont secouer la jeune nation et son leader charismatique comme dans les remous d’un fleuve impétueux. Parmi toutes les images de son calvaire, celle que je garde de ce jeune leader africain est le moment où, les mains liées au dos, il refuse la mie de pain qu’un soldat tente de lui faire manger de force. Elle me rappelle celle du Christ qui, ayant crié sa soif, reçoit du bout de la lance d’un soldat romain le pain trempé dans du vinaigre.

Patrice Lumumba mourra sans que le reste des états africains ait levé le petit doigt pour lui témoigner sa solidarité ou plus tard pour lui rendre hommage. Et pourtant, c’est cette solidarité africaine qu’il appelait de tous ses vœux un an plus tôt à Ibadan au Nigéria. « L’unité africaine tant souhaitée aujourd’hui par tous ceux qui se soucient de l’avenir de ce continent, disait-il, ne sera possible et ne pourra se réaliser que si les hommes politiques et les dirigeants de nos pays respectifs font preuve d’un esprit de solidarité, de concorde et de collaboration fraternelle ». Et il ajoutait plus loin, « plus nous serons unis, mieux nous résisterons […] aux manœuvres de division auxquelles se livrent les spécialistes de la politique du diviser pour régner». Et pour montrer l’exemple de la solidarité africaine qu’il prônait, il a, ce jour-là, rendu un vibrant hommage à ses devanciers Kwamé N’krumah et Ahmed Sékou Touré.  C’est en effet grâce à ce discours de 1959 à Ibadan, que Patrice Lumumba a gagné véritablement son galon de leader africain ; et c’est par celui de 1960 qu’il est devenu le leader nationaliste congolais que l’on connaît.

 

Il convient donc de retenir qu’au moment où Patrice Lumumba prenait la parole devant le roi des Belges, il n’était point un inconnu, mais une jeune étoile des indépendances africaines désireuse d’évoluer hors du giron colonial comme Sékou Touré, comme Kwamé N’Krumah. Ce discours nationaliste était donc en réalité la mise en œuvre de l’audace dont il savait que les jeunes africains devaient faire preuve au risque de leur vie pour faire avancer leurs états et par la même occasion l’Afrique entière. Patrice Lumumba savait qu’on n’est point héros malgré soi mais par la force de sa volonté.

 

° Révoqué de ses fonctions de premier ministre par le Président deux mois après l’indépendance (4 septembre 1960), Patrice Lumumba meurt, humilié et torturé, le 17 janvier 1961 dans la province sécessionniste du kantaga suite à l’accession au pouvoir du Colonel Désiré Mobutu soutenu par les Etats-Unis et la Belgique. Ironie du sort, c’est ce dernier qui l’éleva au rang de héros national en 1966.

 

 

Raphaël ADJOBI

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24 décembre 2010

La France, la Côte d'Ivoire et le "Président démocratiquement élu"

                       La France, la Côte d'ivoire

                                              et

         « le Président démocratiquement élu »

 

 

Abidjan_Plateau« Le Président démocratiquement élu » est le slogan que le gouvernement français a fait passer à toute la presse française pour parler d'Alassane Ouattara en Côte d'Ivoire. Et quand les journalistes doivent parler de Laurent Gbagbo, ils doivent dire qu'il s'accroche au pouvoir. Mais quand j'expose la situation en suivant les faits, tous mes compatriotes français qui disent ne rien comprendre à ce qui se passe là-bas concluent qu'on leur ment. Allez savoir pourquoi je suis plus crédible que les journalistes français.

