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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
13 août 2015

Amour, Colère et Folie (Marie Vieux-Chauvet)

                                    Amour, Colère et Folie

                                        (Marie Vieux-Chauvet)

Amour, Colère et Folie 0002

            Ce livre est assurément le cri de l'âme haïtienne qui, traversant ses entrailles marquées par toutes les dictatures – particulièrement celle de François Duvalier (1957 - 1971) – et les humiliations successives dues aux antagonismes raciaux hérités de l’esclavage, nous parvient par la plume douloureusement troublante de Marie Vieux-Chauvet (1916 - 1973). C'est un livre en trois parties parcourant les trois thèmes qui en constituent le titre. Nous sommes ici loin de l’image d’Epinal de la première république noire du monde qui berce notre imaginaire.

                                               Premier livre : AMOUR          

            Amour nous permet de découvrir toutes les facettes de la société haïtienne du milieu du XXe siècle. La complexité de cette société apparaît d'abord dans la vie amoureuse ou sentimentale des trois sœurs Gramont – huit ans de différence entre chacune d'elles – sous le toit desquelles se déroulent les événements.

             Félicia vient d'épouser Jean Luze, un jeune français mystérieusement arrivé sur l'île et travaillant pour une firme américaine. Mais voilà que sa jeune sœur Annette, vingt-trois ans, s'est mise dans l'idée de le séduire à tout prix. Quant à Claire, l'aînée, trente-neuf ans, parce qu'elle n'a jamais été mariée personne ne la soupçonne d'aimer un homme. Par ailleurs, Claire est noire alors que ses deux sœurs sont des « mulâtresses-blanches ». Et dans cette société haïtienne de cette époque où la couleur de la peau détermine le rang, elle est à la fois la domestique et la maîtresse de la maison familiale héritée de leurs parents défunts, accomplissant les travaux les plus fastidieux et gérant le train-train quotidien de la fratrie. Evoluant dans la totale indifférence de ses sœurs, Claire prépare savamment sa vengeance. Car, dans le secret de son cœur, elle aime passionnément Jean Luze. 

Parallèlement à ce récit des passions qui agitent le cœur des sœurs Gramont, Amour – en fait le journal intime de Claire – est  surtout la peinture sociale d’Haïti telle qu’elle n’a jamais été portée à la connaissance du monde. Une société qui, après l'occupation américaine et la politique de désoccupation continue à « vivre en plein XXe siècle ce qu'à connu la France de Louis XVI » ; une société où l'on se poudre et gémit de voir son teint brunir, où l'on s'habille comme les femmes des salons des siècles passés ; une société où « les classifications sociales (sont) basées sur la couleur de la peau »,  où les familles déchues et celles qui prospèrent sur leurs cendres se livrent « une guerre froide de ressentiments, de rancunes et de haines ». Amour un est témoignage déchirant sur les humiliations et les souffrances que le monde blanc inflige chaque jour au Noir par les préjugés qu'il a construits, la peinture d'une société où le Noir a le sentiment d'être dans un esclavage à domicile. 

                                               Deuxième livre : COLERE 

sans-titre

            Colère est le récit captivant d'une injustice, de la dépossession que vivent le vieux Claude Normil et sa famille qui voient leur espace vital – limité à leur maison avec son jardin – se réduire quotidiennement par la volonté des nouvelles autorités. C'est le tableau d'une société où les méprisés d'hier parvenus au pouvoir se montrent impitoyables, voire inhumains, poussant les mendiants tenaillés par la faim à « moucharder, à pactiser avec le diable ». C'est connu, « les faibles ne se sentent forts que la main sur une arme ; les êtres inférieurs aussi ». Mais c'est au moment où la famille va tenter désespérément d'arrêter la machine infernale que l'insoutenable apparaît sous la forme d'une proposition sordide.          

            Assurément, il faut être au fait de certaines pratiques particulièrement malhonnêtes des autorités des Etats, les avoir accomplies ou subies, pour les exprimer avec cette séduisante justesse. On lit Colère la gorge nouée, le cœur plein de mépris et de haine pour les bourreaux usurpateurs. C'est un récit qui ne se raconte pas, il se vit. Sa compréhension ne passe pas par l'esprit mais par les sens.

