06 août 2012
Tant que je serai noire (Maya Angelou)
Tant que je serai noire
(Maya Angelou)
Tant que je serai noire est le témoignage du parcours d'une militante noire-américaine pour l'égalité des droits civiques aux Etats-Unis et les libertés en Afrique. Le titre du livre paraphrase ou fait écho à la formule de M. Bunche - ce métis à "la peau (...) si claire qu'il pouvait passer pour être blanc", ambassadeur des Etats-Unis à l'ONU et qui avait reçu le prix Nobel de la paix en récompense de son travail de médiateur dans le conflit palestinien - réagissant au refus opposé à l'entrée de son fils dans un club de tennis. "Tant et aussi longtemps que le plus humble métayer du Sud ne sera pas libre, je ne le serai pas non plus", avait-il dit. En reprenant à son compte cette formule, Maya Angelou semble affirmer dans ce roman autobiographique sa ferme conviction que son combat n'aura de terme que lorsque l'évidente injustice attachée à la peau noire prendra fin.
Quelle immense et lourde tâche ! Et, effectivement, ce qui frappe avant tout dans la tranche de sa vie retracée ici, c'est cette multitude de combattants noirs illustres que l'auteur a croisés sur son chemin : la célèbre chanteuse Billie Holiday, le pasteur Martin Luther King, Malcom X (chef du mouvement Nation of Islam), le leader sud-africain Oliver Tambo, l'écrivain James Baldwin... C'est dire combien son engagement était total ! Aussi, ce livre fourmille d'une foule d'informations relatives aux différents mouvements de lutte pour la cause noire et leurs actions en Amérique et ailleurs dans le monde. Toutefois, on ne perd jamais de vue que cette combattante était aussi une mère aimante et une femme dont la vie a suivi le parcours des vicissitudes de ses amours.
Cependant, au-delà du parcours chatoyant fait d'illustres rencontres et de la vie amoureuse pleine et agitée d'une mère, ce qui semble encore plus important à retenir ce sont les profondes interrogations et réflexions que le roman suscite chez le lecteur d'aujourd'hui. La contribution de la jeunesse blanche américaine aux luttes des Noirs dans les années 60 - qui rappellera à certains l'engagement de la jeunesse communiste française dans la défense des leaders africains comme Mandela à la fin des années 70 - ne laisse pas indifférent. Au regard de ce fait, la rareté des jeunes blancs d'aujourd'hui au sein des luttes de soutien aux grands leaders mondiaux ne peut que nous interpeller. Les grands idéaux seraient-ils désormais de l'ordre de la protection de la nature et non plus de la fraternité et de la justice ? La défense des peuples à disposer d'eux-mêmes serait-elle devenue l'affaire des seuls intellectuels ? Et puis, pourquoi la solidarité entre les humains devrait-elle toujours se manifester dans le même sens ? Pour quelle cause humaine les Noirs d'Afrique et d'Europe sont-ils prêts à manifester aux côtés de leurs semblables Blancs pour leur témoigner leur solidarité ?
"Patrice Lumumba, Kwamé N'Krumah et Sékou Touré formaient le triumvirat africain sacré, celui auquel les Noirs américains vouaient un culte". Telle est l'une des affirmations fondamentales de ce roman qui mérite aussi réflexion. Aujourd'hui, quels sont les leaders sacrés des Noirs ? Quels sont les guides sacrés des Noirs qui, éparpillés dans le monde, rêvent d'un devenir meilleur là où ils se trouvent ? Peut-être que leur rêve n'est plus associé à la couleur de leur peau parce qu'ils sont persuadés d'être transparents, que leur couleur n'a aucune incidence ni sur les décisions des autres ni sur leurs propres choix. Si telle est leur conviction, des exemples précis tirés de l'actualité récente montrent qu'ils se trompent. En juillet 2012, aux Etats-Unis, un pasteur blanc a refusé de marier un couple au seul motif qu'ils étaient Noirs et que pareil cas serait une première inconcevable dans l'église de sa localité. Si on n'y prend garde, ce qui paraît ici un cas exceptionnel peut devenir ailleurs une généralité. Au Panama, en avril 2012, une jeune fille noire a été refusée en classe parce qu'elle portait des tresses africaines ! Son renvoi n'était pas un cas isolé mais bien la manière ordinaire de la communauté blanche de ce pays de montrer que la règle devrait être le défrisage pour les Noirs. La polémique a éclaté parce que les parents de la jeune fille ont réagi. Une manifestation de grande envergure, qui s'est étendue au Costa Rica, a été nécessaire pour qu'enfin chacun cesse de souffrir dans son coin.