 

            Voilà simplement ce que j'expose à tous ceux qui me demandent « mais qu'est-ce qui se passe là-bas ? » Ma réponse est la suivante : la Côte d'Ivoire est coupée en deux militairement et administrativement. N'oubliez pas que le pays se limite à la zone sud depuis huit ans. Personne ne sait ce qui se passe dans la partie nord tenue par les rebelles armés. Lors de l'organisation des élections présidentielles, des urnes achetées à grand frais ont été envoyées là-bas accompagnées d'observateurs africains. Les urnes sont revenues au siège de la Commission indépendante ainsi que celles de la zone sud tenue par les loyalistes. Dans leur rapport remis à la CEI et diffusé sur la télévision ivoirienne, les observateurs africains ont conclu que les votes se sont déroulés dans le Nord dans des conditions « injustes » et anti-démocratiques avec des détails précis justifiant leurs conclusions.

 

            Voilà donc la CEI (commission électorale indépendante) mise au pied du mur. Faut-il invalider les votes des bureaux du nord entachés de fraudes  ou d'irrégularités comme un ou deux bureaux l'ont été dans le sud ? Vu l'ampleur des votes litigieux du nord, les membres de la CEI (à 76% RDR et PDCI, mais cela, je ne le dis pas) n'arrivent pas à se mettre d'accord pour prononcer les résultats provisoires. Résultats qui ne deviennent définitifs qu'une fois ayant obtenu le sceau du Conseil Constitutionnel après analyse des réclamations.

 

            Au bout du temps qui lui est imparti par la loi pour publier les résultats provisoires, les membres de la CEI ne sont toujours pas parvenus à un accord sur les votes du Nord à annuler et ceux à comptabiliser. Elle a donc passé le relais au Conseil Constitutionnel comme l'exige la loi. Mais, avant même que cette institution (dont le président est un partisan de Laurent Gbagbo, cela je ne le dis pas) ne se prononce sur le litige né avec les nombreux votes irréguliers venus du Nord, un des membres de la CEI a rejoint Alassane Ouattara dans son hôtel et quartier général de campagne et devant deux radios étrangères a prononcé, contre toute attente, les résultats que plus personne d'autre n'était habilité à prononcer sauf le Conseil Constitutionnel ! La France et l'Onu crièrent aussitôt à la victoire de l'opposant Alassane Ouattara. De son côté, le Conseil Constitutionnel, poursuivant la procédure suivant la loi du pays, prononcera les résultats définitifs favorables à Laurent Gbagbo après invalidation des votes litigieux venus du Nord.

 

            En votre âme et conscience, qui est le président démocratiquement élu ? Pour moi, la démocratie ne se mesure pas au nombre de bulletins se trouvant dans les urnes mais à la manière dont ils y sont entrés. Il convient aussi de retenir que la tâche d'un Conseil Constitutionnel n'est guère facile. Il suffit que les scores soient extrêmement serrés pour que les votes litigieux prennent une grande importance. Dès lors la décision du Conseil Constitutionnel ne peut qu’apparaître comme un favoritisme pour l'un et une injustice pour l'autre. Ce fut le cas aux Etats-Unis quand il a fallu trancher entre Georges Bush et Kerry que les bulletins de votes n’arrivaient pas à départager. Car la démocratie, c'est aussi savoir accepter les décisions des institutions de son pays même quand elles nous paraissent injustes. Malheureusement, on ne trouve pas sous tous les cieux des hommes respectueux des lois.

 

            Pour vous permettre de juger par vous-mêmes du degré des fraudes et autres formes de falsifications des résultats, je vous invite à taper sur Google les titres suivants pour accéder à quelques éléments d’informations : « Côte d’Ivoire – un avocat français dénonce » /  « Ce soir ou jamais » sur la Côte d’Ivoire / « Les intérêts économiques français menacés en Côte d’Ivoire : les explications de Philippe Evanno » / « Alcide Djédjé, ministre des affaires étrangères : le coup est orchestré par la France et les USA » (à écouter absolument) / « Me Cheik Koureyssi Ba, avocat au barreau de Dakar : la jeunesse africaine a fait son choix, c’est Gbagbo ».