                                               Troisième livre : FOLIE

            Barricadé chez lui comme au fond d'un trou sans air, René, un métis, est plongé dans une profonde terreur parce que visiblement sa maison est environnée d'une milice qui a pris possession de la ville, semant partout la désolation et persécutant les poètes dont le crime est de « parler français et écrire des vers ». Une milice qui a tout l'air d'une société de diables « ni noirs, ni blancs, ni jaunes. Incolores ! Comme le crime ». Dans son abri viennent se refugier tour à tour André, Jacques et Simon – un Français blanc – tous des poètes quelque peu ivrognes, « sous-alimentés et méconnus » comme lui. De quoi ces mal-aimés sont-ils coupables ? « Si Jésus a été mis à mort, c'est qu'il disait quelque chose de plus [...] Qu'avons-nous dit ou fait de plus que les autres ? » se demande René. Comment sortir de cet enfer ? En face, par un orifice de la porte, il voit la maison de Cécile dont il est amoureux. Il lui semble qu'elle tente désespérément de lui venir en aide. 

            Folie est un récit énigmatique, démentiel et angoissant qui finit par être drôle.  Une histoire de fous ! se dit-on en le lisant. En effet, la hantise de la persécution que vit René et qu'il arrive à partager avec ses acolytes oscille constamment entre la démence et la vérité, entre la divagation et la réalité déjà soulignée dans Amour. 

            Folie est un récit qui semble suggérer une réflexion sur la place du poète dans la société. Ne serait-ce pas aussi une réflexion sur la place du métis, coincé entre le Blanc et le Noir, dans ces sociétés caribéennes où il est accusé de profiter des miettes du premier et paraît ainsi privilégié ?    

L'unité des trois livres : Amour, Colère et Folie est donc un ensemble de trois récits qui fonctionnent totalement ou partiellement – pour  les deux derniers – comme un huis-clos subissant le poids du monde extérieur. Un monde extérieur fait d'humiliations et de brutalités. En effet, si le premier livre accorde beaucoup de place au récit amoureux, il est surtout la critique du colonialisme et de sa main manipulatrice qui produit les nègres-colons ; ceux-ci « choisis en raison même de ce qu’ils représentent » – des gens sans valeur – et qui se font les « représentants de la haine et de la violence » qu’aucun honnête homme ne peut tolérer. Dès lors, ces humiliations et ces brutalités, que l’on retrouve dans les deux derniers livres, n’apparaissent que comme les conséquences de ce constat affligeant.

   ° Publié par Gallimard en 68 et jamais distribué - dictature des Duvalier oblige - ce livre a logtemps circulé sous le manteau en photocopies. Vous lirez avec intérêt la note introductive.  

Raphaël ADJOBI  / La reprise intégrale de ce texte est interdite.

Titre : Amour, Colère et Folie, 499 pages

Auteur : Marie Vieux-Chauvet (1916 - 1973)

Editeur : Zulma, 2015

     °Postface de Dany Laferrière (de l'académie française)  

