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Lectures, analyses et réflexions de Raphaël
22 juillet 2014

Peau noire, masques blancs (Frantz Fanon)

                         Peau noire, masques blancs

                                       (Frantz Fanon)

Peau noire masques bl

            Pour apprécier ce texte de Frantz Fanon, il ne faut pas avoir peur des mots crus, des expressions cinglantes. Ce livre est une œuvre de jeunesse. Publié alors qu’il n’avait que 26 ans, il porte l’empreinte de toute la hargne de l’écorché vif, de toutes les insanités déversées sur l’homme noir. Ici, Fanon déchire le voile colonial français ayant fabriqué tant d’imbéciles – Noirs et Blancs. Je vous l’ai dit : il ne faut pas avoir peur des mots. Oui, le colonialisme a produit trop d’imbéciles, ces êtres qui regardent le doigt qui indique le chemin plutôt que le chemin ! Près d’une dizaine de fois, Frantz Fanon emploie les termes « imbécile » et « imbécilité » parce que ce sont ceux qui conviennent parfaitement au Noir et au Blanc, victimes de l’esprit colonial. Car quel que soit le domaine qu’il a sérieusement analysé, psychanalysé, une chose l’a définitivement frappé : « le nègre esclave de son infériorité, le Blanc esclave de sa supériorité, se comportent tous deux selon une ligne d’orientation névrotique ».

            Mais rassurez-vous ! Il n’est pas question pour Frantz Fanon d’éduquer l’armée d’imbéciles blancs qui veulent enfermer le Noir dans l’habit taillé pour lui, mais d’amener ce dernier à ne pas être esclave de leurs archétypes. Il veut clairement « aider le Noir à se libérer de l’arsenal complexuel qui a germé au sein de la situation coloniale. » Décoloniser le nègre, car « une authentique saisie de la réalité nègre [doit] se faire au détriment de la cristallisation culturelle » forcément coloniale. 

            Comment y parvenir ? Frantz Fanon établit son diagnostic à partir de constats qui lui ont paru évidents : 

Premier constat : le Noir est ambivalent ; il se comporte différemment avec le Blanc et avec un autre Noir. Dans le chapitre qu’il intitule Le Noir et le langage, il s’appuie sur des faits concrets, des expériences pour démontrer que le langage du Noir est vicié par le poids de la culture coloniale qui génère en lui « un nouveau type d’homme qu’il impose à ses camarades, à ses parents ». 

Deuxième constat : La femme noire antillaise prend des dispositions particulières lorsqu’elle entre en contact avec l’homme Blanc et détermine une attitude particulière de ce dernier à son égard. Dans ce deuxième chapitre intitulé La femme de couleur et le Blanc, Frantz Fanon  montre combien « le nègre est esclave de son infériorité et le Blanc esclave de sa supériorité ». Etat de chose rendu possible par le fait que sous le poids du discours colonialiste, la femme antillaise n’aspire qu’à une chose : s’unir à un homme blanc pour blanchir sa négritude. « De la blancheur à tout prix » est donc son credo.

Troisième constat : si la négresse veut blanchir sa « race » en s’unissant à un Blanc, le Noir, « incapable de s’évader de sa race […] par son intelligence et son travail assidu » va à son tour chercher son salut dans une union avec une femme blanche. En d’autres termes, le chapitre trois, L’homme de couleur et la Blanche, montre que le nègre n’échappe pas non plus à la tentation de s’élever jusqu’au Blanc.   

Quatrième constat : Non, Hitler n’est pas mort ! La civilisation européenne et ses représentants les plus qualifiés sont responsables du racisme colonial. Quand on refuse à un peuple les moyens de s’épanouir et de montrer ce dont il est capable, on ne l’accuse pas d’être incapable de produire des génies. Dans le chapitre Du prétendu complexe de dépendance du colonisé, Frantz Fanon montre que ce n’est ni l’économie ou la pauvreté qui crée le racisme ; « c’est le raciste qui crée l’infériorisé […] c’est l’antisémite qui fait le Juif ». 

Cinquième constat : Dans L’Expérience vécue du Noir, l’auteur montre que le vécu du nègre est fait de sentiments très durs qu’il est seul capable de traduire. Dans ce chapitre, Frantz Fanon a su trouver dans les écrits littéraires des exemples précis pour illustrer la perte de contrôle du nègre devant le monde des Blancs. Et « comme la couleur est le signe extérieur le mieux visible de sa race [et] le critère sous l’angle duquel on juge les hommes sans tenir compte de leurs acquis éducatifs et sociaux », toute recherche de la nature vraie du Noir est devenue irréalisable parce que faussée par son état de colonisé.