 

            Entre tous les coups, celui que je trouve pendable, c’est le fait que les partisans d’Alassane Ouattara aient, au dernier moment, délibérément gonflé le taux de participation nationale (passé de70% à 80%, donc des milliers de voix supplémentaires imaginaires) pour donner aux scores annoncés à l’hôtel un semblant de crédibilité. Je serai de l’avis de l’avocat français qui s’exprime dans la première vidéo que je vous propose que l’on soumette à l’assemblée de l’ONU les procès verbaux de tous les votes litigieux. Mais ce serait là toucher à la souveraineté du conseil constitutionnel d’un pays.    

Raphaël ADJOBI

 

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18 décembre 2010

Françafrique, 50 années sous le sceau du secret (un film de Patrick Benquet)

                                       Françafrique

                        50 années sous le sceau du secret

 

 

Fran_afrik_0001            Au moment où en Côte d'Ivoire, enfermé dans son hôtel, un homme politique africain attend avec impatience que la France et les Etats-Unis - par le biais de l'Onu - l'installe sur le siège de la présidence de la république, au moment où cet évènement nourrit les opinions les plus diverses et divise les Africains autant que les Européens, voilà que Patrick Banquet sort un film d'une effroyable vérité sur les relations que la France entretient avec les dirigeants de ses anciennes colonies depuis cinquante ans. Des relations au parfum de pétrole qui n'ont cessé d'ensanglanter l'Afrique, des relations dans lesquelles les chefs d'états africains éprouvent de plus en plus de plaisir à jouer les premiers rôles.

 

            Dans ce film magnifique en deux parties, la liberté de parole des anciens acteurs de l'exploitation abusive et de la manipulation sans scrupule des dirigeants noirs surprend et charme à la fois. Tous, formés à l'école de Jacques Foccart ou trempés dans le pétrole avec ELF, sont superbes dans leurs habits d'anciens vautours chargés par l'état français - qui feignait et feint toujours de les ignorer - de saigner le continent noir au nom de l'indépendance énergétique de la France seul moyen de tenir son rang dans le concert des grandes nations du monde. Les différents coups d'états de l'histoire de l'Afrique de ces cinquante dernières années ressemblent ici à des jeux d'enfants diaboliquement orchestrés où les chefs d'états africains sont des marionnettes presque risibles. Les coups d'état africains, « la France les combat, les tolère ou les provoque ». En d'autres termes, en Afrique, aucun mouvement de rébellion, aucun chef d'état n'est parvenu au pouvoir sans l'aide ou la bénédiction de la France. C'est tout cela que montre la première partie du film intitulée La raison d'état.

 

           Peu à peu, les « marionnettes africaines » de la France se transforment en véritables « complices sans état d'âme du pillage de leur pays ». Avant comme après la privatisation de Elf, les gouvernants africains vont amasser des fortunes plutôt que de se préoccuper du sort de leur peuple. Ils s'y prennent si bien que leur richesse les autorise à intervenir dans le jeu politique de la France en choisissant ou révoquant des ambassadeurs, en imposant tel ou tel comme ministre chargé de la relation avec l'Afrique, et parfois même plus que cela. On croit rêver. D'où le titre de la deuxième partie du film : L'argent roi. Mais c'est dans ce contexte où les enjeux électoraux africains sont dessinés selon le patron des volontés élyséennes qu'un homme est apparu sur la scène politique francophone de manière absolument inattendue pour la France : Laurent Gbagbo ! Un homme politique de l'une des anciennes colonies qui parvient au pouvoir sans que la France ait misé sur lui ne peut qu'être un effronté. Non seulement il ne sollicite pas la bénédiction de la France, mais en plus c'est avec lui que l'ancienne puissance colonisatrice est pour la première fois conspuée en Afrique. Pour la première fois, sur ce continent, après cet homme, d'autres gouvernants noirs parlent de « donnant donnant » en affaires transformant ainsi le président des Français en simple représentant de commerce pour les entreprises françaises en Afrique.