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Commentaires
S
Je vois que le rôle des mulâtre dans la société haïtienne retient particulièrement ton attention. C'est effectivement, selon moi, l'un des rares romans a insister sur les clivages raciaux impliquant fortement les métis. Raphaël confiant aborde un peu ce sujet dans "Case à Chine". Figure-toi qu'en lisant Georges de Dumas, j'ai pris la décision d'écrire un billet sur la place des mulâtres dans la société coloniale. Tu seras donc comblé ! <br /> <br /> <br /> <br /> Je ne suis pas d'accord avec toi quand tu dis que le cas de l'Américain ne relève pas du néocolonialisme. Il n'est que l'élément visiblement d'une machine ! Quand on parle du combat des ouvriers, des choix économiques imposés qui détruisent la nature et fragilisent la vie des hommes, c'est toute la machine occidentale qui est critiquée. Entre les gouvernants et les entreprises étrangères, le lien est toujours très étroit ; même si cela n'est pas souligné. <br /> <br /> Quant à Jean Luze, il n'est rien d'autre qu'un aventurier idéaliste. Il n'est pas du tout de la même étoffe que l'Américain. Un moment, je me suis demandé s'il ne profitait pas de la famille pour quelque dessein. Mais finalement, non. C'est simplement un idéaliste solitaire. C'est finalement lui qui s'insurge contre l'inacceptable.
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G
L'Américain n'a pas besoin d'avoir derrière lui, Washington...
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G
C'est toujours un plaisir de te lire et d'échanger avec toi. Ma lecture de ce genre d'oeuvre s'inscrit toujours dans une quête de la responsabilité de celui que l'on vient opprimer. Quelle condition, quelle disposition a-t-il mis en place pour que l'histoire ne se répète pas. Je trouve donc que cette oeuvre de fiction de Marie Vieux Chauvet s'inscrit dans une vraie démarche d'introspection et d'analyse du pourquoi en est-on arrivé là avec cette dictature terrible? Peut-on dire que le mépris des mulâtres pour le reste des populations noires et souvent pauvres sont le seul fait d'une instrumentalisation néo-coloniale. La soif de violence et de revanche du commandant de la ville, qui torture et mutile lâchement des femmes mulâtres s'inscrit dans la haine viscérale que nombre d'haïtiens se vouent depuis l'après guerre de l'indépendance. <br /> <br /> <br /> <br /> Les cas de l'Américain ou de Mr Luze que tu cites ne rélèvent pas du néocolonialisme. Ce sont des loups solitaires qui ont observé les failles de cette société divisée et qui les exploitent sans aucune retenue. L'Américain d'avoir Washington derrière lui pour mener ses basses manoeuvres de corruption. C'est malheureusement le drame. Que diras-tu des syriens, alors?<br /> <br /> <br /> <br /> Je n'ai pas le souvenir dans ma lecture de ce texte d'une mise en avant d'un néocolonialisme français. Paris nourrit la soif mélancolique d'un ordre ancien de l'élite mulâtre. Mais ce sont eux les demandeurs. C'est eux qui ont besoin de reproduire ce modèle de communautés. D'ailleurs j'ai le souvenir que l'auteure est très critique de ce point de vue à ses attitudes.<br /> <br /> <br /> <br /> Je crois que le dialogue le plus significatif et le plus fort sur cette question de la division est posée par le vieux Mathurin, je crois quand il eût à dénoncer publiquement l'imposture, selon lui, du sénateur Clarmont.
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S
Elle ne met pas tout sur le dos de la colonisation mais beaucoup tout de même sur son dos. Je crois avec elle qu'il est bon que chacun porte le poids de sa faute. Elle dit bien quelque part que ce sont les colons qui nous poussent à nous entr'égorger. Et c'est juste. Le personnage de l'entrepreneur américain met en évidence ce sentiment. D'autre part, dans le premier livre, ce sont les étrangers blancs qui poussent les paysans à vendre le bois de leurs forêts alors qu'ils sont conscients des conséquences d'une telle chose. J'ai relevé aussi à la page 106-107 que si les ouvriers se mettent en grève et portent atteinte à l'entreprise du Blanc, ami du pouvoir, la main de l'autorité locale sévit plus ferment. Si ce n'est pas la critique du colonialisme - justifiée - je ne sais pas ce que c'est.<br /> <br /> <br /> <br /> Si s'habiller au XXe siècle comme des femmes du 18è siècle relève de la responsabilité des Haïtiens, les exemples que je viens de citer montrent les difficultés que du présent résultent beaucoup du poids des puissances étrangères. Et quand l'autorité locale ne fait ce qu'elles veulent, celles-ci la remplace en suscitant une opposition souvent armée. Tu sais que c'est aujourd'hui encore vrai.<br /> <br /> <br /> <br /> Pour ma part, ce que j'ai beaucoup aimé dans le premier livre, c'est la peinture de la dictature à l'arrière plan des actions des personnages. Bien sûr - et là nous sommes d'accord - que l'on reconnaît celle de François Duvalier ; même si les actions de ce récit se déroulent une quinzaine d'années avant son pouvoir. Ce que j'ai aimé, c'est le fait que cette peinture est universelle. C'est le visage de la dictature telle qu'on la trouve sous tous les cieux. Le message du livre est donc universel et non pas seulement une critique du duvaliérisme. Une peinture qui s'avère parfois poétique : "comment peuvent-ils tuer quand le soleil se couche ? Comment peuvent-ils tuer quand le soleil se lève ? Tout est si beau à tout heure du jour comme de la nuit" (Folie, page 408).
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G
Elle ne met pas tout sur le dos de la colonisation
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