Retenons donc que la vigilance et la réaction franche et massive sont encore nécessaires malgré l'apparente fraternité universelle et qu'il serait encore bon de faire nôtres les précieux conseils que propose ce livre pour mener des actions militantes. En les lisant et en les méditant, les Africains et les Afrodescendants d'Europe et d'ailleurs se montreront les dignes successeurs de leurs aînés qui agissaient pour "faire savoir au monde qu'on ne peut plus tuer les leaders Noirs dans le secret". Si on les tue, si on les embastille ou les condamne injustement sans que nous réagissions, nous sommes coresponsables du mal qui leur est fait. Si vous êtes un grand admirateur des figures illustres de la cause des Noirs mais avez tendance à montrer de l'indifférence à l'égard des leaders actuels qui poursuivent leurs combats, alors ce livre est là pour remuer votre conscience.
Raphaël ADJOBI
Titre : Tant que je serai noire (407 pages)
Auteur : Maya Angelou
Editeur : Le livre de poche, sept. 2009
(1ere édit. Les Allusifs, 2008)
Commentaires
Hello Cher Raph,
Encore une fois tu nous proposes une lecture qui, quoiqu'étant un voyage, suscite de nombreuses interrogations non seulement sur la lutte des noirs pour plus d'égalité, mais aussi sur le détachement de la jeunesse globale des causes universelles, de l'action politique. Une observation méticuleuse de la post modernité et de ses valeurs peut apporter des réponses,car en effet, l'homme est enniaisé par la fabrique de crétins en masse, si forte qu'elle arrive à tuer chez les hommes, en principe sensibles, toute empathie et toute capacité à s'émouvoir des mauvais traitements faits à leurs semblables. Et cela aussi bien chez les occidentaux que chez les Africains envers lesquels je suis très sévère. N'étant pas dans les dispositions pour laisser libre cours à la réaction que suscite ta présentation de ce livre que je me propose de lire après ma lecture du moment (Conscience contre violence, Stephan Zweig), je te dis merci. Il faut, pour des gens qui se considèrent en lutte, se former continuellement par l'interrogation de l'histoire, des sociétés (les notres et toutes celles avec lesquelles nous sommes en interaction), de l'engagement des héros de tout peuple afin que toutes ces choses nous éclairent et nous inspirent et ravivent en nous la flamme éteinte de l'affirmation. Malheureusement je n'ai pas comme vous un blog littéraire où je me réjouirais de parler encore et encore de livres. Mais j'ai choisi la plume, non pas pour transmettre à d'autres des écrits de tiers, mais pour exprimer ma vision politique, sociale et historique d'une part, et, plus rarement, mes points de vue littéraires.Des réflexions...
@Chère Liss,
Dans ce billet, j'ai intentionnellement choisi de faire un résumé qui n'est qu'une vue brève et très générale du livre. J'ai surtout voulu consacrer l'essentiel aux réflexions que sa lecture a suscités en moi. Je suis donc convaincu que le contenu du tien sera totalement différent de ce que j'ai produit ici. Il sera intéressant de savoir si, durant ta lecture, ton esprit a autant voyagé que le mien.
@ Cunctator,
Tu sais, au moment de créer un blog, on fait un choix. Tu as choisi une voie et tu t'y tiens. C'est très bien ainsi. Il ne faut pas qu'un blog se mêle de tout ou mélange tout. Raison pour laquelle j'ai crée un autre blog, politique celui-là. Je ne voulais en aucune façon transformer celui-ci en blog politique. Je tenais à respecter l'objectif fixé au départ.
Pour dire un mot du livre, le style n'est pas très incitatif pour celui qui aime l'élégance dans la formulation des choses. Mais c'est un livre très riche que tous ceux qui se disent militant - politique ou humanitaire - doivent lire.
Je vois que tu es plongé dans une lecture qui doit être très célrébrale, comme un ami qualifia un jour certaines de mes lectures. Après cela "Tant que je serai noire" ne sera qu'un délassement.De temps en temps, le fond l'emporte sur la forme, surtout en ce qui concerne les biographies de persones dont la vie est jalonnée d'éléments qui suscitent admiration et si exemplaires qu'ils donnent envie d'immiter la personne dont on lit la vie.
Pour ce qui est de la littérature, vous tous collègues qui avez opté pour cette voie me donnez satisfaction du fait de la diversité de vos choix et aussi de vos voix, bien entendu.Le titre français m'a déplu. Je pense que Maya Angelou a choisi le titre "The heart of a woman" car son livre s'adresse à tout le monde, et pas uniquement aux femmes noires. Le titre français supprime ce côté universel (comme c'est souvent le cas d'ailleurs). Et pourquoi n'avoir traduit que deux de ses romans autobiographiques, alors qu'ils sont tous fabuleux ?
Remarque très intéressante !
Oui, Jackie Brown, ta remarque est très interessante. J'avoue ne pas avoir fait attention au titre originel. La difféfrence est effectivement très grande entre les deux titres. Je te rejoins pour dire que le titre en anglais est très généraliste ou très universaliste.