 

            La fin du film semble donc montrer qu'une nouvelle ère est née pour l'Afrique. Malheureusement, peut-être par manque de confiance en elle ou animée par la peur inconsciente de l'opprimé, elle n'ose pas saisir l'occasion pour s'émanciper davantage. Tout laisse croire qu'un peu de cohésion et de solidarité lui ferait prendre conscience du poids de son pouvoir. Vous connaissiez la françafrique par les livres ; la voici désormais en images pour vous emporter au-delà de l'imaginable.    

 

° Pour acheter le DVD (6,40 €, frais de port compris) : Nouvel Observateur, 10/12 Place de la Bourse, 75002 Paris.Tel : 01.40.26.86.13

 

Raphaël ADJOBI

 

Titre : Françafrique, 50 années sous le sceau du secret (Film)

Auteur : Patrick Benquet

 

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04 décembre 2010

Présidentielles en Côte d'Ivoire : la fin du rêve des faiseurs de miracles

          Elections présidentielles en Côte d'Ivoire :

  la fin du rêve des faiseurs de miracles

Le 3 décembre après 23 h, au moment où je venais de terminer mon article, c’est par courrier électronique que j’ai appris la prise en compte des réclamations du candidat Laurent Gbagbo au regard des rapports des observateurs africains envoyés dans le Nord. La victoire venait de changer de camp. Cependant, je n’ai rien changé à mon article.

Election_III___0002_crop            La Côte d'Ivoire se croyait un pays à part, capable de réussir là où aucun pays n'a osé s'aventurer, là où même les puissances européennes ont échoué (Chypre dans "Cette main tendue qui fait de l'ombre"). Organiser des élections à visées démocratiques dans un cadre qui n'en remplissait pas les conditions, c'était assurément vouloir faire un miracle. Mon article publié avant le premier tour était très explicite sur ce point et rejoignait la sagesse du pays abouré de côte d'Ivoire qui dit que l'on ne reste pas dans une procession de fourmis magnans (carnivores) pour lutter contre leur voracité. 

            Pourtant, les Ivoiriens n'étaient loin de cet exploit. Les principaux candidats ainsi que les organisateurs des élections avaient minimisé les multiples fraudes de la zone des rebelles lors du premier tour. Arrivé premier, Laurent Gbagbo n'a pas jugé utile de les remettre en cause.

            Le deuxième tour aurait pu corriger quelques grosses erreurs du premier et la Côte d'Ivoire aurait réussi le tour de force de réaliser la première grande élection démocratique dans un pays coupé en deux militairement et administrativement. Le miracle quoi.

            Contre mon attente et mon souhait personnels, le report des voix des partisans de Bédié s'est fait correctement sur Alassane Ouattara avec qui il a signé une alliance que nous avons été nombreux à qualifier de « contre nature ». La victoire d'Alassane Ouattara était partie pour être claire, belle et démocratique. Malheureusement il n'en a pas été ainsi par la faute de ses propres partisans.

            Car quoi ? Peut-on souffrir que dans une zone les élections se déroulent correctement, avec annulations des votes des bureaux jugés litigieux, et accepter les votes de la zone Nord où ont été enregistrées de multiples violences physiques et des manipulations des urnes contraires aux règles de la démocratie que l'on réclame ? Il est important que ceux qui crient à la démocratie piétinée, confisquée par Laurent Gbagbo parce qu'il refuse un tel état de chose disent où ils ont vu briller la démocratie avant sa réaction. La première chose à faire est de visionner les images, lire et d'analyser les rapports faits sur l'état des élections dans la zone tenue par les rebelles. Ceux-ci ont-ils organisé des élections démocratiques de qualité semblable à ce qui a été réalisé dans la partie sud ? NON !