Sixième constat : On découvrira dans le chapitre six, l’une des grandes qualités de Frantz Fanon : saisir et mettre en évidence les singularités du Noir. Dans ce très long chapitre intitulé Le Nègre et la psychopathologie, il montre que le Noir a besoin de soins particuliers dès lors qu’il vit dans un milieu de Blancs. En effet, les récits blancs qui constituent le support de son éducation ont sur lui un impact indéniable : « l’Antillais a le même inconscient collectif que l’Européen […] il est normal que l’Antillais soit négrophobe ». Par ailleurs, il montre que les Blancs racistes sont ceux qui ont un sentiment d’infériorité sexuelle. Chapitre à lire et à relire…

Septième constat : Dans Le Nègre et la reconnaissance – le dernier chapitre du livre – Fanon montre que le désir de dominer l’autre, d’être reconnu par l’autre, voire d’être Blanc comme l’autre caractérise essentiellement l’Antillais. Malheureusement, dit-il, « le nègre ignore le prix de la liberté, car il ne s’est pas battu pour elle ». Passage qui doit faire réfléchir tous les peuples noirs qui sont « passés d’un mode de vie à un autre, mais pas d’une vie à une autre », qui ont été libérés par le maître et n’ont donc pas soutenu la lutte pour la liberté.

            Frantz Fanon est devenu en ce début du XXIe siècle le penseur français que l’on ne peut contourner. Chaque fois que l’on parle de colonisation ou de décolonisation, de racisme, d’esclavage, de  lutte pour les libertés, on ne peut éviter de penser à lui. C’est que, avant tout le monde, le jeune psychiatre avait trouvé l’occasion d’appliquer les techniques de sa science et de révéler les grandes souffrances du colonisé, dénonçant en même temps le colonisme et le racisme qui en découle.

Raphaël ADJOBI                       Faites un don à l'association La France noire

Titre : Peau noire, masques blancs, 188 pages.

Auteur : Frantz Fanon,

Editeur : Editions du Seuil, 1952.    

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Commentaires
I
Je nomme ce Fanon par rapport à ce style imposé et cet hargne si naturelle comme étant le Dieu du "cran" et de l"'audace", sans trop m’attarder sur la mètrise de son sujet que voici comme jamais exploité dans les profondeurs de sa complexité ... LE MIRACLE NOIR . <br /> <br /> merci à vous Mr Raphael de tout .
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B
en vous remerciant pour ces efforts épistémologique, ,je voudrais inviter tous ceux ceux qui sont assoiffés des conditions de souveraineté des pays du sud à redécouvrir substantiellement le leitmotiv fanonien qui semble posséder la clé du développement.Je m'exprime en rupture de ceux qui parlent d'utopisme en ce qui concerne le leitmotiv de Fanon.
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S
Oui, Fanon séduit avec ce texte. Raison pour laquelle il figure parmi les auteurs français les plus étudiés dans le monde universitaire. <br /> <br /> <br /> <br /> Quant à ta question, disons que la pensée de Frantz fanon refusant d'enfermer les humains dans des catégories raciales fait partie de l'idéal qu'il recherchait et que souligne si bien Michaël AZAR dans son essai COMPRENDRE FANON (voir mon billet). Fanon a beaucoup évolué, selon Michaël AZAR, entre "Peau noire, Masques blancs" et "Les damnés de la terre". Et même dans ce dernier texte, l'idéal de Frantz fanon reste aujourd'hui une utopie. En clair, que Fanon le veuille ou non, la réalité c'est que la couleur de la peau fait partie de la réalité et détermine les considérations sociales. Mais je n'oublie jamais que même si "l'idéal" n'est pas la réalité, il est ce vers quoi l'on tend en toute circonstance.
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G
Un très grand texte. Intelligent, pertinent, lucide. Quand on pense au contexte dans lequel Fanon a écrit, on se dit que cet homme était vraiment exceptionnel.<br /> <br /> <br /> <br /> Que penses-tu de la conclusion de Fanon? A savoir son refus d'être enfermé dans une catégorie raciale?
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S
Bonne lecture cher Guillaume ! Cela fait très longtemps que je me suis promis de lire ce livre que j'avais déjà tenu entre les mains quand j'étais étudiant. J'avais alors été rebuté par l'introduction trop technique qui présageait un contenu trop compliqué. <br /> <br /> <br /> <br /> Le texte est effectivement compliqué par moment. Disons qu'il donne l'impression d' un grand fouillis par moment mais indéniablement intéressant. et très riche. Heureusement qu'il est organisé par chapitres. <br /> <br /> <br /> <br /> J'ai été poussé à lire "Peau noire, masques blancs" par un petit essai que je viens d'acquérir et dont je viens de terminer la lecture. Il s'agit de "Comprendre Fanon" de Michaël AZAR, un professeur de philosophie suédois qui est assurément un bon connaisseur de la pensée de Fanon. C'est un petit livre d'une centaine de pages qui te plaira assurément. En tout cas, je le conseille vivement à tous ceux qui veulent comprendre la pensée de Fanon. Je publierai un billet sur cet essai bientôt. Cet essai va m'obliger à lire "Les damnés de la terre".
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