Cependant, après la lecture du livre, je trouve que le titre français est plus militant et même plus accrocheur. L'histoire du livre n'est pas uniquement celle d'une femme, d'une femme ordinaire. Non, c'est celle d'une femme militante ! Et les paroles de cet ambasseur métis qui a inspiré l'éditeur français me semblent bien traduire l'engagement de cette femme.Je suis d'accord avec toi, mais il s'agit du quatrième livre de l'autobiographie de Maya Angelou. Elle était déjà noire pendant les trois premiers tomes, et elle l'est toujours dans les deux suivants. A ce propos, je viens de voir que All God's Children Need Traveling Shoes a été traduit l'an passé (c'est mon livre préféré parmi les six), par Un billet d'avion pour l'Afrique (encore un titre trop réducteur à mon goût).
J'ai bien ri en lisant ceci : "Elle était déjà noire pendant les trois premiers tomes" ! Oui, c'est vrai, Maya Angelou n'avait pas changé. A vrai dire, j'ignorais que c'était le troisième tome d'une série. Est-ce que dans les deux premiers elle parle aussi de son militantisme ? Je ne connaissais pas l'existence du dernier dont tu parles. Je ne suis pas très doué en anglais mais de toute évidence la traduction française du titre ne retient pas les images du titre originel. Là, je suis tout à fait de ton avis.
Le premier livre a été traduit en français Je sais pourquoi chante l'oiseau en cage (I know why the caged bird sings). Oui, on peut dire qu'elle parle de son militantisme depuis le premier tome car elle vit dans le Sud et rencontre bien sûr le racisme qui y sévit. Les circonstances font d'elle une militante.
Dommage que tu ne puisses pas lire en anglais, parce que tous les livres valent la peine d'être lus.Une muse
Bonjour cher St Ralph,
Comment vas tu depuis le temps ? Après une longue absence de la toile, je fais un peu le tour de la blogosphère, chez ceux qui fréquentèrent jadis ma petite carterie et avec lesquels j'ai eu plaisir à échanger par blog interposé. Les raisons de mon silence et ma disparition serait tellement long à raconter que j'en ai fais un article. J'espère que ton intérêt pour mes petites créations ne s'est pas trop dissipée et que j'aurais le plaisir de poursuivre nos échanges par commentaires interposés. En remontant dans le passé, je voulais mesurer tout ce que j'avais manqué et noter au passage les sujets à lire prochainement.
Maya Angelou est une de mes muses. C'est ma sœur qui l'a fait découvrir il y'a des années. Je suis contente que tu lui consacres un article.
A bientôt j'espère
CaroLINEEh bien, il s'est passé des années avant que je ne lise Tant que je serai noire ! A l'annonce de la disparition de l'auteur, j'avais voulu me rattraper, mais je n'ai pas pu ! Enfin j'ai pu lire ce livre et je me dis qu'il serait intéressant de lire ses autres volumes. J'apprécie les interventions de Jacquie Brown ici, notamment sur les titres retenus en français et sur le fait que tous ses livres ne sont pas encore traduits.
Dans ton billet je trouve que tu as bien souligné l'un des aspects les plus importants du roman : le fait que Maya Angelou, qui n'escomptait pas tant le soutien de la part des Blancs, avait été agréablement surprise de voir que certains d'entre eux épousaient ce combat et apportaient une contribution précieuse ! C'est la mobilisation générale qui fait la réussite, comme tu l'exprimes dans ton dernier article sur le mouvement féministe plutôt partial en France, au point que là-bas on continue à être traitées comme des moins que rien...Ah, oui ! 5 ans déjà ! Le temps passe vite. Pour revenir sur l'intérêt des propos de Jackie Brown, je trouve dommage que ceux qui ont lu certains livres, certains auteurs, restent muets sur les analyses des blogueurs. Or, les blogs sont justement le lieu d'échanger des avis de lecteurs, des sensations, des expériences personnelles pour faire avancer le débat littéraire.
Quelle flatterie, Jackie ! Mon Dieu, si tu savais le plaisir que j'ai à te lire ! Le texte est une chose ; parce que je la veux très souvent le reflet de ce que je suis dans ma formation. Mais j'avoue que j'aime en parler simplement comme dans un salon d'amis. Et c'est cela l'essentiel ! C'est comme discuter, autour d'un verre, après avoir vu un film ou un documentaire. Quel plaisir !
Je venais justement voir si, parmi tes anciens billets, j'en trouverais un sur "Tant que je serai noire", je ne pensais pas que c'était une lecture relativement récente. Je reviendrai sur ton article une fois que j'aurai moi aussi lu le roman, pour l'instant je l'ai juste survolé pour éviter d'être plus tard influencée par tes mots...