            Les témoignages des observateurs internationaux sont clairs sur ce chapitre. Fait important : les observateurs étrangers envoyés dans le Nord sont des Africains. Les Européens sont restés dans le sud pour ne pas avoir à subir l'animosité des rebelles. Ils ont eu raison, car les rapports venus du Nord sont accablants. Oui, ils ont affirmé publiquement au siège de la CEI, dans leur rapport officiel lors d’une conférence de presse (voir le site de la Radio Télévision Ivoirienne), que les conditions des votes « ne répondent pas aux critères d'une élection libre, transparente et équitable ». Mais, apparemment, les rapports de ces témoins oculaires semblent négligeables aux yeux des observateurs onusiens et européens qui ont jugés le déroulement des votes du Nord « acceptable ». Car, enfin, un coup de bâton par ci, un coup de pied par là, une ou deux urnes emportées puis retrouvées, séquestrer des électeurs et des observateurs étrangers, refuser la présence d'observateurs, dénuder une femme et la battre pour faire fuir les autres électeurs, tout cela reste quand même démocratique dans un pays de Nègres ! Allons ! Il ne faut pas être trop regardant !   

    Même le journal La Croix, aux articles habituellement pro Alassane Ouattara rapporte fidèlement les propos des observateurs africains qui ont conclut que les élections dans la zone Nord étaient "injustes" et inacceptables. Et si, comme le rapporte ce journal dans son édition du 1er décembre 2010, plusieurs ambassadeurs occidentaux ont tenté de convaincre le président Gbagbo d'accepter le vote des Ivoiriens parce que « les irrégularités constatés ne sont pas en mesure de changer le résultat », il serait juste toutefois que les votes "irréguliers" soient écartés pour vérifier que leur annulation ne change rien au cours des choses. Ce sera ça la vraie démocratie ! En démocratie, une irrégularité reste une irrégularité ; et cela doit être vrai également pour l'Afrique.

            C'est parce que Alassane Ouattara a dit que Laurent Gbagbo a été mal élu et lui injustement écarté qu'il a acheté des armes pour la guerre de 2002 comme l’affirment ses propres lieutenants de campagne (Le film sur le blog d’Obambé / voir le lien à droite sur mon blog). S'il refuse une application juste et équitable des règles démocratiques dans les deux zones, alors, c'est lui qui, cette fois, sera mal élu et s'exposera à un coup d'état militaire. Ce sont ses propres rebelles qui sans doute ayant eu peur que le report des voix de Bédié ne se fasse pas correctement ont voulu forcer sa victoire. Dommage, car sa victoire aurait été belle et démocratique.

            Quant à ceux qui se disent démocrates ou amoureux de la démocratie, ils doivent se garder d'applaudir les actes anti-démocratiques. Et avant d'accuser l'autre d'antidémocrate, il convient d'analyser ses dires et ses actes à la lumière des règles démocratiques. D'autre part, si à tout moment les critiques sont permises, il me semble incorrect, absolument déplacé de la part de tout observateur étranger de publier de manière tapageuse que tel ou tel est vainqueur quand les institutions du pays concerné n'ont pas fait de proclamation officielle. Heureusement, la presse française n'est pas tombée dans cet excès.

             Les populations du Sud ont voté pour Alassane Ouattara démocratiquement. Il serait bon que celles du Nord votent contre Laurent Gbagbo démocratiquement. Serait-il anti-démocratique d'exiger cela ?

° Via mon blog, vous pouvez accéder à ceux de Delugio et d’Obambé pour les images. "En finir avec les à peu près" sur Lynxtogo.info.

Raphaël ADJOBI

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27 novembre 2010

Elections présidentielles en Côte d'Ivoire : qui désarmera les rebelles ?

                          Elections présidentielles en Côte d'Ivoire :

                             qui désarmera les rebelles ?

Rebelles_de_bouak_0004            Le désir des Ivoiriens de retrouver enfin la paix est admirable. C'est avec beaucoup d'espoir qu'ils ont voté en octobre dernier, et c'est avec le même espoir qu'ils se rendront aux urnes le 28 novembre 2010.  Mais à quelques heures de cette date, certains événements sont venus assombrir leur ciel et tout à coup, tout le monde semble prendre conscience que le retour à la normale sera moins automatiquement acquis par ces élections.

Les "scores soviétiques" d'Alassane Ouattara dans le Nord ?

            L'appel au recomptage des voix qui n'a pas abouti cachait en réalité des élections moins transparentes qu'on ne le croyait. Dans le Nord du pays, le bourrage des urnes a dépassé les bornes de l'imaginable. Des votants plus nombreux que les inscrits, des soupçons de participation de nombreux Burkinabé suite à l'arrestation de l'un deux, ont fini par faire croire que Alassane Ouattara a volé la deuxième place à Henri Konan Bédié. Il aurait donc roulé le candidat du PDCI dans la farine en lui demandant de se contenter d'une réclamation du bout des lèvres. En vérité, un recomptage des voix aurait invalidé le vote de nombreux bureaux du Nord et Alassane Ouattara se serait retrouvé sans doute perdant.

            Laurent Gbagbo a suivi avec le sourire et beaucoup de délectation les fausses gesticulations des deux hommes. Il s'est amusé des "scores soviétiques" d'Alassane Ouattara et n'a fait aucune réclamation parce qu'il est arrivé en tête et parce que sa victoire n'est contestée par personne.

                                  Que reste-t-il à Alassane Ouattara ?

            Sachant qu'il n'a aucune chance de battre Laurent Gbagbo, le président du RDR qui a fait du parti de Djeni Kobenan un parti du Nord et des rebelles a préparé depuis de longues dates une union avec Henri Konan Bédié. Ce dernier a appelé à voter pour lui. Mais il fallait s'y attendre : tous les autres dirigeants du PDCI - même ceux qui n'ont pas désapprouvé l'alliance il y a quelques années - ont pris la parole pour appeler à voter Laurent Gbagbo. Une chose est certaine : à l'exception de quelques voix baoulées toutes les voix du pays Akan iront à Laurent Gbagbo. Selon moi, Alassane Ouattara pourra s'estimer très heureux s'il atteint les 40% des suffrages même avec de nouveaux bourrages d'urnes dans le Nord. Jamais l'homme n'a été aussi seul et jamais Henri Konan Bédié n'a semblé un vendu aux yeux de sa propre famille politique. Même la veuve du président Houphouët-Boigny est descendue dans l'arène pour dénoncer son choix et appeler les électeurs du pays baoulé à voter pour Laurent Gbagbo.

            Ce n’est point pour autant que la marche vers la paix se fera dans la joie. Même la belle leçon de transparence dans la conquête du pouvoir que le pays a donné à l'Afrique entière en organisant un débat télévisé entre les deux candidats n’éloigne pas le spectre d’une issue décevante. Cette courtoisie républicaine affichée lors du débat n’empêchera certainement pas Alassane Ouattara d'exploiter la passion déraisonnable de ses partisans en cas de défaite. Il est à prévoir en effet que ceux-ci contestent bruyamment la victoire de l'adversaire. Si c'est le cas, je ne crois pas Alassane Ouattara assez loyal pour les appeler à la raison. Les élections peuvent être reprises dix fois, les voix recomptées dix fois, dix fois il sera vaincu. Mais dix fois, l'homme criera à l'injustice pour faire plaisir à ses partisans. A vrai dire, il ne reste à Alassane Ouattara que le désordre pour garder la tête hors de l'eau. Ces élections ont fait deux morts déjà. Quel bonheur si cela pouvait s'arrêter là. La reconnaissance immédiate de la défaite sera le premier miracle de ces élections.           

                                          Qui désarmera les rebelles ?

 

            La question du deuxième volet du miracle ivoirien n'est pas de savoir qui va remporter la victoire mais que vont faire les rebelles après la victoire de Laurent Gbagbo. Les Ivoiriens savent très bien que des lendemains qui chantent ne suivront pas immédiatement ces élections ; mais ils vont voter en se disant au fond de leur coeur que c'est la seule façon qu'il leur reste pour prouver au monde entier qu'ils n'ont jamais souhaité vivre sous le joug de n'importe quel arriviste dirigé depuis l'étranger. Et contrairement à Laurent Gbagbo qui dit qu’il se contentera d’une victoire à 50,01% des voix, ses partisans pensent qu’alors la « victoire de la dignité de l’Afrique » contre « le candidat de la françafrique » sera moins belle. 

            Alassane Ouattara est arrivé dans la vie politique comme un usurpateur. A ce propos, je vous conseille le très bel article du blogueur Obambé. Dès son arrivée en Côte d'Ivoire, il a profité de la mort du fondateur du RDR pour s'emparer de ce parti et mener son dessein. Il s'est arrangé pour être imposé comme premier ministre d'Houphouët-Boigny, et à la mort de ce dernier il a tenté de s'emparer de la présidence de la République. Après les élections de 2000, alors qu'il n'a pas trouvé scandaleux d'être écarté par Robert Guéï, il a crié que le pouvoir était dans la rue pour essayer une nouvelle fois d'accéder au pouvoir. Cette fois, c'est avec son ancien bourreau qu'il forme une vaine alliance pour obtenir le vote des baoulés que ses rebelles ont massacrés après avoir pris la capitale de leur région (Bouaké). Aujourd'hui, ces rebelles tiennent des meeting publics pour expliquer aux populations du Nord que c'est Allassane Ouattara qu'ils doivent élire parce que c'est lui qui leur a acheté les armes (le film chez Obambé). Au regard de tout cela, je me demande ce qui reste encore à prouver pour faire de cet homme un criminel.

Raphaël ADJOBI

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14 novembre 2010

La prochaine fois, le feu (de James Baldwin)

                    La prochaine fois, le feu

 

                                              (James Baldwin)

 

 

La_prochaine_fois__le_feu            En lisant l’introduction d’Albert Memmi, une sourde frayeur s’empare de vous. Vous ne pouvez vous empêcher de vous demander dans quel monde vous allez plonger. Dès les premières pages du long discours que constitue ce livre, le narrateur se propose de nous révéler « les racines de (la) querelle » qui oppose les Noirs américains à leur pays. On se dit alors : "bon, si ça ne tient qu'à cela..." Mais très vite vous comprenez que cette querelle rejoint l'opposition universelle entre Noirs et Blancs. C'est en clair, la mise en évidence des racines de cette radicale opposition née de la différence de couleur sur laquelle le Blanc a établi son pouvoir et donc sa supériorité qu'il prétend conforme à la volonté divine (le mythe de Cham). Tout ce qui fait que « bien avant que l’enfant noir ne le perçoive et plus longtemps encore avant qu’il ne la comprenne, il a commencé à en subir les effets, à être conditionné par elle », à se mépriser.

            A ce moment du livre, le lecteur ne peut qu'écarquiller les yeux avec la soif de savoir. Pour révéler les racines de cet antagonisme Noir-Blanc, le narrateur va jusqu’au fond de lui-même puiser les sentiments communs aux Noirs, sentiments produits en eux par un monde blanc et chrétien. C’est dans ces sentiments profonds faits d’une encre rouge incandescente que Baldwin a plongé sa plume pour écrire ce texte au ton cru, effroyablement juste et d’une aveuglante clarté.

            Certes, comme disait Montaigne, nous savons tous que « chaque homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition ». Mais, pour ce qui est de l'homme noir, Baldwin montre de manière convaincante qu'il porte en plus de cela la condition que l’homme blanc lui a assignée dans la société des hommes. Partout en effet, écrit-il, les Noirs ne comprennent pas pourquoi les Blancs les traitent comme ils le font. Cette persécution gratuite – parce qu’elle n’a rien à voir avec ce qu’ils ont pu faire – est incompréhensible. Confiné dans son ghetto d'opprimé, les sentiments du Noir sont devenus, comme par voie de conséquence, impénétrables à la pensée blanche. La communication entre Noir et Blanc est rendue impossible. La peinture qu'il fait alors des Noirs opprimés donne la sensation d'entendre gronder une sourde colère, que l'on entendra bientôt ces forces souterraines crier : "Apocalypse now !"

            Oui, "Apocalypse now" aurait pu être le titre du livre. Et si Baldwin l'avait écrit dans les dernières années qui ont précédé la chute des deux tours jumelles aux Etats-Unis, on l'aurait certainement accusé d'avoir inspiré ce crime ou on l'aurait élevé aux nues pour l'avoir prophétisée.

            Forcément, ce pouvoir criminel des Blancs qui ne peut être respecté - parce que construit sur le vol des libertés des Noirs - suscite le besoin de le « bafouer ». Mais, selon Baldwin, ce pouvoir blanc court lui-même inéluctablement à sa perte. Ce livre permet en effet, d’entrevoir la mondialisation actuelle et les diverses formes de luttes qui l’alimentent sous un angle que l’on pourrait appeler « religieux », puisqu’il y apparaît en filigrane un conflit de la pensée et du pouvoir blanc chrétien contre les forces qui émergent de la nature des êtres opprimés. C’est dire que nous vivons une sorte de fin du pouvoir historique de la chrétienté dans les domaines politique et moral. Ce livre est une Bible, une Bible noire ! Car, on peut croire avec Baldwin que les Blancs, aujourd’hui minoritaires sur cette terre mais dont la domination est fondée sur de fausses allégations divines (le mythe de Cham), doivent désormais, impitoyablement, voir se retourner contre eux l’épée dont ils se sont si longtemps servi contre les autres. A ce moment du livre, le lecteur ne peut qu'entrevoir les feux de l'Apocalypse de la Bible.   

            Heureusement, malgré des déchirantes vérités, ce livre est une œuvre d’une humanité bouleversante puisqu’il indique de manière claire l’alternative, seule capable d’arrêter cette course infernale de la pensée blanche nourrie par la chrétienté vers sa fin. Mais ce qui fait que le ton reste effroyable, c'est que ceux qui en détiennent la clef n'en sont nullement conscients. Oui, « les Blancs […] auront bien assez à faire à apprendre à s’accepter et à s’aimer eux-mêmes et les uns et les autres, et lorsqu’ils auront accompli cela […] le problème noir n’existera plus parce qu’il n’aura plus de raison d’être. » Seul donc l’amour peut sauver le monde ! Mais les Blancs en sont-ils capables ? Qui pourrait les réveiller pour qu'ils arrêtent cette machine infernale qui va les emporter et certainement nous avec eux ? La deuxième solution, - un pendant de l’amour – c’est « transcender les réalités sociales et religieuses ». Malheureusement, nous évoluons comme des aveugles vers le précipice !

            Il y a dans ce livre des vérités crues que les Blancs gagneraient à lire et à relire pour savoir ce que les Noirs, dans leur état de servitude, de discriminés, de méprisés, pensent d’eux. Ainsi, ils rendront les sentiments des Noirs pénétrables à leurs pensées. Noir ou Blanc, si vous avez envie de sentir vos tripes remuer au fond de vous-même, si vous voulez, un instant, regarder en face de bouleversantes vérités sur les sentiments des Noirs dans ce monde blanc, lisez ce livre.

°Merci à Liss qui m’a permis de découvrir cette œuvre inoubliable.

 

N.B. Le mythe de Cham : Selon la Bible, Cham, l'un des trois fils de Noé l'aurait vu nu alors qu'il dormait après s'être enivré. Noé maudit alors Canaan, le fils de Cham, à servir d'esclave à ses frères. La chrétienté va se servir de ce récit biblique pour justifier l'esclavage des Noirs en affirmant qu'ils sont les descendants de Canaan et donc de Cham.

Raphaël ADJOBI 

Titre : La prochaine fois, le feu ; 137 pages.

Auteur : James Baldwin

Editeur : Gallimard, Collection Folio. 

Posté par St_Ralph à 19:43 - Littérature (Essais, romans) - Commentaires [8] - Permalien [#]